1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

Annexe

Pour la reconstruction de la IV° Internationale


Document adopté par l'Organisation trotskyste (pour la reconstruction de la IV° Internationale)
« La Vérité » n°545 - oct.1969.


V: La Tchécoslovaquie et la crise de la bureaucratie du Kremlin

La lutte politique qui a ouvert la voie à la révolution politique en Tchécoslovaquie, et contre laquelle la bureaucratie du Kremlin n'a trouvé d'autre recours que l'intervention militaire brutale, n'est pas résolue pour autant par cette intervention. La classe ouvrière tchécoslovaque recule, mais elle est loin d'être écrasée. Dix mois après l'intervention militaire, la phase actuelle est encore celle de la reconstruction, au service du Kremlin, de l'appareil qui avait éclaté. La crise tchécoslovaque est une expression de la crise générale de la bureaucratie du Kremlin et des bureaucraties satellites. Les réformes économiques traduisent, dans le langage de l'économie, le déplacement politique de la bureaucratie du Kremlin, qui s'appuie de plus en plus sur l'impérialisme et les forces pro-bourgeoises en U.R.S.S. et en Europe orientale, contre les prolétariats de ces pays. Faute de pouvoir gérer, selon les méthodes héritées de Staline, l'économie de l'U.R.S.S. et d'Europe orientale, parce que le conflit chronique qui les oppose à la classe ouvrière de leurs pays devient de plus en plus ouvert, les bureaucraties parasitaires sont contraintes de s'en remettre à la loi de la valeur et aux lois qui s'expriment sur le marché comme régulateurs de l'économie. Ce faisant, elles accroissent la pression de l'impérialisme sur l'U.R.S.S. et les pays de l'Europe de l'Est, et développent en même temps les forces centrifuges qui tendent à les faire éclater.

Trotsky définissait la bureaucratie du Kremlin comme une excroissance parasitaire née de l’ isolement de la révolution russe, et non comme une classe sociale. Il qualifiait la bureaucratie du Kremlin d'agent de la bourgeoisie mondiale au sein de l'Etat ouvrier, bien que liée aux rapport, sociaux établis en U.R.S.S. par la révolution d'Octobre. Jamais la signification profonde de cette définition n'a eu plus d'importance qu'actuellement. Jamais elle n'a eu plus d'implications pratiques. Elle est indispensable à la compréhension de la politique de la bureaucratie du Kremlin, des bureaucraties satellites et de leurs déchirements internes.

La gestion bureaucratique de l'économie planifiée aboutit, dans les cas extrêmes, à une régression des forces productives à partir d'un certain stade. Ainsi en est-il en Tchécoslovaquie. L'exemple est déterminant car la Tchécoslovaquie est un des pays les plus hautement industrialisés , il était hier parmi les plus intégrés à la division internationale du travail et au marché mondial. Justement pour ces raisons , en Tchécoslovaquie, les méthodes bureaucratiques de gestion, l'isolement de la division du travail du marché mondial, se révèlent en contradiction absolue avec les rapports sociaux de production qui résultent de la révolution d'Octobre et qui ont été étendus aux pays de l'Europe de l'Est passés sous le contrôle de la bureaucratie du Kremlin à la fin de la deuxième guerre, mondiale. A un degré moins élevé , la même situation existe pour tous les pays d'Europe de l'Est et pour l'U.R.S.S.

Les réformes économiques valent et prennent leur signification en fonction de qui les dirigent et par la politique dans laquelle elles s'intègrent, par les rapports de classe qu'elles traduisent et renforcent. En d'autres termes, il s'agit de savoir qui dirige l'Etat ouvrier dégénéré ou déformé, et dans quelle situation politique d'ensemble, nationale et internationale.

  Les réformes économiques traduisent le rapport antagoniste entre le prolétariat des pays de l'Europe de l'Est , le prolétariat mondial, la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites, qui débouche sur une lutte des classes exacerbée entre les bureaucraties parasitaires et les prolétariats d'U.R.S.S. et d'Europe orientale. Il s'agit en effet d'une lutte de classes, car, bien que la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites ne forment pas une classe sociale, elles agissent comme agences de l'impérialisme en U.R.S.S. et en Europe orientale contre le prolétariat de ces pays. Cette lutte ne peut se conclure que par la destruction, au compte de l'impérialisme mondial, des rapports sociaux établis à la suite de la révolution russe et étendus à l'Europe de l'Est, ou par la victoire du prolétariat par la révolution politique régénérant l'Etat ouvrier.

L'intervention de la bureaucratie du Kremlin en Tchécoslovaquie s'éclaire d'un jour singulier à la lumière d'un article publié par le journal Le Monde du 2 avril 1969, article écrit par le journaliste Georges Dadiants (commentateur de l'agence de presse de la bureaucratie du Kremlin, Novosti) :

