1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

3

La voie froide coupée, révolution et contre-révolution à l'ordre du jour


La bureaucratie du Kremlin applique le plan Nixon

Les contradictions internes du système impérialiste mondial, de la bureaucratie du Kremlin et de son appareil international sont du même coup considérablement renforcées. Comme nous l'avons déjà noté, les oppositions, les clivages, se multiplient entre les différentes puissances impérialistes et à l'intérieur de chaque bourgeoisie, à l'intérieur de la bureaucratie du Kremlin et de son appareil international. Des divergences politiques naissent et se conjuguent aux conflits d'intérêts. Comment faire face à cette nouvelle irruption du prolétariat mondial, dont après tout la grève générale française et la lutte du prolétariat et du peuple tchécoslovaques sont seulement les préliminaires ? Comment, dans ces conditions, éluder la crise économique qui menace et risque de disloquer le système impérialiste mondial ? Comment aborder la crise de la planification due à sa gestion par les bureaucraties parasitaires et quelles solutions lui donner ? Il est impossible, pour l'impérialisme, comme pour les bureaucraties parasitaires, d'isoler ces questions les unes des autres : toutes en effet se ramènent à leurs rapports avec le prolétariat qui conditionnent leurs rapports entre eux. Accentuer l'offensive contre la classe ouvrière est plus que jamais indispensable mais plein de risques. Tenter de maintenir en l'état la situation actuelle diffère toutes solutions et rend finalement les contradictions plus explosives.

La bourgeoisie, l'impérialisme, les bureaucraties parasitaires, ne peuvent rester immobiles. Ils tentent d'éluder la crise du système monétaire international par des compromis entre impérialismes, mais qui, comme nous l'avons vu, ne sont que des palliatifs et qui jouent principalement à l'avantage immédiat de l'impérialisme américain. Ils continuent à utiliser au maximum les appareils social démocrates, ceux des organisations syndicales et surtout la bureaucratie du Kremlin et son appareil international pour contenir et si possible refouler la classe ouvrière. C'est ainsi que fut disloquée et liquidée la grève générale française, que la chute de de Gaulle ne put être exploitée par le prolétariat français. En Allemagne occidentale, la petite coalition, libéraux   sociaux démocrates, qui donne le rôle majeur à la social démocratie, fut substituée à la grande coalition, C.D.U. S.P.D. où la démocratie chrétienne dominait, en raison de la poussée ouvrière qui s'est exprimée aussi bien par les grèves de septembre 1969 qu'au cours des élections.

La direction du Labour Party étant impuissante à imposer la politique des revenus et la législation antigrève et antisyndicale, le parti conservateur a repris le pouvoir. Les dirigeants du L.P. restent néanmoins au service de Sa Majesté, cette fois comme « opposition ». Lorsque, malgré les efforts de la direction des Trades Unions, éclate la grève des dockers, le gouvernement décrète « l'état d'urgence » qui l'autorise à utiliser la troupe pour essayer de briser la grève des dockers, les députés du Labour Party affirment leur accord. Plus subtilement, mais non moins perfidement, en Italie, en France, les dirigeants des organisations ouvrières traditionnelles et principalement en raison de leur influence, ceux du P.C.F. et du P.C.I., désavouent, aseptisent, ou plus simplement brisent l'unité du prolétariat et fourvoient sur une voie de garage les luttes ouvrières.

