1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

3

La voie froide coupée, révolution et contre-révolution à l'ordre du jour


Qui défend, qui attaque les conquêtes d'Octobre ?

Quoi qu'en prétende Germain, la bureaucratie comme telle n'est pas globalement plus cultivée, plus intelligente que n'étaient les rustres bureaucratiques du stalinisme sous Staline, ni plus attachée au mode de production social issu de la révolution d'Octobre. En son sein se réfracte la lutte des classes et se développent des tendances fondamentalement opposées. C'est de la bureaucratie que surgissent les tendances restaurationnistes. A l'inverse existent également en son sein des tendances qui sont sensibles aux aspirations et aux besoins de la classe ouvrière. Le corset de fer de l'appareil comprime les forces centrifuges de la bureaucratie. L'épuration, la répression sont indispensables au maintien de l'équilibre entre les différentes composantes de la bureaucratie. Le rôle politique du P.C.U.S. correspond à cette nécessité et c'est pourquoi son fonctionnement est rigide, monolithique ; sinon, il éclaterait. Mais encore une fois, bien que chassée du pouvoir politique, la force sociale qui défend corps et âmes les rapports sociaux de production nés d'Octobre, qui a contraint la bureaucratie à les étendre à l'Europe de l'Est, c'est la classe ouvrière, la puissance fantastique qu'elle représente et qui surgirait inéluctablement si la bureaucratie éclatait en ses composantes. Elle oblige la bureaucratie du Kremlin à les respecter jusqu'à un certain point.

C'est cette puissance de la classe ouvrière, la crainte d'avoir à l'affronter qui obligea l'appareil stalinien au grand tournant des années 1928 29, après des hésitations, et qui l'a contraint à s'orienter vers l'industrialisation à outrance. Ce sont des profondeurs de la classe ouvrière et de la paysannerie kolkozienne que surgirent les forces qui devaient avoir raison de l'impérialisme allemand. C'est encore la possibilité d'ouvrir la porte à la pénétration des capitaux et des marchandises de l'impérialisme sans avoir à se heurter au prolétariat soviétique qui contraignit la bureaucratie du Kremlin à faire face, à sa manière, à l'impérialisme américain au lendemain de la deuxième guerre mondiale.

Les rapports entre la classe ouvrière soviétique et la bureaucratie du Kremlin sont ambigus. La classe ouvrière subit la bureaucratie parasitaire faute d'avoir trouvé les ressources et les moyens politiques de la renverser. Mais la bureaucratie du Kremlin est l'agent de la bourgeoisie au sein de l'Etat ouvrier :

« Admettons cependant que ni le parti révolutionnaire, ni le parti contre révolutionnaire ne s'emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l'Etat. L'évolution des rapports sociaux ne cesse pas. On ne peut certes pas penser que la bureaucratie abdiquera en faveur de l'égalité socialiste. Dès maintenant elle a du, malgré les inconvénients évidents de cette opération, rétablir les grades et les décorations ; il faudra inéluctablement qu'elle cherche appui par la suite dans les rapports de propriété. On objectera peut être que peu importe au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C'est ignorer l'instabilité des droits du bureaucrate et les problèmes de sa descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n'est pas tombé du ciel. Les privilèges que l'on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or, le droit de tester est inséparable du droit de propriété. il ne suffit pas d'être directeur du trust, il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante. » (L. Trotsky : La révolution trahie, pages 286 287, éd. B. Grasset).

Sans doute, s'exclameront les renégats de la IV° Internationale, et tout le cortège des adulateurs d'une bureaucratie civilisée, humanisée, intelligente, avec laquelle un Germain Mandel pourrait disserter finement, mais Trotsky écrivait ces lignes en 1935, il y a 35 ans, et pourtant les rapports sociaux de production nés de la révolution d'Octobre non seulement n'ont pas été renversés en U.R.S.S., mais encore ils ont été étendus à l'Europe de l'Est, sans même parler de la Chine ; n'est ce pas la preuve de « l'attachement (de la bureaucratie) à un mode de production et à une société qui ne sont pas capitalistes ». Une fois de plus, ils démontreront aussi combien ils sont éloignés du marxisme, du matérialisme dialectique. Ils font évoluer dans le vide, en soi, la bureaucratie du Kremlin (et les bureaucraties satellites). La bureaucratie du Kremlin (et les bureaucraties satellites) :

« continuent à défendre la propriété étatisée par crainte du prolétariat. Cette crainte salutaire est entretenue par le parti illégal des bolcheviks léninistes, qui est l'expression consciente du courant socialiste contre l'esprit de réaction bourgeoise dont est profon­dément pénétrée la bureaucratie thermidorienne. » (Idem page 284).

