1892

Le commentaire "officiel" du programme d'Erfurt du Parti Social-Démocrate allemand par l'un de ses principaux rédacteurs...


Le programme socialiste

Karl Kautsky

(La lutte des classes. Le programme d'Erfurt.)


V : La Lutte de classe.

1 : Le Socialisme et les Classes possédantes.

Nous avons déjà longuement démontré que la supplantation de la production capitaliste par la production socialiste est non seulement conforme aux intérêts des non-possédants et des exploités, mais encore de toute l’évolution sociale et même, en un certain sens conforme aux intérêts des possédants et des exploiteurs, Ces derniers, eux aussi, ont à souffrir des contradictions dues au mode de production actuel. Les uns deviennent la proie de la paresse, les autres s’épuisent dans une chasse effrénée au profit, et sur les uns et les autres est suspendue l’épée de Damoclès, la banqueroute, la chute dans le prolétariat.

Mais l’évidence nous apprend que la grande masse des possédants et des exploiteurs ne se contente pas de montrer de la méfiance et de la défiance à l’égard du socialisme, ils le combattent avec une animosité exaspérée.

Le manque de connaissances et de jugement est il seul cause de cette hostilité ? Mais les interprètes des antisocialistes sont précisément ceux que leur position dans l’État, dans la société, dans les sciences devrait le mieux placer pour pénétrer les rapports sociaux et comprendre quelle direction suit l’évolution. Dans la société actuelle, la situation est si criante que personne, s’il tient à être pris au sérieux, en politique et en science, n’ose plus nier la légitimité de la critique socialiste. Au contraire, dans tous les partis non socialistes, les esprits les mieux informés reconnaissent que son fond est juste, plusieurs déclarent même que la victoire du socialisme est inévitable – mais sous condition ; son triomphe n’est fatal que si la société ne change pas d’allure, ne s’améliore pas, ce qui peut se produire quand on le voudra, facilement, si l’on s’empresse de faire droit aux désirs de l’un ou de l’autre de ces partis.

De cette façon, les membres de ces partis non socialistes qui ont le mieux compris notre critique se dérobent, au moment décisif, à la nécessité de tirer les conséquences de cette critique.

Il n’est pas difficile de découvrir la raison de ce phénomène étrange. Si, pour les possédants, certains intérêts, non négligeables, ne parlent pas en faveur de la propriété privée des moyens de production, d’autres, beaucoup plus proches, beaucoup plus faciles à saisir, exigent le maintien de cette propriété.

Notre observation s’applique surtout aux riches. Ils ne peuvent, en effet, rien gagner directement à l’abolition de cette propriété. Cette abolition aura sans doute d’heureux effets sociaux dont ils profiteront, mais ces avantages sont encore relativement lointains. Par contre, les inconvénients de cette mesure leur apparaissent immédiatement avec évidence. Ils perdront certainement pouvoir et considération, plus d’un verra sombrer son confort et son bien-être, et cela suivant les conditions sous lesquelles la révolution sociale s’accomplira.

La question change s’il s’agit des classes inférieures de possédants, de celles d’entre elles qui sont exploitées, les petits artisans, les petits paysans, etc. Ils n’ont ni pouvoir ni considération à perdre, ils ne peuvent que gagner du bien-être à l’établissement et au développement du mode de production socialiste. Mais pour pouvoir comprendre ce point, il leur faut s’élever au-dessus de l’horizon des classes auxquelles ils appartiennent. Du point de vue du petit bourgeois, du petit paysan, à l’esprit borné, le mode de production capitaliste, dont ils ressentent douloureusement les effets, reste incompréhensible; le socialisme moderne l’est encore bien davantage. Par contre, ce qu’ils comprennent immédiatement, c’est la nécessité de la propriété des moyens de production pour leur mode d’industrie.

Tant que l’artisan sent en artisan, le paysan en paysan, le petit commerçant en petit commerçant, tant que leur conscience de classe est forte, ils doivent s’attacher à la propriété privée des moyens de production et rester réfractaires au socialisme, dussent ils d’ailleurs payer cher cette attitude.

Dans un chapitre précédent, nous avons vu que ce mode de propriété enchaînait les petits bourgeois et les petits paysans, condamnés à disparaître, à leurs industries retardataires, longtemps encore après que celles-ci sont devenues incapables de leur assurer une existence relativement convenable, leur transformation en salariés dût elle améliorer leur position. La propriété privée est également le pouvoir qui lie toutes les classes possédantes au mode de production actuel, même celles qui appartiennent au nombre des exploitées, même celles dont la « propriété n’est plus qu’une ridicule caricature ».

Parmi les petits bourgeois et les petits paysans, ceux-là seuls sont capables d’entendre les doctrines du socialisme, qui soupçonnent déjà la prochaine disparition de leur classe, qui ne se refusent plus à croire que les formes d’exploitation sur lesquelles repose leur existence sont vouées à la mort. Mais l’ignorance, l’étroitesse d’horizon, conséquences naturelles de leurs conditions d’existence, sont des obstacles puissants qui les empêchent de comprendre suffisamment combien est désespérée la situation de leur classe. Leur misère, la recherche fiévreuse d’un moyen de salut n’ont eu, jusqu’à présent, d’autre effet que de faire la proie facile du premier démagogue venu qui, affectant la confiance nécessaire, n’était pas avare de belles promesses.

Dans les couches supérieures des classes possédantes, on rencontre plus de culture et des vues plus larges. Chez plus d’un homme instruit sommeille encore un vieux reste du vieil idéalisme, contemporain des luttes révolutionnaires menées par la bourgeoisie naissante. Mais malheur au bourgeois qui se laisse égarer au point de prendre intérêt au socialisme et le prouve. Il se trouve bientôt dans l’alternative, soit de sacrifier ses idées, soit de rompre toutes les relations sociales qui, jusqu’à présent, ne l’ont pas seulement emprisonné, mais encore soutenu. Peu de gens conservent assez de cœur et d’indépendance pour aller jusqu’à ce carrefour, et moins encore ont la force de rompre décidément avec leur classe quand ils y sont arrivés. Mais de ceux-là même, la plupart se rebutent ordinairement. Ils reconnaissent leurs « erreurs de jeunesse » et deviennent « raisonnables ».

Des membres de la bourgeoisie supérieure, les idéalistes bourgeois, sont les seuls dont on puisse espérer qu’ils deviennent des adeptes du socialisme. Mais, pour la grande majorité de ceux-ci qui ont pénétré le fond même des rapports sociaux et ont compris les problèmes qu’ils posent, l’intelligence qu’ils ont acquise les incline seulement à s’épuiser en recherches infructueuses d’une solution prétendue « pacifique » de la « question sociale », solution qui concilie leur savoir et leur con­science plus ou moins socialiste avec les intérêts de classe de la bourgeoisie. Rien de plus contradictoire.

Seuls les idéalistes bourgeois qui ne se sont pas contentés d’arriver à une compréhension théorique suffisante, mais ont aussi brisé, au moins intérieurement, avec la bourgeoisie, et qui possèdent assez de courage et de force pour briser extérieurement aussi avec elle, sont capables de devenir de vrais socialistes.

La cause socialiste n’a donc pas grand fond à faire sur les classes possédantes. Quelques-uns de leurs membres peuvent bien être gagnés au socialisme. Ce sont uniquement ceux qui, par leur conscience, n’appartiennent déjà plus à la classe où les rangerait leur position économique. Ce sera toujours une petite minorité, sauf aux époques révolutionnaires, quand la balance paraît pencher du côté du socialisme. De fortes désertions se produiront alors dans les rangs de la classe possédante.

Mais, jusqu’à présent, les seules sphères où le recrutement socialiste ait été abondant n’ont pas été fournies par les classes de ceux qui avaient encore quelque chose à perdre, fût ce fort peu, mais de ceux qui, « n’ayant rien à perdre que leurs chaînes, ont un monde à gagner ».