Aux U.S.A., on constate les mêmes rapports entre le gouvernement, la bourgeoisie, l'appareil de l'A.F.L. C.I.O. La lutte des noirs ne peut aboutir par elle même mais elle est d'une importance primordiale en ce qu'elle met en mouvement la partie la plus exploitée du prolétariat américain. L'appareil de l'A.F.L. C.I.O. isole autant qu'il est en son pouvoir le prolétariat noir du prolétariat blanc. Après avoir été longtemps confinée aux campus des universités, à certaines sections « libérales » de la petite bourgeoisie américaine et à une fraction de la bourgeoisie angoissée par ses conséquences, la lutte contre la guerre impérialiste au Vietnam à s'étendre à quelques couches du prolétariat américain, la direction de l'A.F.L. C.I.O. soutient pour sa part la guerre de « son » impérialisme contre les ouvriers et paysans du Vietnam. L'importance de la grève des postiers américains dépasse de loin le rôle de cette corporation : pour la première fois, des fonctionnaires qui n'ont pas le droit de grève, qui sont assermentés, se dressent contre l'état bourgeois dont ils sont censés être une partie constituante. Si Nixon évoque la nécessité d'avoir recours aux U.S.A. à la politique des revenus, ce n'est pas étranger à mouvement qui annonce que dans les profondeurs de la classe ouvrière américaine un mûrissement s'opère, générateur de grandes luttes susceptibles de mettre en cause le sacro saint appareil d'état bourgeois des U.S.A. Nixon, en avançant la politique des revenus, signifie qu'il en appelle à l'appareil de l'A.F.L. C.I.O. contre le prolétariat américain et lui demande de la « discipliner ».

Combien significatifs sont les réajustements de la politique de l'impérialisme à la suite de la grève générale française et de la lutte du prolétariat tchécoslovaque qui engageait le processus de la révolution politique, surtout ceux auxquels procèdent l'impérialisme américain ; systématiquement et ouvertement, il recourt à la bureaucratie du Kremlin. Naturellement la bourgeoisie mondiale, sauf quelques effets de propa­gande, laisse entièrement les mains libres à la bureaucratie du Kremlin et aux bureaucraties satellites intervenant militairement contre la classe ouvrière et le peuple tchécoslovaques. Qui plus est, la bureaucratie du Kremlin dépêchait, à deux reprises, ses ambassadeurs à Washington, à Londres, à Paris, à Bonn, expliquer aux gouvernements des principales puissances impérialistes le comment et le pourquoi de son intervention militaire en Tchécoslovaquie. Que les ambassadeurs de la bureaucratie du Kremlin viennent an rapport auprès des gouvernements des principales puissances impérialistes illustre quels sont les véritables bénéficiaires de la répression contre le prolétariat et le peuple tchécoslovaques, l'impérialisme, les tendances pro bourgeoises en U.R.S.S. et dans les pays de l'Europe de l'Est. Du même coup, le type de rapports politiques qui se renforcent entre l'impérialisme et la bureaucratie du Kremlin est également mis en évidence.

Johnson à la fin de son mandat et Nixon au début du sien ont parfaitement saisi les implications décisives pour la lutte de classe mondiale de la grève générale de mai juin 1968 et du processus de révolution politique engagé en Tchécoslovaquie. Johnson apporta son soutien politique à de Gaulle après la grève générale. Il comprenait fort bien que la chute de de Gaulle consacrerait l'échec de toute une politique. A partir des défaites infligées aux prolétariats hongrois et français, qui redonnaient l'initiative à l'impérialisme mondial, l'offensive impérialiste attaquait les ouvriers et paysans vietnamiens, préparait l'encerclement de la Chine et la guerre contre elle. Le prolétariat d'Europe était supposé subir de nouvelles défaites, Dès les premières semaines de sa prise de fonctions, Nixon effectuait une tournée en Europe. Il prenait directement contact avec les gouvernements européens et leur affirmait son soutien. Il s'agissait de réajuster la politique de l'impérialisme mondial, en fonction des développements de la lutte des classes en Europe et de leur portée mondiale. Plus tard, il allait en Roumanie affirmer après l'intervention en Tchécoslovaquie la poussée de l'impérialisme vers l'Europe de l'Est et l'U.R.S.S. Mais il faut citer quelques extraits d'un discours qu'il prononça à la suite de son voyage en Europe :

« L'Europe devrait avoir sa propre position indépendante... notre intérêt n'est plus que les Etats Unis dominent l'Alliance ».

Derrière ces mots, diverses préoccupations : donner au capitalisme européen une liberté plus grande de mouvement, compte tenu des rapports entre les classes et contradictoirement leur faire porter une part plus lourde des charges de défense du système impérialiste mondial. Ensuite, vient le satisfecit et l'appel à la bureaucratie du Kremlin :

« En ce qui concerne la guerre au Vietnam, l'Union soviétique a été utile pour engager les conversations de Paris. Sans sa coopération, il serait difficile d'avancer aussi rapidement qu'on le voudrait vers la paix »,

et encore :

« Sans la coopération de l'union soviétique le Moyen Orient va continuer à être une zone terriblement dangereuse ».

