1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

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Hégémonie du prolétariat, Front Unique Ouvrier, question du pouvoir


Les illusions de la grève générale et du « printemps des peuples »

Mais la conscience « spontanée » de la classe ouvrière ne correspond pas automatiquement à la mission historique du prolétariat. Elle est une donnée historique nullement déterminée une fois pour toute, qui dépend de multiples rapports.

Alors que la politique du P.C.F., du P.S., des appareils s'adaptait à celle de De Gaulle, la résistance de la classe ouvrière s'affirmait. Dévier les luttes, fractionner la classe, pulvériser ses actions par le moyen des grèves tournantes était la tactique utilisée par les appareils face aux aspirations au combat des travailleurs. La classe ouvrière tendait à son unité de combat. Le mot d'ordre du « tous ensemble » répondait à ses besoins. Mais le contrôle de sa centralisation comme classe, par le truchement des appareils syndicaux et des partis ouvriers, donnait à ces appareils la possibilité de bloquer la réalisation du « tous ensemble ». La classe ouvrière, pour se mobiliser comme classe, avait besoin d'un catalyseur. Ce rôle fut joué par les luttes étudiantes. La manifestation du 13 mai a soudé les rangs de la classe ouvrière et a donné à la lutte, d'emblée, un caractère politique. L'intervention des militants de l'O.C.I., de Révoltes, de la F.E.R. allait délibérément dans le sens de la mobilisation de la classe ouvrière comme classe. Depuis plusieurs années, ils intervenaient à l'intérieur de la classe ouvrière sur la ligne du combat unifié, mais sans conditionner l'entrée en lutte d'une corporation au « tous ensemble » ; leur orientation était de réaliser partout les conditions politiques du combat et de l'engager dès lors que celles ci existaient dans une corporation, un secteur déterminé. L'orientation de lutte pour des conférences ouvrières et démocratiques exprimait cette politique : elle concrétisait l'action politique pour le Front Unique des organisations ouvrières, sous le contrôle démocratique des travailleurs. Pour fournir un exemple, il suffit de citer « Informations Ouvrières » des premiers jours de mai :

« Lorsque l'on considère la situation actuelle, il est important de constater le soin que mettent patronat et gouvernement à éviter un affrontement direct avec quelques corporations clé dans une lutte réelle : grève jusqu'à satisfaction des revendications avec manifestations devant les ministères responsables. Ils savent que de tels mouvements, à la S.N.C.F., à l'E.D.F., à la R.A.T.P., chez les postiers, les mineurs, les métallos, seraient les catalyseurs de la volonté de toute la classe ouvrière de riposter à l'offensive gouvernementale.
Le pouvoir se souvient que, en 1963, de la grève des mineurs pouvait surgir une grève générale et qu'il lui fallut reculer en tenant pour nul et non avenu son ordre de réquisition, en faisant des concessions pour l'éviter. Il ne tient pas, actuellement, à recommencer l'expérience, d'autant plus que la classe ouvrière, dans son ensemble, cherche l'ouverture qui lui permettrait de se mobiliser contre le chômage, la déqualification, la destruction de la Sécurité sociale, les ordonnances. »

Le même article faisait état de l'intervention du camarade Patureau au congrès du syndicat C.G.T. du réseau ferré de la R.A.T.P. :

« Ce que nous voulons, face à ces mesures (rationalisation, c'est la préparation d'une grève véritable de tous les travailleurs de la R.A.T.P., une grève jusqu'à satisfaction de nos revendications, qui fera reculer le pouvoir. Nous voulons un mouvement comme il y en eut en 1947, en mars 1951, en août 1953. C'est cette préparation qu'il faut dès maintenant envisager. Comment faut il faire pour préparer le mouvement ?
C'est par l'organisation d'une large conférence démocratique de tous les travailleurs de la Régie, préparée elle même par la tenue d'assemblées générales sur la base des lignes, des terminus, des dépôts, des ateliers et des bureaux, que tous les travailleurs pourront discuter de leurs revendications et décider des moyens pour les faire aboutir. »