2 : Serviteurs et Domestiques.

Il ne faudrait cependant pas croire que, pour la démocratie socialiste, le recru­tement fut fructueux dans toutes les classes de non-possédants.

Nous ne pouvons naturellement donner ici une histoire du prolétariat. Nous avons déjà exposé l’essentiel dans le chapitre II, où nous étudions le rôle de cette classe dans le mode actuel de production. Nous bornerons à quelques remarques complémentaires qui nous paraissent indispensables pour caractériser le rôle que les différentes classes jouent dans les luttes politiques et économiques de notre époque.

Nous savons déjà que, bien que l’expression bourgeoise : « Il y a toujours eu des pauvres » soit fausse, il faut reconnaître cependant que la pauvreté date de l’établis­sement de la production marchande. Autrefois, elle était un phénomène isolé. Au moyen âge, par exemple, le nombre de ceux qui ne possédaient pas les moyens de production nécessaires à entretenir leur propre ménage était fort restreint. Pour les non-possédants, la majorité trouvait facilement accueil dans une famille possédante comme aide, valet, compagnon, servante ; en majeure partie, c’étaient des jeunes gens, qui pouvaient encore espérer de fonder un ménage et un foyer. En tout cas, ils travaillaient avec le chef de famille et, avec sa femme, jouissaient avec eux des fruits de leur travail. Membres d’une famille possédante, ils n’étaient pas des prolétaires. Ils se sentaient solidaires de la propriété familiale, dont ils partageaient les avantages et dont les pertes les lésaient. C’est encore ainsi que les choses se passent dans les régions éloignées, où cette organisation patriarcale s’est maintenue. Là où le serviteur appartient à la famille du possédant, il en défend la propriété, bien que ne possédant rien ; il n’est pas pour le socialisme un terrain propice.

Il en était de même des compagnons ouvriers. (cf. ch II, § I ).

A côté du serviteur, naquit le domestique. Une partie des non-possédants s’adressa aux exploiteurs les plus importants. Au moyen âge et au commencement des temps modernes, c’étaient les nobles et les princes, les ecclésiastiques et les marchands d’un rang élevé. Ils entrèrent à leur solde, non pour les aider dans leur travail, mais pour les protéger et servir leur luxe, comme hommes d’armes ou comme laquais. La communauté dans le travail et dans la jouissance faisait ici défaut, ainsi que la solidarité qui en résulte entre maître et serviteur. Mais une solidarité. d’une autre espèce s’établit entre maître et domestique. Quand la domesticité est nombreuse, il s’établit une hiérarchie. L’individu ainsi employé a à espérer de l’avancement, une augmentation de gages, plus de pouvoir et de considération. Tout cela dépend de la fantaisie du maître. Son avenir est d’autant plus grand qu’il montre plus d’habileté à se courber davantage et à évincer ses collègues. Le domestique est donc à la fois solidaire de son maître et l’ennemi secret de tous ses camarades. Une autre solidarité s’établit encore entre maître et valet. Le domestique a d’autant plus de profit que son maître a plus de revenu, de pouvoir et de considération. Cette observation s’applique en particulier aux domestiques de luxe proprement dits, qui n’ont rien à faire qu’à « représenter », à montrer de combien de superflu dispose le maître, à l’aider à le dépenser le plus rapidement, le plus agréablement possible en servant intrépidement et « fidèlement » ses folies et ses vices. Le domestique est donc solidaire des exploiteurs et des oppresseurs ; il est hostile aux exploités et aux opprimés. Il se conduit même, vis-à-vis de ces derniers, avec moins d’égards que son maître. Celui-ci, en effet, s’il a quelques raison, ne tient pas à tuer la poule aux œufs d’or ; il veut la conserver pour lui et ses héritiers. Le domestique n’a pas à s’embarrasser de ces considérations.

Rien d’étonnant que le peuple ne haïsse rien tant que la domesticité, dont la platitude envers les supérieurs et la brutalité envers les inférieurs sont passées en proverbe. Par « une âme de domestique », on entend une bassesse parfaite.

Cette action sur le caractère des domestiques ne se fait naturellement pas sentir uniquement sur les non-possédants des classes inférieures, mais aussi sur les non-possédants des classes supérieures, des nobliaux ruinés, qui cherchent la fortune comme domestiques d’un rang élevé, comme courtisans chez un prince.

Nous ne devons nous occuper que de la domesticité inférieure, si séduisant qu’il puisse être d’abandonner ce sujet, et de poursuivre la comparaison avec la domesticité nobiliaire, comparaison facile d’ailleurs, et dont le développement est simple. Ce qu’il s’agit de rechercher, c’est pourquoi la domesticité, bien que formée de non-possédants, ne fournisse pas au socialisme un terrain de recrutement favorable. C’est plutôt le rempart des classes dirigeantes.

L’augmentation de l’exploitation de la masse de la plus-value créée annuellement, le développement du luxe qui en résulte favorise l’extension constante de la domesticité. Mais, heureusement pour le développement de la société, sa variété guerrière est en pleine décadence depuis la transformation que la Révolution française a fait subir au système des milices, depuis que les armées de mercenaires ont disparu devant le service obligatoire pour tous. Cette variété n’est pas absolument morte, et c’est à ses restes que nous sommes redevables de l’allure peu démocratique suivie, dans la plupart des cas, par la « nation armée ».

Mais une tendance très forte s’oppose à l’accroissement des serviteurs et des domestiques proprement dits, malgré le développement que prend le luxe : la dissolution de la forme traditionnelle de la famille, et la division du travail, qui assigne de plus en plus à des professions spéciales, indépendantes, les travaux de ménage et du service personnel : coiffeurs, sommeliers, voituriers, commissionnaires, etc. Ces professions détachées de la domesticité conservent longtemps encore leur caractère originel, mais peu à peu elles commencent à s’assimiler les propriétés et les conceptions du salariat industriel.

3 : Le « Lumpenprolétariat ».

Quelque nombreux qu’aient été les domestiques de luxe ou autres, les compa­gnons et les mercenaires, la classe qu’ils formaient ne pouvait en général admettre tous les non possédants. Ceux qui étaient incapables de travailler – enfants, vieillards, malades, estropiés – n’avaient pas la possibilité de faire leur chemin dans ces professions. Mais leur armée vint se grossir, comme nous l’avons vu, à l’origine des temps modernes, d’une telle quantité de gens cherchant du travail, surtout des paysans frustrés de leurs biens ou fuyant les mauvais traitements que de nombreux ouvriers, susceptibles de travailler, tombèrent dans la même situation que les travailleurs frappés d’incapacité. Il ne leur resta plus qu’une issue : mendier, voler, ou se prosti­tuer. On les plaçait dans l’alternative de mourir de faim ou de contrevenir aux idées reçues sur la pudeur, l’honneur et la dignité. Ils ne purent gagner leur vie qu’en mettant constamment le souci des premières nécessités personnelles plus haut que le souci de leur réputation. Il est évident que cette situation était démoralisatrice et corruptrice au plus haut point.

Cette dépravation fut augmentée, et l’est encore par ce fait que les pauvres, sans travail, sont tout à fait inutiles pour la société, que celle-ci non seulement n’en a pas besoin, mais voit dans leur disparition un bon débarras. Mais toute chose superflue, qui n’a pas de fonction nécessaire à remplir dans la société doit se dépraver. Notre observation s’applique aux classes les plus élevées comme aux plus humbles.

Les mendiants d’ailleurs ne peuvent se bercer de l’illusion qu’ils sont nécessaires. Ils ne se souviennent plus de l’époque où leur classe rendait service à la société. Ils ne peuvent, se fondant sur leur puissance, imposer leur parasitisme à la société.