En toute franchise, Nixon énonce la mission dont l'impérialisme charge la bureaucratie du Kremlin. Il lui demande de décupler ses efforts et d'imposer une « solution » au Vietnam : même s'il faut respecter certaines formes, elle doit obtenir une capitulation du gouvernement du Nord-Vietnam, du parti des travailleurs vietnamiens, et du Front national de libération. Nixon sait d'expérience qu'il peut compter sur le Kremlin, et, d'autre part, les prises de position du gouvernement nord vietnamien, des dirigeants du parti des travailleurs vietnamiens, qui approuvèrent l'intervention militaire en Tchécoslovaquie, démontrent leur dépendance politique à l'égard du Kremlin. Elle résulte de leur conception étroitement militaire et nationaliste de la lutte contre l'impérialisme, tandis que le programme du F.N.L. ne dépasse pas les limites de la « démocratie avancée », comme diraient les dirigeants du P.C.F., adaptée aux pays économiquement arriérés, et il accepte la partition du Vietnam en deux.

Le coup d'état militaire au Cambodge, l'intervention des troupes américaines et des troupes du gouvernement de Saigon; confirment que, malgré un retrait partiel des troupes américaines du Vietnam Sud, l'impérialisme américain poursuit les mêmes objectifs ; il étend la guerre à toute la péninsule indochinoise, saigne les ouvriers et paysans, s'efforce d'encercler le Nord Vietnain. La réplique des dirigeants du Nord Vietnam et du F.N.L. qui constituent avec le prince Sihanouk une sorte de front patriotique indochinois contre l'impérialisme américain, visiblement sous l'inspiration et l'impulsion des dirigeants du P.C. et du gouvernement chinois, limite encore plus étroitement à « la lutte nationale » le programme du F.N.L. : la bourgeoisie « nationale » et les grands propriétaires fonciers ne doivent pas être mis en cause. Cela donne encore plus de relief à la politique de la bureaucratie du Kremlin et au sens de son intervention au Vietnam, qui évite jusqu'alors de reconnaître le gouvernement du prince Sihanouk. Elle cherche visiblement le moyen d'entériner le coup d'état militaire au Cambodge et par suite d'appuyer en pratique la politique de. l'impérialisme américain ; il reste que tant que la détermination des ouvriers et paysans du Vietnam ne faiblira pas et que l'impérialisme sera relativement entravé dans son action militaire par le développement de la lutte des classes aux U.S.A., en Europe et ailleurs, la politique de l'impérialisme U.S. est plus facile à définir qu'a réaliser. La dialectique des rapports entre les classes est néanmoins telle que justement pour ces raisons, la pression du Kremlin se fait et se fera plus cynique, plus ouverte, plus brutale sur les dirigeants du Nord et du Sud Vietnam.

Le Kremlin réalise point par point le programme que lui a tracé Nixon. Les dirigeants de l'état d'Israël pris à la gorge ont pratiqué la fuite en avant. L'état d'Israël est une construction artificielle de l'impérialisme, son gendarme dans cette région du monde contre les masses arabes, un bastion avancé en vue de la défense des sources de pétrole du Moyen Orient. Le sionisme fait contre point au « nationalisme arabe » qui bloque la lutte des classes dans les pays arabes, comme le « nationalisme arabe » est le contrepoint nécessaire au « sionisme » qui bloque la lutte des classes dans « l'état d'Israël ».