Personne ne pouvait prévoir comment, concrètement, s'engagerait la lutte, mais la mobilisation étudiante ne surprit pas les militants de l'O.C.I., de Révoltes, de la F.E.R. Ils la préparaient consciemment, comme une composante de la mobilisation de la classe ouvrière et de la jeunesse contre le pouvoir. Ils furent à l'initiative de la manifestation du 9 novembre 1967 qui ouvrit le cours de la mobilisation étudiante, sans savoir, certes, que le 3 mai, spontanément, des milliers d'étudiants manifesteraient aux cris de « libérez nos camarades », pas plus que les militants qui intervenaient dans les corporations et les usines ne savaient que le 13 mai se déroulerait la manifestation grandiose, point de départ de la grève générale. Mais les uns et les autres intervenaient sur une ligne politique d'ensemble, selon une analyse politique générale, l'intervention au sein de la classe ouvrière et celle parmi les étudiants étaient parfaitement cohérentes et complémentaires. Parce que la classe ouvrière était prête à se cristalliser et à engager le combat comme classe dès qu'une opportunité s'offrirait à elle, les étudiants pouvaient combattre audacieusement et sans attendre, encore que sur une orientation qui tende à la mobilisation de la classe ouvrière et selon une tactique appropriée, et en organisant leurs combats comme doivent être organisés les combats de classe du prolétariat.

Cette orientation se concrétisait par les manifestations massives des étudiants, les appels des étudiants et de leur organisation syndicale l'U.N.E.F. aux travailleurs et aux centrales syndicales en vue de combattre contre le gouvernement ; le mot d'ordre « 500 000 travailleurs au Quartier Latin » ; la lutte pour que le mouvement s'organise et se structure par la formation de comités de grève et d'un comité central de grève.

Dès le lendemain du 13 mai 1968, le 14, à Sud Aviation Bougonnais, sous l'impulsion des militants de l'O.C.I. et de ceux qu'ils avaient regroupé autour de « Informations Ouvrières », la grève avec occupation d'usine commençait, qui allait donner le signal de la généralisation des grèves, avec occupation d'usines, vers la grève générale. Dans toutes les corporations, où ils militaient, les militants de l'O.C.I., ceux regroupés autour de « Informations Ouvrières » et de « Révoltes », appelaient à débrayer immédiatement, sans plus attendre.

L'O.C.I., « Informations Ouvrières », « Révoltes », en intervenant constamment depuis des années, ont sans nul doute « nourri » la spontanéité des masses. Par mille canaux, leurs interventions se sont diffusées au sein de la classe ouvrière, parmi les étudiants. Il serait pourtant erroné politiquement d'imaginer que mai juin 68 fut le résultat de leur seule intervention. La grève générale de mai juin 68 fut le produit de l'expérience propre de la classe ouvrière, dans laquelle se sont incluses les interventions des militants de l'O.C.I., de Révoltes, de la F.E.R., la résultante étant une « spontanéité » donnée de la classe ouvrière.

Après des années de grèves tournantes, de mouvements limités, partiellisés, la classe ouvrière croyait que la grève générale se suffisait à elle même, qu'elle suffirait à vaincre le gouvernement, à contraindre le patronat de donner satisfaction aux revendications.

Elle déferla, la voie une fois ouverte, comme une lame de fond vers la grève générale. Après s'être efforcé de limiter le mouvement, l'appareil de la C.G.T. et le P.C.F. comprirent rapidement qu'à ce jeu ils seraient brisés. Ils laissèrent le flot s'étendre, prenant quelques fois la tête du mouvement afin de le contrôler. Ils misèrent à fond sur ses illusions, réduisant la plupart du temps l'occupation des usines à une occupation symbolique, composée principalement de leurs militants. Ils évitèrent que se constituent des comités de grève, lorsque cela leur fut possible, et surtout laissèrent la grève générale inorganisée, les appareils syndicaux réalisant la seule centralisation du mouvement et, de cette façon, le contrôlant. Ainsi, la grève était générale puisque l'ensemble des travailleurs était en grève et qu'ils s'étaient mis en grève justement parce que la grève tous ensemble devenait possible. Mais elle restait partiellisée, une addition de grèves corporatives   malgré les revendications communes à toutes et le dénominateur politique commun de la lutte contre le gouvernement que lui avait donné la manifestation du 13 mai  , car la classe ouvrière n'était pas organisée et centralisée, comme classe, par les seuls organismes qui pouvaient réaliser cette centralisation : la fédération des comités de grève à tous les échelons, localement, régionalement, nationalement, jusqu'au comité central national de la grève générale.