Ils sont seulement tolérés : la résignation est donc le premier devoir du mendiant, la première vertu du pauvre. Comme les domestiques, cette espèce de prolétaires rampe devant les puissants. Ils ne forment pas une opposition contre l’ordre social actuel, au contraire. Ils dépendent des miettes de pain qui tombent de la table des riches. Comment pourraient-ils souhaiter que le riche disparût ! Eux-mêmes ne sont pas exploités. Le riche peut être d’autant plus généreux, le pauvre peut attendre d’autant plus de lui que le degré d’exploitation du travailleur, que le revenu du riche est plus grand. Le pauvre, comme le domestique, profite de l’exploitation ; quelle raison aurait-il de la combattre ? Au commencement de la Réforme en Allemagne, quand l’Église catholique était haïe au plus haut point par toutes les classes, parce qu’elle les avait exploitées ce furent des prolétaires de ce genre qui lui restèrent fidèles parce qu’ils en recevaient de plus riches aumônes que des citadins avares et des paysans pillés.

Cette classe du prolétariat, le « Lumpenprolétariat », ne s’est jamais opposée spontanément à l’exploitation. Mais il n’en est pas le rempart comme la soldatesque mercenaire. Lâche, sans idées, il abandonne sans hésiter ceux dont il vient d’empocher l’aumône dès qu’ils ont perdu richesse et pouvoir. Jamais il n’a pris la tête d’un mouvement révolutionnaire, mais à la moindre effervescence il est toujours prêt à pêcher en eau trouble. Il a contribué à donner le dernier coup à une classe prête à tomber. En général, dans une révolution, il s’est borné à la compromettre et à l’exploiter pour la trahir à la première occasion.

Le mode de production capitaliste a fortement accru le « Lumpenprolétariat » ; il lui amène chaque jour de nouvelles recrues ; ce prolétariat spécial forme dans les grandes villes une partie importante de la population.

La fraction des petits bourgeois et des petits paysans qui est tombée au plus bas, qui doute de ses propres forces et cherche à se maintenir par des aumônes que lui jettent les classes supérieures, se rapproche beaucoup du « Lumpenprolétariat » pour le caractère et les idées.

4 : Les Origines du Prolétariat salarié.

C’est parmi les petits paysans et les petits bourgeois que la production capitaliste encore naissante et, en particulier, la grande industrie, recrutèrent de préférence les forces de travail dont elles avaient besoin. Elles demandent moins des ouvriers exercés que des travailleurs patients, incapables de se révolter, susceptibles d’entrer passivement dans le mécanisme énorme que constitue une fabrique moderne, mécanisme qui ne peut fonctionner qu’à une condition, c’est que chacun des innom­brables rouages dont il se compose accomplisse avec exactitude et continuité les mouvements assignés. Comme à l’origine ce furent les fractions de la classe ouvrière se rapprochant le plus du « Lumpenprolétariat » et même certaines portions de celui-ci qui fournirent la majorité des travailleurs de la grande industrie naissante, le traitement qu’elles tolérèrent détermina celui que les capitalistes voulaient imposer à leurs ouvriers. le travail lui-même, dont les économistes et les moralistes bourgeois aiment tant à vanter la vertu moralisatrice, devint pour les prolétaires, une cause d’abaissement et non de relèvement. Le peu de résistance des travailleurs permit aux capitalistes d’allonger à l’extrême le temps de travail. Nous avons vu, au chapitre II, quels motifs puissants poussaient la grande industrie à agir de la sorte. Quand il n’y est pas obligé, le capital n’accorde pas au prolétaire le temps de vivre, de s’instruire. Quand des bornes ne lui sont pas imposées, il laisse le travail se poursuivre jusqu’à épuisement. S’il subsiste encore une courte pause entre le travail et le sommeil, elle ne suffit qu’aux jouissances les plus fugitives, à l’ivresse que procurent l’alcool et les relations sexuelles. Le travail exercé en commun par des hommes et des femmes, des adultes et des enfants qui dans une humanité heureuse, libre, consciente de ses devoirs, aurait été la source, pour tous les intéressés, d’une émulation intellectuelle et d’un progrès moral supérieur, devint, dans la fabrique capitaliste, le premier moyen d’augmenter les dangers de la contamination de tous ses effets démoralisateurs et énervants, de permettre à la dépravation de faire des ravages plus rapides encore dans le prolétariat.

Il n’y a plus dès lors lieu de s’étonner qu’aux débuts de la grande industrie capi­taliste, les prolétaires qui travaillaient se distinguassent si peu dit « Lumpen­prolétariat ». L’exposé classique qu’a fait F. Engels de la situation des classes laborieuses en Angleterre dans la première dizaine d’années du siècle dernier, nous montre parfaitement à quel degré de criminalité, d’ivrognerie et de saleté, corporelle et spirituelle, elles étaient tombées [1] .

5 : Relèvement du Prolétariat salarié.

Le terme de prolétaire semblait éveiller nécessairement l’idée de dépravation extrême. Il est encore des gens aujourd’hui qui professent cette opinion, et parmi eux beaucoup se croient très modernes. Cependant même à l’époque où le prolétariat laborieux avait extérieurement de nombreux traits communs avec le « Lumpen­prolétariat », un abîme séparait ces deux classes.

La dernière d’entre elles est toujours restée la même pour l’essentiel, chaque fois qu’elle s’est présentée sous la forme d’un phénomène général. Le «Lumpenprolétariat» actuel de Berlin ou de Londres ne se distingue pas trop de celui qui vivait dans l’ancienne Rome. Par contre, le prolétariat moderne qui travaille est un phénomène tout particulier, inconnu de l’histoire antérieure.

La différence énorme, fondamentale qui distingue ces deux classes est la suivante : le « Lumpenprolétariat » vit en parasite, le prolétariat laborieux forme au contraire une des racines de la société, c’est la source déjà la plus importante, et bientôt l’unique source où la société puise sa force. Le prolétaire qui travaille ne possède rien, mais ne reçoit pas d’aumônes. Loin d’être entretenu par la société, c’est elle qu’il entretient par son travail. A l’origine de la production capitaliste, le prolétaire sent encore qu’il est un pauvre. Dans le capitaliste qui l’exploite il voit un bienfaiteur, qui lui donne du travail et par suite du pain. Cette relation patriarcale plaît naturellement beaucoup aux patrons. Aujourd’hui encore, ils demandent à l’ouvrier en échange du salaire qu’ils lui payent, non seulement le travail convenu, mais encore la soumission et la recon­naissance.

Mais la production capitaliste ne peut subsister longtemps sans que s’évanouisse le beau côté patriarcal qu’elle avait à ses débuts. Si asservis, si bernés que soient les ouvriers, ils ne peuvent cependant que remarquer à la fin que ce sont eux qui gagnent le pain du capitaliste et que la réciproque n’est pas vraie. Tandis qu’ils restent pauvres ou le deviennent de plus en plus, le capitaliste ne cesse de s’enrichir. Et quand ils demandent aux fabricants, ces prétendus patriarches, un peu plus de pain, ils essuient un refus.

Le prolétariat qui travaille se distingue du « Lumpenprolétariat » et des domes­tiques en ce qu’il ne vit pas de l’exploitation de l’exploiteur, il se distingue encore des serviteurs et des compagnons ouvriers (cf. chap. II .) en ce qu’il ne vit ni ne travaille avec l’exploiteur ; toute relation personnelle entre le patron et l’ouvrier a disparu. Le prolétaire vit dans de misérables trous et construit un palais à son patron ; il souffre de la faim et prépare à son maître un repas somptueux. Il peine et s’exténue pour procurer à son exploiteur et à sa famille le moyen de tuer le temps.