Par la guerre contre « la menace arabe », les dirigeants israéliens ont tenté de réunifier la « nation israélienne » fort mal en point. Elle était à la veille d'une crise peut être irrémédiable. En six jours, ils ont écrasé les armées des états arabes vermoulus. Agissant ainsi, ils ont outrepassé le rôle que leur assigne l'impérialisme et principalement l'impérialisme américain. Seul s'étonneront qu'il puisse en être ainsi ceux qui croient au super impérialisme, ou encore qui imaginent que les rapports à l'intérieur de chaque bourgeoisie et de l'impérialisme mondial sont harmonieux et parfaitement centralisés, qu'il suffit que Washington donne ses ordres par téléphone selon un plan dont il décide souverainement. Déjà, tout satellite de l'impérialisme américain que soit l'état d'Israël, en novembre 1956, ses dirigeants participaient aux côtés des gouvernements anglais et français (Eden en Angleterre, qui ne s'en est jamais relevé, Mollet en France dont ce fut « l'apothéose ») à la préparation de l'expédition contre l'Egypte aux fins d'occuper le canal de Suez que venait de nationaliser Nasser. La « brillante » opération militaire réalisée, les conquérants anglais français-israéliens se replièrent avec non moins de brio, sous la pression de l'impérialisme américain et de la bureaucratie du Kremlin qui ensemble, sauvèrent une première fois le régime de Nasser de l'effondrement.

Par leur guerre des « Six jours », les dirigeants israéliens détruisaient le fragile équilibre dont dépend l'ordre impérialiste au Moyen Orient, qui implique et l'état d'Israël et des régimes du genre Nasser, et le « sionisme » et le «nationalisme arabe ». Nasser et son régime, une fois encore, étaient à la limite de l'effondrement. Le risque était grand qu'une suite de convulsions incontrolables résulte de la chute de Nasser. Le soutien de la bureaucratie du Kremlin a sauvé Nasser et son régime. Sans doute la bureaucratie du Kremlin a t elle pris pied en Egypte, pénétré en Méditerranée orientale. Depuis bientôt trois ans, d'innombrables « commentateurs » y virent un nouveau point de friction entre les U.S.A. et la bureaucratie du Kremlin, une épreuve de force entre eux, tournant à l'avantage de celle ci. Il n'est pas douteux que la bureaucratie du Kremlin s'efforcera au cours de ses rapports avec l'impérialisme de tirer avantage du rôle de tuteur du régime de Nasser qu'elle joue grâce à la guerre des Six jours.

Ce n'est pourtant pas l'essentiel. En totale conformité avec les intérêts généraux de l'impérialisme au Moyen Orient, la politique de la bureaucratie du Kremlin sauvait du chaos cette région du monde. Il reste à ramener la « paix » et à stabiliser quelque peu la situation. Nixon avait parfaitement raison d'avoir confiance en la bureaucratie du Kremlin. « L'allié » Nasser éprouve ce que signifie l'aide du Kremlin, la présence amicale et coopérative des techniciens russes. Après un séjour de plusieurs semaines à Moscou, il entérine le plan du secrétaire d'état Rogers (en toute indépendance, bien sûr), lequel vise à rétablir la situation antérieure, avec quelques petites compensations pour Israël toutefois : reconnaissance de facto, sinon de jure, de l'état d'Israël, vraisemblablement des modifications de frontières, Jérusalem, une partie de Cisjordanie, du plateau de Golan, resteront aux mains d'Israël ; le contrôle de l'O.N.U. sera imposé, c'est-­à dire celui de l'impérialisme. Quant au peuple palestinien, il n'en est pas même question.

La première phase de l'application du plan Rogers est en œuvre : les mouvements nationalistes palestiniens mesurent toute la chaleureuse solidarité des états arabes envers le peuple frère de Palestine. Nasser a entrepris, ce que n'a pu réaliser son « frère », le roi Hussein de Jordanie, les mettre au pas. Eventuellement le peuple frère de Palestine pourrait apprécier l'efficacité des mitrailleuses fournies généreusement par le grand allié du Kremlin.

Rien n'est encore joué : il reste à savoir les réactions des peuples arabes. Mais une fois encore la bureaucratie du Kremlin donne la mesure de sa fidélité au maintien de l'ordre bourgeois, à l'équilibre du système impérialiste mondial.

Les relations entre la bureaucratie polonaise et le régime de Franco contre le prolétariat espagnol, s'intègrent à l'étroite coopération des bureaucraties contre révolutionnaires qui se renforcent d'autant plus que menace la révolution prolétarienne. La fourniture à Franco du charbon nécessaire à briser la grève des mineurs des Asturies n'est pas un acte commercial « normal ». Elle constitue un acte politique contre révolutionnaire délibéré, dont par ailleurs la bureaucratie du Kremlin est coutumière. Ainsi apporte t elle sa coopération économique « désintéressée » aux sauvages dictatures dAmérique latine, resserre t elle ses relations de toutes sortes avec le régime des colonels grecs.