En d'autres termes, face à l'appareil d'Etat bourgeois, au gouvernement, la force centralisée de la classe ouvrière n'était pas dressée. La lutte pour la destruction de l'Etat bourgeois exige la construction, ne serait ce qu'à son premier stade, de l'appareil d'Etat de la classe ouvrière.

Contre le gouvernement de la bourgeoisie, le prolétariat avait besoin d'opposer sa propre représentation, d'où pouvait surgir son propre gouvernement. Les manifestations étaient importantes, pour autant qu'elles rassemblaient la classe ouvrière et étaient susceptibles de la grouper autour de mots d'ordre et d'objectifs politiques. Après notamment que les travailleurs de chez Renault aient rejeté les « accords de Grenelle », la manifestation du 29 mai, si elle avait été organisée de façon unitaire par les centrales syndicales et les partis ouvriers, eût posé la question du pouvoir en termes nets. il restait que, à défaut de la fédération des comités de grève, du comité central national de la grève générale, la classe ouvrière était dépourvue de son organisation comme classe et des instruments de lutte pour un gouvernement qui la représente.

Certainement, si la maturation politique de l'ensemble de la classe ouvrière avait été plus grande, sa « spontanéité » à un plus haut niveau, elle eût constitué d'emblée ses comités de grève et les eût fédérés à tous les niveaux jusqu'à la formation du C.C.N. de la grève générale. Mais n'était ce pas la tâche élémentaire de toute organisation révolutionnaire, à plus forte raison se réclamant du trotskysme, de la IV° Internationale, de formuler une orientation qui ouvre la voie de la lutte pour le pouvoir en définissant et en luttant concrètement pour l'organisation et la centralisation de la classe comme classe, dans la forme correspondante au mouvement de la grève générale.

A leur manière, les renégats de la IV° internationale ont cultivé les illusions de la classe ouvrière, ainsi que tous les autres courants et les staliniens eux mêmes. Quelques années avant la grève générale, l'illustre Pierre Frank tançait vertement les militants organisés autour de la revue « La Vérité » :

« il est nécessaire de trouver un dénominateur commun aux différentes catégories de façon à unifier le combat de classe. Il faut, à ce sujet, ne pas se duper soi même avec des formules comme « tous ensemble » et « la grève générale » qui ne résolvent pas le problème et le simplifient grossièrement. Tous ensemble mais sur quoi et comment? La grève générale? Mais s'il ne s'agit pas d'une démonstration limitée dans le temps, la grève générale suppose une situation pré révolutionnaire et des affrontements à des niveaux élevés avec le pouvoir. On ne contribue pas à faire mûrir la situation en employant des formules creuses. »  (L'Internationale, février 1965, n° 30).

Il écrivait ces lignes à quelques semaines du 11 décembre 1964, date où eut lieu une grève générale de 24 heures dont le succès fut assuré car, lancée en commun par toutes les centrales, elle marquait, aux yeux des travailleurs, un pas vers la grève générale. Le lendemain, afin de détruire les acquis de la grève générale du 11 décembre, les appareils rompaient l'unité réalisée un moment. Celui de la C.G.T. lançait un mot d'ordre de grève de 48 heures fractionnées en deux parties : le premier jour, une première partie des corporations devait faire grève 24 heures ; le jour suivant, les autres corporations devaient faire grève 24 heures. Frank intervenait en renfort de la politique des appareils. Le « tous ensemble », la « grève générale » traduisaient le besoin des travailleurs de combattre comme classe. Frank prohibait l'utilisation de ces formules car « la grève générale suppose une situation pré révolutionnaire ». Vêtu d'un slip et d'un chapeau de paille en hiver, Frank met un pardessus en été. Il faut d'abord une situation pré révolutionnaire et, ensuite, on peut faire la grève générale. Il ne lui vient pas à l'idée que, dans la mesure où la classe ouvrière aspire à la grève générale, c'est la grève générale qui crée la situation pré révolutionnaire, sinon révolutionnaire.