L’opposition est tout autre que celle qui mettait aux prises les riches et les « peti­tes gens », les pauvres de l’époque précapitaliste. Ceux-ci envient l’homme opulent qu’ils regardent avec admiration, c’est leur modèle, leur idéal. Ils voudraient être à sa place, être des exploiteurs comme lui. Il ne songe pas à supprimer l’exploitation. Le travailleur prolétaire, lui, n’envie pas le riche; il ne désire pas sa situation, il le hait et le méprise. Il le hait comme exploiteur, il le méprise comme parasite. Il ne hait d’abord que les capitalistes avec lesquels il a affaire, mais il reconnaît bientôt que tous tiennent la même conduite à son égard, et sa haine, personnelle à l’origine, se change en une hostilité consciente vis-à-vis de toute la classe capitaliste.

Cette hostilité contre les exploiteurs a caractérisé dès l’origine le prolétariat. La haine de classe n’est nullement un effet de la propagande socialiste, elle s’est mani­festée longtemps avant que celle-ci n’ait agi sur la classe ouvrière. Chez les domestiques et les serviteurs, chez les compagnons ouvriers, la haine de classe ne peut jamais être portée à ce degré. Étant données les relations personnelles existant avec le « maître », un sentiment semblable aurait rendu tout travail, impossible aux travailleurs. Dans ces professions, les salariés entrent souvent en lutte avec leurs employeurs, chefs d’ateliers ou chefs de famille. Mais on se réconcilie toujours. Dans le mode de production capitaliste, les travailleurs peuvent nourrir l’hostilité la plus exaspérée pour les patrons sans que la production en soit troublée, sans même que ceux-ci s’en aperçoivent.

Cette haine est timide à l’origine, individuelle. S’il faut un certain temps pour que les prolétaires remarquent que ce n’est nullement la générosité qui pousse les fabricants à les employer, il faut plus de temps encore pour qu’ils trouvent le courage d’entrer ouvertement en conflit avec le « maître ».

Le prolétaire qui ne travaille pas est lâche et résigné parce qu’il se sent inutile et qu’aucune considération d’ordre matériel n’agit sur lui. A l’origine, le prolétariat qui travaille a les mêmes traits caractéristiques dans la mesure où il se recrute dans le «Lumpenprolétariat » et dans les sphères qui en sont voisines. Il ressent bien tous les mauvais traitements auxquels il est en butte, mais il ne proteste contre eux qu’intérieurement ; il ferme le poing mais il le garde dans la poche. En outre, chez les natures particulièrement énergiques et passionnées, la révolte se traduit par des actes accomplis en secret.

La conscience de leur force et l’esprit de résistance ne se développent dans les fractions de la classe ouvrière dont nous parlons ici que quand elles arrivent à la conscience de la communauté des intérêts, à la solidarité existant entre leurs membres. Quand le sentiment de solidarité s’est éveillé, c’est alors que commence la renaissance morale du prolétariat, le travailleur prolétaire se relève et quitte le bourbier du « Lumpenprolétariat ».

Les conditions de travail dans la production capitaliste enseignent d’elle-même au prolétaire la nécessité d’une étroite solidarité, de la subordination de l’individu à la collectivité. Tandis que dans la forme classique du métier, chaque individu fabrique un objet complet, l’industrie capitaliste repose sur le travail en commun, sur la coopération. Le travailleur individuel ne peut rien sans ses compagnons de travail. En se mettant à l’œuvre ensemble, systématiquement, ils doublent ou triplent la produc­tivité de chacun d’entre eux. Le travail leur fait comprendre quelle force réside dans l’union, il développe chez eux une heureuse discipline, librement acceptée, qui est la condition première et d’une production coopérative, socialiste, et de la victoire du prolétariat dans sa lutte contre l’exploitation. La production capitaliste éduque donc la classe ouvrière qui l’abolira et lui enseigne le mode de travail qui convient à la société socialiste.

L’égalité des conditions de travail, plus peut-être encore, que le travail en commun, éveille le sentiment de solidarité chez le prolétaire. Dans une fabrique, il n’y a pour ainsi dire pas de hiérarchie. Les situations élevées y sont généralement interdites à l’ouvrier, mais elles sont si peu nombreuses qu’elles n’entrent pas en ligne de compte pour la masse des travailleurs. Un petit nombre d’entre eux peut seulement être acheté avec ces places de faveur. La grande majorité est placée dans les mêmes conditions de travail et l’individu est incapable de les améliorer pour lui seul. Il ne peut relever sa situation que quand se relève celle de tous ses compagnons de travail. Les fabricants cherchent bien, il est vrai, à semer la division parmi les travailleurs en introduisant artificiellement des inégalités dans ces conditions. Mais le nivellement qu’impose la grande industrie moderne est trop puissant pour que de semblables expédients, travail aux pièces, primes, etc., puissent abolir chez les ouvriers la conscience de la solidarité de leurs intérêts. A mesure que la production capitaliste se maintient plus longtemps, la solidarité prolétarienne se développe avec plus de puissance, elle s’implante plus profondément dans le prolétariat et en devient la caractéristique la plus saillante.

Il nous suffit de rappeler ici ce que nous disions plus haut des domestiques pour montrer la grande différence qui les distingue du prolétariat à ce propos. Mais le serviteur de famille, et même le compagnon ouvrier restent, sur ce point, inférieurs au prolétaire.

La solidarité entre compagnons ouvriers s’arrêtait à un moment que la solidarité entre prolétaires a dépassé. Chez les uns comme chez les autres, la solidarité ne se restreignait pas aux travailleurs employés dans une même exploitation. De même que les prolétaires, les compagnons étaient insensiblement arrivés à reconnaître que les travailleurs se heurtent partout aux mêmes adversaires, ont partout les mêmes intérêts. Ils ont créé des organisations nationales, s’étendant à tout le pays, à une époque où la bourgeoisie ne voyait pas plus loin que sa petite ville ou son petit État. Le prolétariat moderne est absolument international, dans ses sentiments et dans ses actes. Au milieu des luttes nationales les plus acharnées, des armements empressés des classes dominantes, les prolétaires de tous les pays se sont unis.

Nous trouvons déjà chez les compagnons même des commencements d’organi­sations internationales. Ils furent capables de dépasser les frontières nationales. Mais il est une limite qu’ils n’ont jamais pu franchir : c’est le métier, la profession. Le chapelier ou le chaudronnier allemand pouvait, dans ses voyages, trouver l’hospitalité chez ses collègues suédois ou suisses. Mais les cordonniers, les menuisiers de son propre pays restaient pour lui des étrangers. Sous le régime du métier, les professions étaient strictement délimitées. L’apprenti devait travailler pendant des années avant d’être admis au compagnonnage, et durant toute sa vie il restait fidèle à son métier. Si la corporation était florissante, puissante, l’honneur en rejaillissait aussi sur le compagnon . S’il était jusqu’à un certain point en conflit avec son maître, il n’était pas moins en antagonisme avec les maîtres et les compagnons des autres métiers. A l’époque où le métier brillait de tout son éclat, les associations des différents métiers étaient engagées dans des luttes violentes les unes contre les autres.

La production capitaliste, par contre, fait un mélange bigarré des diverses pro­fessions. Dans une entreprise capitaliste beaucoup d’ouvriers de métiers différents travaillent côte à côte, et coopèrent à un but commun. En outre, ce mode de produc­tion tend à faire disparaître la notion de métier. La machine diminue le temps qui durait autrefois des années et le réduit à quelques semaines, souvent à quelques jours. Elle permet à l’ouvrier de passer sans trop de difficulté d’un travail à un autre. Elle l’y force souvent en rendant son concours inutile, en le jetant sur le pavé et en le forçant de se livrer à une autre occupation. La liberté dans le choix d’une profession que le philistin craint de perdre dans la « société future » a déjà perdu tout sens pour le travailleur actuel.

Dans ces conditions, il est facile au prolétaire de dépasser le point où s’arrêtait le compagnon. Pour le prolétariat moderne, la conscience de la solidarité n’est plus seulement internationale, elle s’étend à toute la classe ouvrière.