La politique et l'évolution propre de la bureaucratie du Kremlin procèdent des rapports entre les classes à l'échelle internationale et nationale. Bien qu'elle incarne « l'esprit de réaction bourgeoise », la bureaucratie du Kremlin a défendu l'U.R.S.S. contre l'impérialisme allemand. Mais dans la guerre comme dans la paix, « l'esprit de réaction bourgeoise » de la bureaucratie du Kremlin se manifeste : appel aux valeurs bourgeoises ; guerre conduite au nom de « la défense de la démocratie », du chauvinisme (« il n'est de bons allemands que ceux qui sont morts ». écrivait Ilya Ehrenbourg) ; appel aux souvenirs des grands ancêtres de la « Sainte Russie » de Souvarof à Koutouzov ; du sein de la bureaucratie surgirent les Vlassov, tout prêts à devenir les Quisling russes de l'impérialisme; facilités accordées aux tendances pro-­bourgeoises dans l'économie, en ce qui concerne l'agriculture et le commerce de détail, qui permît l'apparition de « millionnaires » ; dissolution de l'Internationale Communiste, et alignement total des P.C. des « pays démocratiques » derrière leurs bourgeoisies ; tendances profondes au sein de la bureaucratie à nouer des liens non seulement politiques, mais économiques avec l'impérialisme, afin d'associer l'impérialisme américain à la « reconstruction » de l'U.R.S.S. dévastée par la guerre. Au cours des premiers mois de la guerre, la bureaucratie était paniquée, en pleine décomposition, des couches importantes étaient prêtes aux pires abandons. La classe ouvrière et la paysannerie kolkhozienne furent les forces sociales qui contraignirent la bureaucratie à organiser la défense et la contre offensive. La crainte que ne surgissent des profondeurs du prolétariat russe, des traditions encore vivantes de l'armée rouge, de la révolution, du parti de Lénine et de Trotsky, les forces organisatrices et dirigeantes, qui eussent poursuivi la guerre contre l'impérialisme allemand au cas où la bureaucratie eût capitulé, furent des éléments décisifs qui aiguillonnèrent la bureaucratie. L'assassinat de Trotsky, à la veille de la guerre, par Staline, fut un acte de « sage précaution » de la bureaucratie. Elle redoutait instinctivement la crise, ne laissant d'autre recours, au cas de guerre catastrophique, que l'appel par les couches mêmes de la bureaucratie liées au prolétariat soviétique décidé à combattre jusqu'à la mort, au fondateur de l'Armée rouge, symbole encore vivant de la révolution d'Octobre.

Les pablistes renégats à la IV° Internationale et les « critiques » de gauche de la bureaucratie du Kremlin substituent, aux rapports politiques entre la bureaucratie et la classe ouvrière, la notion d'une « double nature » de celle ci, à la place de la contradiction qu'explique en toute clarté Trotsky :

« La bureaucratie soviétique a politiquement exproprié le prolétariat pour défendre par ses propres méthodes les conquêtes sociales du prolétariat. Mais le fait même qu'elle s'est appropriée le pouvoir dans un pays où les moyens de production les plus importants appartiennent à l'Etat crée entre elle et les richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les moyens de production appartiennent à l'Etat. L'Etat « appartient » en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports, encore tout à fait récents, se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. Mais cette hypothèse est encore prématurée. Le prolétariat n'a pas encore dit son dernier mot. La bureaucratie n'a pas encore créé de base sociale à sa domination, sous la forme de conditions particulières de propriété. Elle est obligée de défendre la propriété de l'Etat, source de son pouvoir et de ses revenus. Par cet aspect de cette activité, elle demeure l'instrument de la dictature du prolétariat. » (Idem page 282).