Ainsi, lorsque la perspective de la grève générale est une perspective juste, qui correspond à un certain niveau de conscience politique acquis « spontanément » par la classe ouvrière, il lutte contre. Il est bien normal qu'une fois la grève générale réalisée, il cultive les illusions que la classe ouvrière a en la toute puissance de la grève générale se suffisant à elle même. Weber et Ben Saïd avouent presque naïvement leur désarmement politique et leur attente « spontanéiste » :

« Dans le mouvement étudiant, ils (les groupuscules) ont joué un rôle décisif aux premiers jours de mai. Animant les amphithéâtres, fournissant le fer de lance des manifestations, comprenant la nécessité d'envoyer des détachements dans les quartiers, les usines au lieu de s'incruster dans les facultés, leur préparation était suffisante pour jouer le rôle d'avant garde à cette échelle. Mais lorsque le centre de gravité des luttes s'est déplacé des facultés aux usines, lorsque des millions de grévistes entraient dans le mouvement, ils ont compris qu'ils ne suffisaient plus quantitativement et qualitativement ; chaque groupe était submergé par une tâche sans commune mesure avec ses propres forces. Les comités d'action qui jouaient plusieurs rôles pouvaient, dans une certaine mesure, relayer les « groupuscules » en les unifiant à la base et dans l'action. Embryons de double pouvoir au niveau de l'entreprise ou du quartier, ils étaient aussi le lien de regroupement des militants d'avant garde de diverses nuances. Différenciés socialement, ils permettaient d'accéder à des couches professionnelles d'employés, d'ouvriers jusque là isolées des étudiants par les directions syndicales. Ils pouvaient permettre une irrigation politique plus complète, un brassage de militants, une meilleure compréhension réciproque entre diverses catégories sociales...
... Dans les usines, dans les quartiers, l'absence d'avant garde fut en partie compensée par le haut niveau « culturel » moyen du mouvement… (Mais) les comités de grève ou d'action désemparés attendaient une initiative qui ne pouvait venir de personne. Certains, démoralisés par l'isolement, doutant de leur force, abandonnaient, d’autres, courageusement, mais chaotiquement et artisanalement, cherchaient des armes pour organiser leur auto-défense. Auto-défense sans cohésion, sans capacité de réplique, sans vie d’ensemble, réduite à la défensive au sens strict, à l’échec par écrasements successifs de chaque groupe paralysé, accroché désespérément à sa faculté, à son quartier, son usine sans pouvoir en dépasser l’horizon. »  (idem pages 175-176).

Plus loin, est évoqué le problème du double pouvoir. Mais sa création se situe en dehors de la réalité de la grève générale, est laissée à la spontanéité et en vue de tâches totalement extérieures aux exigences du combat :

« Pour dégager le contenu de classe de ces comités, il fallait leur attribuer un rôle autre que la simple occupation physique des lieux. Il fallait les orienter vers la perspective du contrôle ouvrier sur la production ».