L'imminence de la révolution et la concentration des contradictions de classes en Europe accentuent l'action contre révolutionnaire de la bureaucratie du Kremlin, de son appareil international, des bureaucraties satellites. La lutte du stalinisme contre le prolétariat de l'Ouest comme de l'Est devient plus vive et plus directe. Les bureaucraties parasitaires et la bureaucratie du Kremlin cherchent de plus en plus à nouer des liens, ou à les renforcer, avec les impérialismes les plus puissants. La logique de la lutte contre le prolétariat est implacable. L'impérialisme américain remit sur pied le capitalisme allemand en Europe et le capitalisme japonais en Asie. Les exigences de la lutte des classes l'y contraignaient. Mais la puissance du capital américain, les relations politiques et économiques qu'elle lui permettait de nouer avec le capital allemand et japonais, lui donnait les moyens de les contrôler. Les quelques inconvénients qui en résultaient comptaient peu, comparés aux avantages que retirait, dans la lutte des classes mondiales, l'impérialisme américain du renflouement des bourgeoisies allemande et japonaise.

Il en allait différemment des bourgeoisies anglaise et française : de redoutables concurrents un moment écartés réapparaissaient. La bourgeoisie française savait que, la puissante bourgeoisie allemande renaissante, la prééminence en Europe de l'Ouest aussi bien économique que politique lui échapperait tôt ou tard. Mais c'était à échéance. Et surtout aussi bien la remise en selle de la bourgeoisie allemande que celle de la bourgeoisie japonaise était indispensable au système capitaliste dans son ensemble. A juste titre, la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites ont toujours ressenti comme une menace contre l'U.R.S.S. et les pays de l'Europe de l'Est la renaissance des impérialismes japonais et allemand, évidemment principalement allemand. Elles ne purent s'y opposer. Il était impossible à l'impérialisme comme à la bureaucratie du Kremlin de laisser le puissant prolétariat allemand s'engager dans des luttes convulsives, au milieu de l'Europe chancelante. En dernière analyse, l'équilibre du système impérialiste mondial importe autant à la bureaucratie du Kremlin et aux bureaucraties satellites qu'à la bourgeoisie de chaque pays. Enfin, il n'y avait pas d'autres moyens de s'opposer à la renaissance des impérialismes allemand et japonais que la révolution prolétarienne... éventualité dont la simple évocation terrorise les bureaucraties parasitaires.

A la renaissance de la bourgeoisie et de l'impérialisme allemands, la bureaucratie du Kremlin riposta en consacrant la division de l'Allemagne en deux. Dans les limites de sa zone d'occupation, elle créa de toutes pièces, bureaucratiquement et artificiellement, un nouvel état placé sous son contrôle direct : la R.D.A. Un monstre ! L'économie de cette partie de l'Allemagne n'était viable qu'intégrée à l'ensemble de l’économie allemande. De plus, après les démontages d'usines entières des années de­ l'immédiat après guerre, ainsi que tous les pays de de l'Est, la R.D.A. subissait et subit toujours un pillage plus raffine, par le truchement de la « coopération » et des accords économiques imposés par la bureaucratie du Kremlin qui exporte de cette façon les contradictions et les distorsions de l'économie de l’URSS.

Le mur de Berlin témoigne des brillants résultats de cette politique : la classe ouvrière, la paysannerie pendant des années ont fui la RDA. La R.D.A. se vidait de sa substance sociale, de la force productive par excellence : le prolétariat. La création de la R.D.A. accroissait considéra­blement les contradictions en Europe de l'Est. Et si le mur de Berlin, en transformant la R.D.A. en un vaste camp de concentration, obligeait le prolétariat de cette partie de l'Allemagne à rester sur place et à participer à la « construction du socialisme », les contradictions demeuraient. La R.D.A. reste particulièrement instable. Elle constitue un des points les plus faibles du système que contrôle la bureaucratie du Kremlin. Elle aggrave les tendances à sa dislocation. La bureaucratie du Kremlin peut moins qu'ailleurs en Europe de l'Est relâcher son contrôle sur la R.D.A. sans courir les plus grands risques.