Il y a déjà existé dans l’antiquité et au moyen âge des formes différentes de salaire. Les luttes même entre salariés et exploiteurs ne sont pas un phénomène nouveau. Mais ce n’est que sous le régime de la grande industrie capitaliste que nous voyons se constituer une classe de salariés, très conscients de la communauté de leurs intérêts, qui subordonnent de plus en plus aux intérêts généraux de leur classe, non seulement leurs intérêts personnels, mais encore les intérêts locaux et même leurs intérêts professionnels là où il en subsiste encore. Ce n’est que dans notre siècle que les luttes des salariés contre l’exploitation prennent le caractère d’une lutte de classe. C’est grâce à cette circonstance que ces luttes poursuivent un but plus large, plus élevé que la suppression d’inconvénients momentanés, c’est pour cette raison que le mouvement ouvrier devient un mouvement révolutionnaire.

Le concept de la classe ouvrière prend une extension de plus en plus considérable. Ce que nous venons de dire s’applique en premier lieu aux travailleurs prolétaires de la grande industrie. Mais de même que le capital industriel domine le capital en général, ainsi que toutes les entreprises économiques dans les nations capitalistes, de même les idées et les sentiments du prolétariat de la grande industrie dominent de plus en plus les idées et les sentiments des salariés. La conscience de la communauté générale de leurs intérêts s’éveille également chez les travailleurs de la manufacture et du métier. Ce phénomène se produit d’autant plus rapidement que le métier perd davantage son caractère primitif, se rapproche de la manufacture ou devient une industrie à domicile exploitée suivant les méthodes capitalistes.

 

Ces idées et ces sentiments sont de plus en plus partagés par les travailleurs des villes appartenant à des professions non industrielles, les employés de commerce, de transports, les employés d’hôtels et de lieux de plaisir. Les travailleurs agricoles eux-mêmes prennent de plus en plus de la communauté d’intérêts qui les rend solidaires des autres salariés, à mesure que la production capitaliste détruit l’ancienne exploita­tion patriarcale, et fait de l’agriculture une industrie exercée par des prolétaires salariés et non plus par des serviteurs appartenant à la famille du paysan, Enfin le sentiment de solidarité commence à se faire sentir même chez les artisans indépen­dants les plus misérables et, dans certaines circonstances, même chez les paysans. Les classes laborieuses se fondent de plus en plus en une classe ouvrière unique, unitaire, inspirée par l’esprit du prolétariat de la grande industrie qui ne cesse de voir accroître son nombre et son importance économique. Les classes laborieuses sont de plus en plus pénétrées de l’esprit propre au prolétariat de la grande industrie, d’entente et de camaraderie, de discipline corporative et d’hostilité contre le capital. Et dans leurs rangs, se répand également cette soif de savoir, particulière au prolétariat et dont nous avons déjà parlé à la fin du chapitre précédent. Ainsi, insensiblement, le prolétariat corrompu, méprisé, maltraité, devient une puissance historique devant laquelle les anciens pouvoirs commencent à trembler. Il est né une classe nouvelle, possédant une morale nouvelle, une philosophie nouvelle et grandissant chaque jour en nombre, chaque jour plus nettement limitée, chaque jour plus indispensable au point de vue économique, acquérant chaque jour plus de conscience et de jugement.

6 : Conflit des tendances qui relèvent le prolétariat et des tendances qui le rabaissent.

Le relèvement du prolétariat constitue un procès inévitable, d’une nécessité de nature. Mais il ne se poursuit ni pacifiquement ni régulièrement. Comme nous l’avons vu au chapitre II, les tendances propres au mode de production capitaliste aboutissent à rabaisser de plus en plus la population laborieuse. La renaissance morale du prolétariat ne peut donc se produire qu’en opposition avec ses tendances et avec leurs soutiens, les capitalistes.

Elle n’est possible que parce que les réactions, les tendances antagonistes, créées au sein du prolétariat par les nouvelles conditions où il vit et travaille, se fortifient suffisamment. Mais les tendances propres au mode de production capitaliste varient extrêmement suivant les époques, les régions, les branches d’industrie. Elles dépen­dent de l’état du marché, du degré de la concurrence entre les entreprises particulières, du développement du machinisme dans les industries considérées, du jugement des capitalistes sur leurs intérêts, etc., etc. Les tendances contraires, qui se font jour dans les différentes fractions du prolétariat. dépendent également des conditions les plus diverses, des habitudes et des besoins des classes de la population où se recrutent de préférence ces prolétaires ; du degré d’habileté ou de force qu’exige le travail dans la branche où ils sont employés, de l’extension du travail de la femme et de l’enfant, de la grandeur de l’armée industrielle de réserve, qui n’est nullement la même pour toutes les professions, de l’intelligence de l’ouvrier, et enfin de la dispersion ou de la concentration qu’amène le travail, etc.

Chacune de ces conditions est fort variable dans les différentes branches et dans les différentes couches de travailleurs ; elles sont de plus soumises à des modifi­cations perpétuelles, la révolution technique et économique se poursuivant en effet sans interruption. Chaque jour de nouvelles régions, de nouvelles branches sont livrées par le capital à l’exploitation et à la prolétarisation. Chaque jour on crée de nouvelles branches de production, et chaque jour on bouleverse celles qui existent. Comme à l’origine du mode de production capitaliste, nous voyons aujourd’hui constamment de nouvelles couches de la population tomber dans le prolétariat, disparaître dans le « Lumpenprolétariat », et d’autres en sortir. Chez les travailleurs prolétaires nous pouvons toujours observer un flux et un reflux, certaines de ses fractions s’élevant, d’autres s’abaissant, suivant que telles ou telles tendances arrivent à prévaloir.

Mais heureusement pour le développement ultérieur de la société humaine, il arrive dans ces différentes sphères un moment où les tendances qui favorisent leur relèvement l’emportent décidément. Quand dans une partie du prolétariat, ces tendances se sont montrées assez efficaces pour éveiller leur conscience, la con­science de classe, la conscience de la solidarité de tous leurs membres, de leur solidarité avec la classe ouvrière tout entière, la conscience de la force qui résulte de leur entente ; dès qu’une de ces classes est arrivée à sentir qu’elle était économi­quement indispensable, à se respecter soi-même, dès qu’elle s’est élevée à la conviction que la classe ouvrière marchait vers un avenir meilleur ; dès qu’un groupe de prolétaires en est venu à ce point, il est infiniment difficile de le faire retomber au rang de ces malheureux qui haïssent il est vrai mais ne peuvent s’accorder pour mener une lutte durable, qui cherchent l’oubli d’eux-mêmes et de leur avenir dans l’ivresse, qui puisent dans leurs souffrances non la fierté et l’esprit de révolte, mais la soumission craintive. Il est presque impossible d’arracher la conscience de classe à une fraction du prolétariat où elle s’est enracinée profondément. Les tendances du mode de production capitaliste peuvent donc se faire cruellement sentir, elles peuvent ruiner ces prolétaires économiquement, elles ne les ruineront pas moralement. Il faut alors que la pression soit si forte qu’elle aboutisse à la suppression complète de cette classe. C’est ce qui s’est produit pour certaines industries à domicile. Dans tout autre cas, la pression exercée amènera une réaction. Elle ne produira pas l’affaissement, mais l’exaspération. Le prolétaire ne tombera pas dans la canaille, il s’élèvera au rang de martyr.

7 : La Philanthropie et la Législation protectrice du travailleur.

Si chaque fraction du prolétariat était réduite à ses propres forces, pour la majorité d’entre elles, le procès de relèvement commencerait beaucoup plus tard, il serait encore plus lent, coûterait encore plus de souffrances qu’il ne le fait réellement. Plus d’un groupe prolétarien qui s’est conquis l’estime de tous, ne serait jamais arrivé sans appui à surmonter les difficultés inhérentes à tous les débuts, et que l’on rencontre également quand il s’agit de sortir du bourbier où l’évolution capitaliste a plongé le prolétariat. L’appui vint de couches sociales plus élevées, des couches supérieures du prolétariat comme des classes possédantes.