En fait de « contrôle ouvrier », ce dont il s'agissait était la mise en avant de la perspective de la C.F.D.T. sur laquelle insistait le texte qu'elle publia le 16 mai :

« Par leur action, les étudiants n'ont pas voulu seulement se préoccuper de considérations matérielles ou de leur avenir, mais remettre en cause de façon fondamentale les structures sclérosantes, étouffantes et de classe d'une société où ils ne peuvent exercer leurs responsabilités.
La lutte des étudiants pour la démocratisation des universités est de même nature que celle des travailleurs pour la démocratie dans les entreprises. Les contraintes et les structures insupportables contre lesquelles les étudiants se révoltent existent parallèlement et souvent d'une façon encore plus intolérable dans les usines, chantiers, services et administrations. A la liberté dans les universités doit correspondre la même liberté dans les entreprises, en cela le combat étudiant rejoint celui mené par les travailleurs depuis la naissance du syndicalisme ouvrier.
A la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures démocratiques à base d'autogestion ».

En bonne compagnie, les pablistes font leur la fameuse trilogie : « pouvoir étudiant », « pouvoir ouvrier », « pouvoir paysan ». Ils y ajoutent la quatrième dimension « le pouvoir est dans la rue ». Les mots d'ordre prennent leur valeur en fonction du temps, du lieu, des circonstances.

Pour ordonner la lutte, y compris éventuellement le fonctionnement de tel service ou de telle entreprise, sous la responsabilité de la grève générale organiquement constituée, centralisée, le problème était de constituer la fédération des comités de grèves jusqu'au C.C.N. de la grève générale. Le contrôle ouvrier est d'abord le contrôle des travailleurs sur leur propre mouvement. Il s'agit de vaincre, dans la grève générale, à partir d'elle, le gouvernement et l'Etat bourgeois. C'est en fonction de cette bataille que le contrôle ouvrier peut et doit être restitué. Autrement, la remise en route individualisée, même prétendument sous contrôle ouvrier de tel ou tel service, de telle ou telle entreprise, revient à disloquer la grève. Le pouvoir n'est ni à l'université, ni à l'usine, ni à la campagne. Il n'est pas plus dans la rue. Le pouvoir est centralisé, c'est l'Etat bourgeois impulsé par le gouvernement. C'est lui qu'il faut vaincre et tout le reste doit être subordonné à cet objectif.

Seule l'O.C.I. a combattu sur l'orientation de la fédération des comités de grève à tous les échelons, pour la formation du comité central de la grève générale, c'est à dire, dans le cadre de la grève générale, pour l'organisation du prolétariat en classe, condition de la lutte victorieuse contre le gouvernement et l'Etat bourgeois, embryon de l'Etat ouvrier. De cette organisation de la classe ouvrière en grève générale pouvait surgir la forme concrète du gouvernement, expression des travailleurs. Tous les autres courants et tendances se sont inspirés de la «spontanéité », l'ont alimentée, lorsqu'ils n'ont pas, à leur manière et sous des phrases en apparence radicales, participé à la dislocation de la grève générale. Après coup, Ben Saïd et Weber parlent d'un « contre-pouvoir populaire », notion très ambiguë d'ailleurs. Qu'est ce qu'un « contre-pouvoir » et de plus « populaire » ? L'intervention politique, dès la grève générale engagée, devait être ordonnée sur la lutte pour la constitution du comité central de la grève générale. Ils nous le disent eux mêmes : ils étaient politiquement désarmés :

« Lorsque le centre de gravité des luttes s'est déplacé des facultés aux usines, lorsque des millions de grévistes entraient dans le mouvement, ils ont compris qu'ils ne suffisaient plus quantitativement et qualitativement; chaque groupe était submergé par une tâche sans commune mesure avec ses propres forces ».