Depuis des années, la bureaucratie du Kremlin favorisait les manœuvres de l'impérialisme français qui s'évertue à conserver sous une certaine tutelle politique la bourgeoisie allemande. Le parti communiste français était le spécialiste de la lutte contre les « revanchards allemands ». L'alliance franco soviétique était présentée comme la garantie du maintien de la « paix en Europe ». Les dirigeants du P.C.F. au nom d'un nationalisme échevelé firent bloc en 1952 1954 avec les gaullistes les plus réactionnaires contre la communauté européenne de défense. Mais ils ne purent empêcher le traité instituant la C.E.D. repoussé par le Parlement que les traités de Londres et de Paris organisent, dans le cadre du pacte atlantique et de l'OTAN, le réarmement (le l'Allemagne de l'Ouest. Ils dénoncèrent vigoureusement le traité qui instituait la Communauté économique européenne car elle devait nécessairement bénéficier au capitalisme le plus puissant d'Europe : le capital allemand. Ils considèrent « comme positive » la politique extérieure de De Gaulle pour autant qu'elle renouvelait l'alliance de l'impérialisme français et de la bureaucratie du Kremlin dont l'un des aspects est de faire contrepoids à l'impérialisme allemand en Europe. Il est vrai que la bourgeoisie française pour sa part n'était pas d'une fidélité absolue à cette politique qui tendait à maintenir en Europe la bourgeois allemande en laisse.

Les réalités du maintien de l'ordre impérialiste et les rapports de force inter impérialistes s'imposaient à elle. La bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites, devaient également faire de nombreux accrocs à cette politique, poussées par leurs besoins de nouer des relations économiques avec l'impérialisme allemand et en fonction des rapports de force réels en Europe Dès 1955, le chancelier Adenauer était reçu en grande pompe à Moscou. Le Kremlin et Bonn échangeaient des ambassadeurs. Depuis 1952, les contacts se nouaient entre la R.F.A., ses hommes d'affaires, ses représentants politiques et les bureaucraties de­ pays de l'Europe de l'Est. De son coté, le gouvernement de la R.F.A., Kissinger  Brandt abandonnait la doctrine Halstein, selon laquelle la R.F.A. romprait ou n’établirait pas de relations diplomatiques avec tout gouvernement qui reconnaîtrait le gouvernement de la R.D.A. Cependant, la neutralisation de la RFA restait un des axes de la politique du Kremlin en Europe.

La bureaucratie du Kremlin, celle de la R.D.A., de Pologne, prétendirent justifier leur intervention militaire en raison de la pénétration des agents du gouvernement de la R.F.A. en Tchécoslovaquie, de la frontière ouverte entre la R.F.A. et la Tchécoslovaquie, de la menace impérialiste qui s'en suivait pour tous les pays de l'Europe de l'Est et en U.R.S.S. Mais depuis un an, la bureaucratie du Kremlin et la bureaucratie polonaise opèrent un tournant politique majeur, et la bureaucratie de la R.D,A, n'a pu qu’emboîter le pas. La bureaucratie du Kremlin se prépare a reconnaître la prééminence, parmi les puissances impérialistes d'Europe, à l'impérialisme allemand, à nouer des relations politiques et économiques avec la République fédérale allemande qui lui assurent en principe et en pratique ce rôle. La bureaucratie polonaise lui emboîte le pas si elle ne la précède. La bureaucratie de la R.D.A., vaille que vaille, est obligée de suivre.

La bureaucratie polonaise a engagé des négociations avec le gouvernement de la R.F.A., par dessus le gouvernement « allié et ami » de la R.D.A. Visiblement, il lui importe surtout d'obtenir des marchandises et sous des formes diverses des capitaux allemands afin de tenter de surmonter les contradictions économiques qui l'assaillent. Tout juste réclame t elle ce qui fut le leitmotiv de sa politique étrangère depuis vingt cinq ans : la reconnaissance de la frontière Oder Neisse. En tout cas elle se désintéresse complètement du sort de la R.D.A. qui se débrouillera elle même.