La bureaucratie n'a pas eu, jusqu'à présent, la force politique de transformer les rapports de propriété et de se transformer de couche sociale en classe sociale ; le mérite ne lui en revient pas, il revient au prolétariat soviétique. Faute d'avoir pu le faire, il lui faut gérer la propriété d'Etat source de son pouvoir et de ses revenus. Elle maintient le statu quo en U.R.S.S., elle aspire au statu quo dans le monde faute de pouvoir les modifier sans affronter le prolétariat. Au lendemain de la guerre, la bureaucratie du Kremlin est parvenue au sommet de sa puissance politique, mais, toujours à partir de rapports politiques déterminés avec le prolétariat de l'U.R.S.S. et le prolétariat mondial. Les impérialismes européens en pleine décomposition, les états bourgeois et l'économie capitaliste d'Europe ravagés, la bureaucratie du Kremlin utilisa sa puissance politique au service de l'impérialisme, de la reconstruction des états bourgeois et de l'économie capitaliste en Europe. Elle tenta même de reconstituer les états bourgeois démantelés de l'Europe de l'Est, tout en les contrôlant. Cependant, bien que cette activité contre révolutionnaire corresponde à ses tendances profondes, elle dut la mener au nom de la révolution russe, au nom du prolétariat soviétique et de sa victoire sur l'impérialisme allemand, source du prestige usurpé de la bureaucratie du Kremlin. Epuisé par 20 millions de morts, le prolétariat de l'U.R.S.S. restait quand même le garant des conquêtes de la révolution en U.R.S.S., et la bureaucratie devait se limiter à en rester la gestionnaire, grâce au monopole du pouvoir politique qu'elle détient au sein de l'Etat ouvrier dégénéré, sans réaliser ses tendances profondes. A nouveau, elle dut s'engager dans un cours qu'elle n'avait ni prévu, ni voulu, lorsque le dilemme s'est posé : ou laisser se reconstruire, sous l'impulsion de l'impérialisme américain, les états bourgeois et l'économie capitaliste en Europe de l'Est, notamment dans le cadre du plan Marshall, et laisser ouvertes ces voies de pénétration de l'impérialisme vers l'U.R.S.S., ou transformer les rapports sociaux de production en les alignant sur ceux de l'U.R.S.S. ; ou engager la guerre civile contre le prolétariat de l'U.R.S.S., briser son appareil contre-révolutionnaire international, rompre avec le prolétariat mondial, et se désagréger elle même en ses composantes, ou procéder à la transformation des rapports de production dans les pays de l'Europe de l'Est, en utilisant sa puissance politique, par un appel contrôlé aux prolétariats de ces pays, pour ensuite réprimer avec d'autant plus de brutalité toute vélléité d'indépendance à son égard. Compte tenu des rapports politiques entre le prolétariat d'U.R.S.S. et les prolétariats d'Europe de l'Est, le prolétariat mondial et la bureaucratie du Kremlin, compte-tenu de la déliquescence des bourgeoisies européennes, des rapports politiques entre l'impérialisme mondial et la bureaucratie du Kremlin, à ce moment, elle dut avoir recours à la seconde solution : « par cet aspect, elle demeurait l'instrument de la dictature du prolétariat » en U.R.S.S. et de l'édification d'états ouvriers déformés en Europe de l'Est. La modification du statu quo, au détriment de l'impérialisme et à l'avantage du prolétariat, résultait de la force du prolétariat et de ses aspirations, de la crise de l'impérialisme, et singulièrement des bourgeoisies et impérialismes eux mêmes. La bureaucratie du Kremlin se servait de sa puissance politique pour déformer et contenir la vague révolutionnaire. La dictature bonapartiste étendait à l'Europe de l'Est les méthodes répressives les plus barbares utilisées en U.R.S.S. au cours des années 30, et les reprenait en U.R.S.S. afin de contenir les forces centrifuges au sein de la bureaucratie du Kremlin. Elle acceptait d'engager la course aux armements, la guerre froide avec l'impérialisme, tout autant afin de défendre l'U.R.S.S. contre l'impérialisme, que comme méthode destinée à corseter, en U.R.S.S. et dans les pays de l'Europe de l'Est, le prolétariat et les forces centrifuges de la bureaucratie.


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