A l’origine de la grande industrie capitaliste, cette dernière aide n’a pas été sans importance.

Au moyen âge, la pauvreté était si peu répandue que la bienfaisance publique (religieuse surtout) et privée suffisait à y remédier. Elle ne présentait pas de problè­mes à résoudre. Si elle éveillait les réflexions, elle ne donnait naissance qu’à des considérations édifiantes. C’était un procédé pédagogique du bon Dieu. Ceux qu’elle frappait vivaient-ils dans le péché ? c’était un châtiment. Étaient-ils pieux ? c’était une épreuve dont leur foi devait triompher plus brillamment encore. Pour les riches, la pauvreté servait à exercer leurs vertus, champ d’exercice aussi nécessaire au salut de leur âme que la lice à la trempe de leur corps.

Mais quand le développement de la production marchande eut amené la disso­lution de l’ancienne agriculture féodale, que l’émigration vers la ville des paysans disponibles eut commencé, et que dans les cités la « surpopulation » , le chômage et le paupérisme se furent étendus, ce phénomène aussi nouveau qu’effrayant et dange­reux attira l’attention de tout homme qui pensait et qui sentait. La charité en faveur au Moyen âge se montrait inefficace. La Réforme tarit encore la source principale des aumônes, l’assistance pratiquée par l’Église catholique. Secourir tous les pauvres fut une œuvre dépassant de plus en plus les forces de la société. Un nouveau problème se posa : la suppression de la misère. On apporta les solutions les plus diverses, variant avec l’intelligence et l’humanité des chercheurs, soit qu’on se contentât de la méthode commode consistant à supprimer la pauvreté en supprimant les pauvres (par le gibet ou la déportation), soit qu’on s’arrêtât à des projets mûrement élaborés de société nouvelle, communiste. Ces derniers trouvèrent bien une grande faveur chez les hommes instruits, mais les méthodes commodes furent les seules auxquelles consen­tirent les divers pasteurs de peuple et les sages politiques. Cependant, à mesure que l’on frappait plus de prolétaires, la misère sévissait elle-même sur un plus grand nombre de personnes.

Mais insensiblement la question du paupérisme revêtit un autre aspect. Le mode de production capitaliste était né et commençait à s’étendre de plus en plus et à prédominer dans la société. Pour les penseurs de la bourgeoisie, le problème de la suppression du paupérisme cessa de se poser. La production capitaliste a pour base le prolétariat. Supprimer ce dernier, c’est rendre cette production impossible. La misère qui frappe la masse est le fondement de la masse de richesse de la classe capitaliste. Quiconque veut aujourd’hui remédier à l’absence de propriété de l’ouvrier sape les bases de la propriété elle-même; c’est un révolutionnaire, un ennemi de la société.

La pitié et la crainte agissent toujours, la misère, en effet, constitue un danger pour toute la société. Elle fait naître les épidémies, les crimes, au détriment des classes bourgeoises. Aussi, beaucoup de bourgeois, qui ont du jugement ou du sentiment, se sentent portés à faire quelque chose pour le prolétariat. Mais pour la grande masse des bourgeois, qui n’osent ou ne peuvent rompre avec leur classe, le problème ne consiste plus à supprimer le prolétariat, mais à relever les prolétaires. Ceux-ci doivent continuer à rester capables de travailler, ils doivent être contents, mais ils ne doivent pas cesser d’être des prolétaires complaisants. La philanthropie bourgeoise ne dépasse jamais cette borne.

Dans cette limite, la philanthropie peut naturellement se manifester sous les formes les plus diverses. La plupart de ses méthodes sont ou complètement ineffica­ces ou tout au plus susceptibles d’adoucir momentanément le sort de quelques individus. Mais quand, en Angleterre, dans les premières. dizaines d’années de notre siècle, la grande industrie capitaliste, d’abord l’industrie textile, fit ses débuts en faisant régner toute la terreur dont elle était capable, les philanthropes les plus avisés se convainquirent qu’il n’y avait qu’un moyen de s’opposer à la décadence des travailleurs de ce métier, c’était de protéger légalement au moins les catégories d’ouvriers les moins capables de se défendre : les femmes et les enfants.

Les capitalistes de la grande industrie ne formaient pas, comme aujourd’hui, une partie aussi importante des classes possédantes. Les membres de ces classes, qui n’étaient pas les capitalistes, avaient intérêt, pour diverses raisons, économiques, et politiques, à restreindre le pouvoir des capitalistes sur les ouvriers : les grands propriétaires fonciers et les petits bourgeois, par exemple. On avait reconnu, de plus, que si cette limitation venait à manquer, la raison même de la propriété de l’industrie anglaise, la classe ouvrière, disparaîtrait. Cette considération devait rallier au système de la protection tous les membres des classes possédantes douées de jugement et se plaçant au-dessus de leurs intérêts momentanés. Enfin, l’intérêt particulier de quelques grands fabricants qui avaient le moyen de supporter facilement ces mesures et d’y adapter la production parlait également en faveur de ce nouveau régime. Leurs petits concurrents, qui ne se maintenaient que péniblement, grâce à une exploitation éhontée de l’ouvrier, devaient se réunir, en effet, grâce aux mesures de protection ouvrière. Néanmoins, et bien que dans la classe ouvrière se fût dessiné un mouvement puissant en faveur de la protection, il fallait soutenir des luttes acharnées pour obtenir les lois les plus timides et arriver à les perfectionner.

Cependant, quelque peu importantes que fussent les conquêtes au début, elles n’en constituaient pas moins, pour les catégories de prolétaires intéressés, un encoura­gement qui les tira de leur torpeur et développa chez elles les tendances favorables à leur relèvement. Avant même qu’on eût remporté la moindre victoire, les luttes qu’elle occasionna suffirent à montrer aux prolétaires quelle importance ils avaient, combien ils étaient indispensables, quelle puissance ils représentaient. Ces luttes les réveillèrent, leur donnèrent la conscience, le respect de soi-même, mirent fin à leur désespoir et proposèrent à leurs efforts un but moins prochain.

Un autre moyen de relèvement de la classe ouvrière, préconisé également par la bourgeoisie, est l’école populaire. Les limites de notre étude ne nous permettent pas de nous étendre davantage sur cette question. Le moyen est puissant, on ne doit pas en méconnaître la valeur. Mais il s’agit de relever le prolétariat comme classe ; il est moins efficace qu’une sérieuse législation protégeant le travailleur.

A mesure que le mode de production capitaliste se développe et que la grande industrie fait disparaître les autres formes de production ou en modifie la nature, il devient de plus en plus nécessaire d’aggraver la législation de protection et de l’étendre non seulement à toutes les branches de la grande industrie, mais encore au métier, à l’industrie à domicile, et enfin à l’agriculture. Mais tandis que l’influence des capitalistes industriels prend de l’extension dans la société bourgeoise, les classes possédantes non-capitalistes, petits bourgeois et propriétaires fonciers se pénètrent de plus en plus d’idées capitalistes ; les penseurs, les hommes politiques de la bour­geoisie cessent d’être leurs guides et leurs conseillers pour devenir leurs champions, prêts à intervenir en faveur de chacun de leurs intérêts momentanés.