La bureaucratie du Kremlin poursuit des buts identiques. Le grand accord qu'elle négocie actuellement serait intitulé « Traité de non recours à la force et de coopération entre l'U.R.S.S. et la République fédérale allemande ». La Pravda mène une campagne insistante sur la coopération économique entre l'U.R.S.S. et les pays de l'Europe occidentale au premier rang desquels l'Allemagne fédérale. Mais elle ne peut esquiver, pas plus que l'impérialisme allemand, les redoutables questions que soulèvent l'existence de la R.D.A. et le statut de Berlin. Sous sa contrainte, le gouvernement de l'Allemagne de l'Est a dû engager des discussions politiques avec la R.F.A. C'est naturellement pour son propre compte que la bourgeoisie allemande négocie avec la bureaucratie du Kremlin : elle affirme qu'elle recouvre la plénitude de ses droits politiques ; elle fait reconnaître sa place de première puissance impérialiste d'Europe et son droit de traiter d'égal à égal avec la bureaucratie du Kremlin ; elle impose sa pénétration politique et la pénétration de ses marchandises et de ses capitaux en Europe de l'Est et jusqu'en U.R.S.S., en utilisant le canal le plus efficace pour y parvenir: celui que met à sa disposition la bureaucratie du Kremlin. Mais elle s'engage dans cette voie également au compte du système impérialiste dans son ensemble. Les ambassadeurs des U.S.A., d'Angleterre et de France à Moscou sont tenus quotidiennement au courant des négociations et, par eux, leurs gouvernements, et surtout la politique de la bourgeoisie allemande participe de l'orientation définie par la dernière session du Conseil atlantique qui se prononçait pour une conférence européenne avec la participation de l'impérialisme américain dont l'un des buts serait la libre circulation des idées, des personnes et des biens en Europe : langage sans équivoque qui signifie pénétration du capital et des marchandises en Europe de l'Est.

Tournant politique d'une importance mondiale et capitale : la bureaucratie du Kremlin réordonne sa politique en fonction des rapports de force entre les différents impérialismes européens et entre elle et l'impérialisme allemand. Cette dernière affirmation peut sembler hasardeuse. Elle le serait pour quiconque apprécierait les rapports de force indépendamment de la lutte des classes. Redoutant la mobilisation de classe du prolétariat d'Europe de l'Ouest et de l'Est, dont les luttes s'alimentent réciproquement, se rejoignent en un même combat, la bureaucratie du Kremlin prend appui sur l'impérialisme allemand contre le prolétariat européen. Elle a besoin de lui aussi bien du point de vue économique que comme centre du maintien de l'ordre en Europe. Il s'agit d'une conséquence directe de la grève générale de mai-­juin 1968 en France et beaucoup plus immédiatement encore d'un développement consécutif à l'intervention militaire de la bureaucratie du Kremlin contre le peuple et le prolétariat tchécoslovaques.

La logique de fer de la lutte des classes s'était déjà imposée à la bureaucratie du Kremlin prenant conscience d'elle même et de ses intérêts spécifiques lorsqu’elle imposa au parti communiste allemand une politique qui contribua à laisser Hitler s'emparer du pouvoir sans que le prolétariat allemand puisse engager le combat : plutôt Hitler que la révolution prolétarienne en Allemagne, tel fut le sens de cette politique. L'accord germano russe de 1939 devait en résulter . Staline tentait désespérément d'éloigner le spectre de la guerre contre l'U.R.S.S. Il devait au contraire précipiter ainsi la deuxième guerre impérialiste mondiale et donner à Hitler les moyens d'asservir l'Europe avant qu'il se précipite contre l'U.R.S.S. Ensuite la même logique de classe a guidé la bureaucratie du Kremlin et les impérialismes américain, anglais, français, à la fin de la guerre : boucher toute perspective révolutionnaire au prolétariat allemand en l'écrasant, en le divisant en deux, leur était indispensable. L'accord actuel, entre la bureaucratie du Kremlin et l'impérialisme allemand, obéit à la même logique de classe, mais en des circonstances différentes. La coopération contre révolutionnaire entre l'impérialisme et la bureaucratie du Kremlin exige que le capitalisme en Allemagne soit fort et stable, qu'il serve de point d'appui contre le prolétariat de l'Europe entière.