Au vrai, complètement déboussolés politiquement, ils adoptaient, selon le vent, tel ou tel mot d'ordre. Mais, sous prétexte des « structures répressives » de la bureaucratie syndicale, qui se seraient emparées du mouvement, ils étaient férocement contre la lutte pour la centralisation de la grève générale : le C.C.N. de la grève générale. En quoi, ils rendaient de fiers services aux appareils bureaucratiques, qui, en l'absence d'organismes responsables de la grève générale, de sa centralisation, du C.C.N. de la grève générale, diluaient, fractionnaient en mille mouvements la grève générale et disposaient des meilleurs atouts pour isoler le mouvement étudiant. Il n'est pas douteux que, contraints d'accepter la formation de comités de grève, leur fédération jusqu'au C.C.N. de la grève générale, les appareils bureaucratiques se seraient efforcés de les contrôler. Alors, à quoi bon ? Ils ne voulaient pas mettre en cause le pouvoir ! Oui, mais la grève générale du même coup changeait d'allure. Elle se fondait en un seul mouvement. Les rapports politiques entre les appareils et les masses se modifiaient. Les appareils eurent été contraints d'aller beaucoup plus loin, et à tout le moins leurs responsabilités seraient apparues beaucoup plus clairement. Tandis qu'ils purent disloquer la grève générale en ses différentes fractions non soudées les unes aux autres, sans que la classe ouvrière abasourdie, victime de ses illusions, n'y puisse rien. Selon leurs moyens et leurs méthodes, les pablistes, les gauchistes et tous les courants plus ou moins spontanéistes ont participé à ce tour de passe passe.

Certes les appareils reprendront le contrôle de tous les mouvements de classe, si puissants, si profonds qu'ils soient, fût ce la guerre civile, tant que le Parti révolutionnaire n'aura pas la direction de la classe ouvrière. Mais c'est en enrichissant constamment l'expérience politique de la classe ouvrière, en élevant son niveau de conscience politique, par ses propres expériences poussées le plus loin possible, c'est en luttant pour une politique correspondant aux besoins de la classe que se forme, que s'enracine, que se développe le Parti révolutionnaire indispensable à la victoire finale du prolétariat. Mai juin 68, en ce sens, a été un test pour les uns et les autres.

Tout mouvement grandiose de classe, à ses débuts, véhicule obligatoirement ses illusions. Le « printemps des peuples » en Tchécoslovaquie ne pouvait pas plus que la grève générale française de mai juin 68 faire exception à la règle. Simplement, elles eurent une autre apparence : celle du « socialisme à visage humain » ou encore de « la voie tchécoslovaque vers le socialisme ». Mal définis d'ailleurs, ce « socialisme à visage humain » et cette « voie tchèque vers le socialisme », sinon qu'il s'agissait plutôt de réformer l'appareil, de « démocratiser » le régime, de respecter ou de revenir, dans le cadre des rapports sociaux, à la tradition démocratique tchécoslovaque. La révolution politique qui s'engageait n'était pas appréhendée comme telle et sa profondeur historique n'était pas saisie. Comme en France, dès que l'opportunité se présenta, les masses s'engagèrent dans l'action. Les contradictions et fractures de la bureaucratie, produites par les contradictions de classes, leur ont ouvert une voie, elles s'y sont précipitées mais en acceptant le drapeau de l'aile « progressive » de la bureaucratie, en la laissant au pouvoir sous le masque du « socialisme à visage humain ». Le rapport entre les réactions de la classe ouvrière française avec ses illusions sur la grève générale se suffisant à elle même et le prolétariat tchécoslovaque acceptant l'illusion du « socialisme à visage humain » est plus direct qu'il n'apparaît à première vue : c'est celui de l'organisation du prolétariat comme classe, de ses organes de classe, de leur neutralisation, de leur fédération, de la question du pouvoir, de la « spontanéité » historiquement acquise et finalement du parti révolutionnaire et de sa fonction politique. En apparence, il y a une différence profonde  : en France, la grève générale déferla contre la politique des appareils et mit au premier plan l'action de la classe ouvrière comme classe et ensuite la classe ouvrière en grève laissa les appareils agir et contrôler sa grève, jusqu'à ce qu'ils parviennent à la disloquer et à la liquider ; en Tchécoslovaquie, la lutte se développa d'abord au sommet et à l'intérieur de l'appareil, les masses se mirent ensuite en mouvement et l'intervention militaire de la bureaucratie du Kremlin précipita en avant la classe ouvrière qui fut l'arme de la résistance du peuple tchécoslovaque. Evidemment, la situation n'est pas exactement la même : en France, la bureaucratie est la courroie de transmission, à l'intérieur de la classe ouvrière, de la politique de la bourgeoisie au pouvoir; en Tchécoslovaquie, la bureaucratie elle même est au pouvoir. Cependant, dans les deux cas, le problème central est celui de l'hégémonie dans la lutte des classes du prolétariat, de sa centralisation comme classe, des moyens d'expression de cette hégémonie, du rapport entre les anciennes formes qui la constituaient comme classe et les nouvelles formes dont elle a besoin, c'est le rapport entre son passé et son avenir. Et par là même celui de la stratégie et de la tactique du parti révolutionnaire en construction.