Les ravages que la production industrielle moderne exerce parmi les travailleurs qu’elle emploie sont si atroces que, seuls, les plus avides et les plus imprudents parmi les capitalistes et leurs amis, osent contester la légitimité d’une législation protectrice restreinte. Mais on ne rencontre chez les possédants que peu de partisans d’une protection plus étendue, de mesures comme la journée de huit heures, qui représente aujourd’hui ce qu’était la journée de dix heures, vers 1840, pour les ouvriers anglais. La philanthropie bourgeoise devient de plus en plus timide. Elle laisse de plus en plus aux seuls ouvriers le soin de mener cette lutte. La lutte pour la protection de l’ouvrier devient de plus en plus une lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. Sur le continent, où cette lutte a commencé beaucoup plus tard qu’en Angleterre, elle a eu ce caractère dès l’origine. Le prolétariat n’a pas à attendre, de la part des classes possédantes, un appui dans l’œuvre de son relèvement social. Il est réduit à ses propres forces, c’est à dire à celles de ses nombreuses fractions qui savent encore combattre, qui aiment encore lutter ou qui viennent d’acquérir ces qualités.

8 : Le Mouvement syndical.

Des luttes entre salariés et exploiteurs ne constituent pas un phénomène nouveau. Nous en rencontrons déjà à la fin du moyen âge, dans les métiers, entre compagnons et maîtres, dès que ceux-ci, sous l’influence du développement de la production marchande et des moyens de communication, commencèrent à avoir des sentiments et des tendances capitalistes. Plusieurs d’entre eux cherchèrent, dès le XVe siècle, à augmenter le nombre des compagnons qu’ils employaient, au point de pouvoir vivre du labeur de ceux-ci, sans être eux-mêmes obligés de travailler personnellement. Ils tentèrent au moins de se réserver la part du lion. Il y a lieu de remarquer les efforts faits pour multiplier les jours ouvrables, restreindre les fêtes chômées, et demander même la liberté du travail dominical. Les maîtres cherchèrent à se séparer des compagnons, ceux-ci durent se contenter d’une nourriture inférieure, etc. Le lien des relations familiales était rompu. Enfin les maîtres commencèrent à se constituer en caste fermée. La maîtrise devint très difficile, parfois même impossible à obtenir par les compagnons qui n’étaient ni fils ni gendres de maîtres. Le compagnonnage forma dès lors un état particulier et cessa de constituer un stade intermédiaire entre l’apprentissage et la maîtrise.

Les maîtres commençant ainsi à s’exercer au rôle de capitalistes, la conséquence naturelle fut que leurs relations avec les compagnons prirent un peu de l’acuité que l’on remarque dans l’antagonisme qui opposa plus tard les employeurs capitalistes et les prolétaires salariés. Mais les compagnons ne pouvaient être assimilés aux prolétaires résignés et abaissés de la grande industrie encore à ses débuts. Fiers et combatifs, non seulement ils parèrent tous les coups qui leur étaient portés, mais ils répondirent quand ils le purent par des coups encore plus rudes. Les villes étaient petites, aussi le nombre des compagnons appartenant à la même corporation était-il restreint dans chacune d’elles. Il leur était d’autant plus facile de s’unir qu’en général chaque métier était exercé dans la même rue. Le travail les séparait, ils travaillaient rarement plus d’un ou deux chez le même maître. Mais le travail ne remplissait pas toute leur existence. Le nombre des jours chômés dans l’année était légion. La vie en société jouait alors dans l’existence de chaque individu le même rôle que le travail, et cette sociabilité unissait les compagnons. Les chambres de cabaret étaient les centres de leurs organisations, le point d’origine des combats qu’ils livraient aux maîtres. Celui qui ne faisait pas cause commune avec ses collègues était mis à l’index. Les métiers étant strictement fermés, l’exclusion du compagnonnage dans une profession équivalait pour le compagnon à l’exclusion de la société tout entière. L’organisation compagnonnique d’une industrie comprenait donc la totalité des compagnons de celle-ci. L’armée industrielle de réserve était, peut-on dire, inconnue. Embaucher des ouvriers appartenant à d’autres corporations était impossible pour différentes raisons. Il n’est donc pas étonnant que la situation occupée par les compagnons vis-à-vis des maîtres fut relativement favorable. Les armes qu’ils employaient étaient la grève et la mise à l’index et ces armes n’étaient pas épargnées. Nos partisans actuels des corporations qui rêvent de ressusciter le métier du moyen âge et se flattent de rétablir ainsi la paix entre patrons et ouvriers verraient leurs cheveux se dresser sur la tête si aujourd’hui, proportionnellement au développement de l’industrie, on chômait aussi fréquemment et avec autant d’opiniâtreté qu’on le fit dans les métiers importants au XVe et au XVIe siècles.

Ce ne fut que la constitution de l’État moderne qui permit de faire entendre raison aux compagnons. Le premier service d’ami qu’il rendit à la bourgeoisie fut de maintenir la classe ouvrière. C’est, du reste, encore un de ses principaux offices. Ce fut l’époque de la taxation des salaires (salaires maxima), de l’interdiction ou de la mise sous la surveillance de la police, de toutes les organisations de salariés. Cepen­dant l’État ne réussit pas à venir complètement à bout des compagnons. Ils savaient, tout aussi bien que leurs adversaires, quelle puissance leur donnait la réunion de leurs forces et combien ils étaient faibles si l’organisation venait à leur manquer. Ils cherchèrent avec la plus grande ténacité. Quand on leur interdit des organisations publiques, ils en fondèrent de secrètes. Les châtiments, les traitements les plus redoutables furent suspendus sur eux. Mais rien ne réussit à rompre leur union. Les souffrances et les privations que la loi contre les socialistes imposa aux prolétaires allemands, bien que suffisamment graves, n’étaient que jeux d’enfants si on les compare à ce qu’eurent à subir les travailleurs au cours des derniers siècles. Ils ont cependant triomphé victorieusement de toutes les persécutions.

Quand commença à s’introduire la manufacture capitaliste, la majorité des ouvriers ne possédaient pas la même force de résistance que les compagnons. Comme nous l’avons déjà remarqué, dans la manufacture les différentes manipulations nécessaires à la fabrication d’un produit complet sont confiées à plusieurs ouvriers d’où chacun n’a à accomplir qu’une ou plusieurs opérations relativement simples. Le temps d’apprentissage de l’ouvrier s’en trouve réduit et le travail des femmes et des enfants commence à s’introduire. De plus, sous le régime de la manufacture les villes contiennent de grandes armées de travailleurs. Il est dès lors impossible qu’un tra­vailleur connaisse personnellement les autres ce qui était naturel chez les compagnons dans une petite ville du moyen âge. Ces derniers eurent également à souffrir du développement pris par les grandes villes, mais dans une moindre proportion ; à mesure en effet qu’ils voyaient leur nombre s’augmenter, les maîtres se multipliaient de leur côté et devenaient de moins en moins unis. Par contre, dans les exploitations capitalistes, de nombreux ouvriers se trouvent en présence d’un petit nombre de patrons qui peuvent s’entendre facilement.

De plus, le régime des corporations entravait le développement des manufactures dans les villes anciennes. Ces entreprises durent être établies là où les prescriptions corporatives ne les atteignaient plus, généralement en rase campagne, où les ouvriers étaient plus faciles à surveiller, ne trouvaient pas d’appui dans d’autres couches de la population laborieuse et ne pouvaient compter uniquement que sur le travail de la manufacture.

Enfin le temps dont disposaient les ouvriers pour se réunir entre collègues, moyen puissant d’union et par suite d’unité dans l’action, se trouva fort réduit, surtout par la suppression des fêtes chômées.

La manufacture rassemble bien dans le travail de grandes masses d’ouvriers et les force à travailler en commun. Mais les conséquences heureuses qui pouvaient en résulter pour l’entente des ouvriers furent en partie annihilées non seulement parce que les travailleurs se recrutaient dans les couches les plus diverses de la population, mais encore parce que les différents travaux étaient très diversement rétribués. Nous nous trouvons en présence de toute une hiérarchie parmi les travailleurs, semblables en cela aux domestiques d’une grande maison. Il est vrai que l’ouvrier est rangé dans chaque catégorie suivant les travaux qu’il exécute dans la production, et non d’après la souplesse de son échine ; la hiérarchie ne développe donc pas chez lui la servilité, mais elle crée néanmoins de si grandes différences dans les intérêts des différents groupes d’ouvriers employés dans une même entreprise qu’ils ont peine à prendre conscience de leur communauté d’intérêts.