« La frontière que nous défendons. »
  « Pour certains, en Occident, les accrochages sur le fleuve Oussouri ne sont qu'une manifestation d'un conflit idéologique entre deux « variétés du communisme » qui ne les touche que de très loin. Cette fausse prémisse sert de base, à des déductions politiques et stratégiques erronées... Au début de la guerre soviéto‑germanique, il s'est trouvé des hommes politiques, aux Etats-Unis, pour se réjouir de l'agression allemande contre l'U.R.S.S., estimant que leur propre rôle serait celui de spectateurs, tandis que les deux pays se livreraient à une lutte à mort. Rappelons que leur myopie n'a pas évité au monde la catastrophe de Pearl Harbour.
  « Il est peut‑être encore prématuré de tracer un parallèle entre la Chine maoïste et l'Allemagne hitlérienne. Mais il est hors de doute que les contradictions entre la direction chinoise , d'une part, les forces de la paix et du socialisme dont l'Union soviétique est la base, d'autre part , ont, depuis longtemps, dépassé le cadre du conflit idéologique initial(...).
« L'aventurisme belliciste chinois, appuyé en théorie sur une interprétation dénaturée du marxisme, devient un facteur très alarmant dans la vie internationale, surtout si l'on sait que la Chine se transforme en cinquième puissance nucléaire. Tout en poursuivant ses provocations armées contre l'U.R.S.S. et en entravant autant que possible tout règlement de paix en Asie (y compris au Vietnam), la Chine pourra, durant les prochaines années, manifester une activité particulièrement intense en Inde, en Birmanie, en Thaïlande ou au Laos. Un journal italien indique que l'actuelle direction chinoise revendique des territoires appartenant, non seulement à l'U.R.S.S., mais aussi au Népal , à la Birmanie, au Vietnam, au Laos, au Cambodge, à la, Thaïlande et à d'autres pays. Qui nous garantit que l'« activité » du groupe maoïste ne dépassera pas les frontières du continent asiatique ? Rappelons que le militarisme nippon disposait de réserves humaines beaucoup plus limitées que le chauvinisme chinois de grande puissance. Nous n'avons jamais identifié le groupe de Mao au peuple chinois. Le danger que représente aujourd'hui la Chine vient de l'idéologie et de la politique belliciste du maoïsme, tout comme le danger que représentaient jadis l'Allemagne hitlérienne et le Japon militariste venait de l'idéologie et de la politique du fascisme.
« En ce sens, la frontière que défend l'Union soviétique sur 6500 km n'est pas seulement la frontière soviéto‑chinoise. »

Dadiants n'a écrit un tel article que dûment mandaté par le Kremlin.

  Toute la politique de la bureaucratie du Kremlin s'y dessine parfaitement. La comparaison du « maoïsme » avec l'hitlérisme et le militarisme japonais est avancée pour justifier une politique d'alliance, comme au temps de la deuxième guerre impérialiste, entre la bureaucratie du Kremlin, l'impérialisme américain et les autres impérialismes. Mais cette « alliance » serait fondamentalement différente: au cours de la deuxième guerre impérialiste, l'alliance de l'U.R.S.S. avec les impérialismes anglo‑franco‑américain n'était nullement condamnable en principe. L'U.R.S.S.. aux prises avec l'impérialisme allemand, menacée sur ses arrières par l'impérialisme japonais, était en droit d'utiliser les contradictions inter-impérialistes et de conclure une alliance avec les Etats‑Unis et l'Angleterre impérialistes, contre les impérialismes allemand, italien, japonais. Encore fallait‑il que cette alliance ne soit pas en même temps conclue contre le prolétariat mondial. Ce fut le cas: cet aspect devenant de plus en plus dominant au fur et à mesure que la guerre touchait à sa fin.

  La conférence des P.C. qui s'est tenue à Moscou du 5 ait 17 juin s'insère dans la politique définie crûment par l'article de cet agent du Kremlin. Son objet essentiel était la condamnation de la « politique nationalistes du groupe de Mao », comme l'a déclaré Brejnev. Elle visait à resserrer l'appareil international du stalinisme fissuré, à le discipliner plus étroitement à la bureaucratie du Kremlin. Mais l'attaque politique, le bruit d'armes, dirigés contre la Chine n'ont pas pour objet l'attaque imminente contre celle‑ci. Il s'agit de brandir la « menace chinoise », d'évoquer la « puissance atomique de la Chine » en vue de justifier la politique de répression de la révolution politique en Tchécoslovaquie, la renaissance des méthodes staliniennes en U.R.S.S. contre le bouillonnement des intellectuels qui prélude, comme ce fut le cas en Pologne et en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie, en 1967‑1968, à l'intervention sur la scène politique du prolétariat de l'U.R.S.S.

Au nom de la lutte contre le « militarisme, le chauvinisme de grande puissance, du maoïsme », que l'on compare au « militarisme japonais, à l'hitlérisme », et qui menacerait, non seulement la « frontière sino‑soviétique » mais bien sûr toutes les « valeurs de la civilisation occidentale », il s'agit de justifier l'alliance pour la défense de ces « valeurs », de la « civilisation », de la « culture », de la « démocratie » et de la « paix » avec l'impérialisme américain. La volonté, de faire front en commun contre « le maoïsme, le militarisme chinois » implique, en premier lieu, de contribuer à assurer l'ordre impérialiste menacé dans ses bases : au Japon, aux Etats‑Unis, mais surtout en Europe En échange, la bureaucratie du Kremlin et les bureaucraties satellites implorent l'impérialisme américain et les impérialismes européens de garantir le statu quo en Europe. Or c'est justement cela qui est impossible aussi bien du point de vue de l'impérialisme que de celui du prolétariat.

La bureaucratie du Kremlin, confrontée avec la nouvelle phase de la lutte des classes qui s'annonce, confirme la caractérisation que donnait d'elle Trotsky : définitivement passée du côté du maintien de l'ordre bourgeois à l'échelle internationale, elle est l'agent de la bourgeoisie mondiale au sein des Etats ouvriers.


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