Or, voilà comment Janus Germain Mandel conclut la partie intitulée « La montée de la Révolution politique dans les Etats ouvriers bureaucratiquement déformés ou dégénérés, à la lumière de l'exemple tchécoslovaque », de son rapport au congrès des renégats de la IV° Internationale  :

« Dans chacune des tendances du mouvement communiste international qui se manifestent aujourd'hui sur le plan international, des réformes progressistes sur certains plans sont combinées avec des  régressions manifestes sur d'autres. Les titistes prônent des progrès sur le plan de l'autogestion ouvrière et de la démocratisation politique, combinés à une régression vers l'inégalité sociale de plus en plus prononcée et  une politique internationale de plus en plus droitière. Les maoïstes prônent un progrès sur le plan de l'égalitarisme social et de l'orientation internationale révolutionnaire combiné avec des régressions manifestes sur le plan de la démocratie ouvrière et un refus de poser le problème de l'autogestion ouvrière. Les fidélistes partagent avec nous beaucoup de conceptions dans le domaine de la lutte contre l'inégalité sociale et pour un  cours vers la révolution mondiale ; ils peuvent se rapprocher de notre point de vue en matière d'autogestion ouvrière démocratiquement centralisée, mais ils ne comprennent pas le problème de la démocratie socialiste.  Seul notre mouvement présente à ce propos une position cohérente, qui répond à l'ensemble des problèmes fondamentaux posés par la nécessité de reconstruire les sociétés issues du renversement du capitalisme sur la base de l'exercice du pouvoir par les masses laborieuses elles mêmes ».  (Idem page 49).

Donc, il y a le « mouvement communiste international », somme des bureaucraties parasitaires et contre révolutionnaires, dans lequel les renégats de la IV° internationale s'intègrent (eux mêmes l'affirment). Chaque bureaucratie fait preuve d'une ou de quelques qualités exceptionnelles et nous, renégats de la IV° Internationale, possédons la somme des qualités des bureaucraties parasitaires et contre révolutionnaires. Notre politique synthétise ce que devrait être la parfaite politique d'une bureaucratie parfaite.

De la même façon qu'au cours de la grève générale en France, les pablistes nourrissaient les illusions spontanéistes des masses, pour autant qu'il est en leur pouvoir, ils alimentent des illusions sur l'auto réforme des bureaucraties contre révolutionnaires. Derrière l'éclectisme énumératoire des qualités et défauts de chaque bureaucratie se cache, comme en France, l'illusion réformiste qui procède de l'analyse fondamentale de la période historique et des « solutions » à apporter dans chaque « cas ».

Elle est radicalement en opposition à la conception marxiste de la classe ouvrière comme force motrice de l'histoire qui lutte contre ses propres illusions, réflexion en ses rangs de la pression de la bourgeoisie, pour son unité de classe, dans chaque pays et à l'échelle mondiale et, fatalement, elle se dresse contre la construction des partis révolutionnaires dans chaque pays et de l'Internationale. L'unité, si l'on peut dire, de cette conception réside dans la recherche constante d'un substitut à la classe du prolétariat, dans la recherche de voies de traverse à la solution de la crise de l'humanité. Elle se recoupe d'un coté avec les escroqueries de la C.F.D.T. et du P.S.U. sur « l'autogestion », les pouvoirs, et de l'autre avec les politiques des bureaucraties parasitaires qui tentent de se maintenir au pouvoir.


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