Réciproquement le prolétariat allemand et la bourgeoisie allemande sont au centre, sont déterminants dans la lutte de classes en Europe et dans le monde. La révolution montante en Europe, qui unifie en un même processus la révolution sociale et la révolution politique, en contre partie déterminé l'accord contre révolutionnaire entre la bourgeoisie allemande et la bureaucratie du Kremlin. D'autant plus que chaque état allemand qui résulte de la division de l'Allemagne en deux systèmes sociaux, est monstrueux à sa façon. Pas plus la République fédérale allemande que la République démocratique allemande ne peuvent se maintenir telles qu'elles sont. Le capital allemand doit s'ouvrir une voie à l'Est, son mouvement naturel, si l'on peut dire, le porte à réinvestir l'Allemagne de l'Est, à s'étendre dans toute l'Europe de l'Est, à plus ou moins longue échéance : c'est pour lui une question vitale. Les rapports de production établis en Allemagne de l'Est exigent plus brutalement encore que dans tous les autres pays de l'Europe de l'Est d'être étendus à toute l'Allemagne d'abord, a l'Europe entière ensuite, et dans le même mouvement d'être libérés des bureaucraties parasitaires. La bureaucratie du Kremlin ouvre la porte à la solution impérialiste à l'unité de l'Europe, par peur de la révolution socialiste en Europe. Assaillie par le prolétariat de l'Europe de l'Est et de l'U.R.S.S., elle s'en remet à l'impérialisme allemand.

Assurément, il ne s'agit encore que du début de ce cours politique. La bureaucratie du Kremlin s'efforcera d'obtenir des « garanties », de limiter la pénétration du capital allemand. Elle s'efforcera qu'en échange de la pénétration du capital allemand en Europe de l'Est, la bourgeoisie allemande ratifie sa mainmise politique sur l'Europe de l'Est. La concrétisation en serait la reconnaissance, au moins de facto, par le gouvernement de la R.F.A. du gouvernement de la R.D.A.

Cet objectif n'est pas hors de portée. Assorti du droit reconnu à la nation allemande de se réunifier à plus ou moins longue échéance. Une telle clause réserverait l'avenir à l'impérialisme allemand. Un compromis de ce genre conviendrait actuellement à la bourgeoisie allemande, qui dans les rapports entre les classes qui existent aujourd'hui en Europe redoute l'unité allemande, qui libérerait l'énergie révolutionnaire du prolétariat allemand. L'unité de l'Allemagne ne peut se réaliser que sur la base d'un seul mode de production sociale. La classe ouvrière allemande réunifiée, libérée de l'oppression écrasante de la bureaucratie du Kremlin, de la hantise du stalinisme, puissamment organisée à l'Ouest, engagerait inéluctablement le combat, unissant la lutte pour l'expropriation de la bourgeoisie a celle pour le pouvoir des travailleurs, la gestion des rapports sociaux, de type socialiste par la démocratie prolétarienne ; l'unité de l’Allemagne réaliserait actuellement un mélange révolutionnaire détonnant qui bouleverserait l'Europe. Or les fins de la bourgeoisie allemande et de la bureaucratie du Kremlin sont justement de coaliser leurs forces contre le prolétariat d'Europe. Là est le fondement de l'accord qu'elles préparent.

La bourgeoisie, l'impérialisme allemand, comme l'impérialisme mondial sont pleinement conscients que la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites sont les véhicules de la pénétration impérialiste en Europe de l'Est et en U.R.S.S., que les forces sociales restaurationnistes sur lesquelles il leur faut s'appuyer sont internes aux bureaucraties parasitaires. De même ils savent que l'ordre bourgeois ne tient en Europe qu'en raison de la politique des bureaucraties réformistes, de l'appareil international du stalinisme, des appareils syndicaux, qu'ils continuent à utiliser lorsqu'ils tentent de reprendre l'initiative politique contre le prolétariat. Il est significatif que le « nouvel ordre européen » dont a besoin l'impérialisme soit négocié entre le gouvernement social démocrate de Brandt et la bureaucratie du Kremlin, contre le prolétariat d'Europe.


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