Cependant les ouvriers de la manufacture possèdent un grand avantage : si leur apprentissage est beaucoup plus court que dans le métier, leur travail exige pourtant une habileté de main, une dextérité qui ne peut être acquise que par un long exercice. Aussi n’est il pas facile de les remplacer. Et si grand que soit le nombre de prolétaires sans travail, cherchant un emploi, au stade de l’évolution dont nous nous occupons ici, le chiffre des ouvriers manufacturiers exercés est encore faible. L’armée industrielle de réserve a en général une faible importance pour les travailleurs pendant cette période.

Mais la machine change tout cela : elle rend utilisables tous les sans-travail de l’industrie et jette sur le marché du travail quantité de femmes et d’enfants prolétaires. Nous avons vu quelle influence ce fait avait sur la force de résistance de l’ouvrier.

Depuis l’introduction du machinisme dans la production, le procès de transfor­mation de toute l’industrie en industrie capitaliste se poursuit avec une rapidité peu commune. Mais les exploitations capitalistes ne deviennent pas immédiatement, dans toutes les branches de la production, des fabriques employant la machine. Dans bien des professions, dans la composition typographique par exemple, la manufacture s’est encore maintenue. Il y a même des branches d’industrie qui, même exploitées suivant le mode capitaliste, peuvent conserver pendant un certain temps les méthodes du métier, la couture par exemple, dans la mesure toutefois où elle ne produit pas en gros. En général, l’exploitation capitaliste d’une profession, restée encore à la période du métier, ne provoque pas la naissance d’une grande industrie, mais d’une industrie naine, d’une industrie à domicile. Mais les travailleurs à domicile sont les moins susceptibles de résistance.

Dans le mode de production capitaliste, même quand prédomine la grande indus­trie exercée à l’aide de machines, subsiste une quantité, progressivement décroissante il est vrai, de branches qui ne peuvent se passer d’ouvriers exercés, s’étant acquis une certaine habileté professionnelle. La grande industrie elle-même crée une série de nouvelles branches, ou développe celles qui existaient déjà, branches qui supposent une force particulière une dextérité ou des connaissances spéciales et qui n’ont à redouter ni la concurrence d’ouvriers non exercés ni celle des femmes et des enfants. Notre remarque s’appliquait et s’applique encore en grande partie à plusieurs industries consacrées à l’extraction ou à la mise en œuvre des métaux.

Le prolétariat employé se divise donc en deux grandes catégories : l’une supé­rieure, favorisée à divers titres par les circonstances, comprenant les ouvriers exercés ou qualifiés (en anglais, « skilled »). Au-dessous d’elle, nous trouvons la grande masse journellement croissante des ouvriers, exerçant des emplois qui n’exigent pas des connaissances, des capacités ou une habileté préalables. Quelles que soient leurs facultés, leur savoir, leur dextérité, ils n’en sont pas moins rangés sous la rubrique d’ouvriers non exercés, non qualifiés (unskilled). On les remplace facilement, on ne leur doit aucun égard, leur force de résistance est faible.

Aux travailleurs les mieux placés, aux ouvriers qualifiés est réservé l’honneur d’être à l’avant-garde dans la lutte pour le relèvement de la classe ouvrière. Ils forment les éléments les plus courageux, les premiers qui soient capables de résister au capital. Ils ont prouvé leur vaillance en de nombreux combats.

Leur situation présente mainte analogie avec celle des compagnons ouvriers. Souvent ils en ont conservé les traditions, les méthodes d’organisation et de combat du compagnonnage leur ont servi de modèle. Les nouvelles organisations ouvrières, destinées à la lutte économique, celles d’abord des ouvriers syndiqués, les syndicats, sont la continuation directe des anciens compagnonnages, au moins à l’origine du mouvement ouvrier ; souvent ils sont nés des survivances léguées aux salariés par les anciennes organisations corporatives.

La parenté originelle du mouvement syndical et du mouvement compagnonnique ne se manifeste pas seulement dans l’esprit et la force de résistance des syndicats. L’esprit corporatif se fait également jour d’un autre côté ; c’est la tendance à se constituer en caste fermée, à poursuivre uniquement des intérêts professionnels étroits, sans égard pour les intérêts généraux de la classe ouvrière. Dans certaines circonstances, cette disposition peut amener des syndicats composés de travailleurs syndiqués non seulement à négliger tous les devoirs de solidarité avec la classe ouvrière tout entière, mais encore à chercher à obtenir des avantages au détriment des autres travailleurs, en limitant par exemple le nombre des apprentis formés dans la profession. On diminue ainsi, il est vrai, l’offre de forces de travail dans une profession déterminée, mais ce n’est qu’au détriment des travailleurs des autres branches, qui n’ont pas la force nécessaire pour réaliser de semblables restrictions, si bien que des forces de travail de plus en plus nombreuses s’adressent à ces métiers.

D’ailleurs, il n’y a que quelques industries dont les membres organisés cherchent, en qualité d’ « aristocrates » du travail, à se séparer de la « populace » et à se servir d’elle pour monter plus haut. Cela était vrai, en Allemagne, par exemple, de la majorité des compositeurs typographes, il y a quelques années encore. Mais en Angleterre, la totalité des ouvriers qualifiés s’est séparée des travailleurs non-qua­lifiés. Autour des premiers, se ralliaient encore les ouvriers des branches soumis à la loi sur les fabriques qui, par là même, jouissaient d’une situation privilégiée. Ces ouvriers, en meilleure position que les. autres, formaient, il y a peu de temps encore, et forment actuellement, au moins pour une partie, une aristocratie ouvrière, distincte de la grande masse des prolétaires salariés.

Quand le mouvement syndical conduit à favoriser un esprit de caste, à séparer, pour des raisons aristocratiques, les travailleurs les plus heureux des autres, il ne contribue pas au relèvement de tout le prolétariat, considéré comme classe, il est même susceptible de l’entraver et de le retarder. Il constitue un moyen beaucoup plus efficace que les mesures brutales et stupides que se plaît à employer la sagesse politique traditionnelle. Par contre, les mesures dirigées contre les organisations de combat de la classe ouvrière contribuent puissamment à unir les ouvriers, qualifiés ou non, en une résistance unique à l’oppression.

Aujourd’hui, il n’y a plus que les sots et les plus ignorants des hommes d’État pour penser que l’on peut réduire le prolétariat par de semblables mesures. Les ennemis les plus redoutables de la classe ouvrière sont ceux qui, se présentant non en adversaires, mais en amis, cherchent, au moyen d’un mouvement syndical, entendu au sens que nous venons de dire, à diviser le prolétariat et à changer ses éléments les plus susceptibles de se défendre en oppresseurs de ses membres les moins énergiques. Ces faux amis de la classe ouvrière opèrent également en Allemagne, mais leur champ d’action se borne actuellement aux seules universités. Mais ils essayent d’avoir une influence sur les ouvriers. Par bonheur, les partis dominants sont trop bornés, les ouvriers allemands trop intelligents, les conditions économiques trop avancées pour que ces messieurs puissent causer des dommages durables.

Une catégorie d’ouvriers, favorisée par les circonstances, peut s’exagérer son mérite et se séparer de la masse du prolétariat: mais, à la longue, il lui est impossible de se soustraire aux effets de l’évolution économique qui la poussent à faire cause commune avec l’ensemble de la classe ouvrière. Suivant l’intelligence de ces ouvriers, suivant le degré du développement économique de leur industrie, suivant le rôle qu’elle joue sur le marché intérieur et sur le marché international, il peut se passer plus ou moins de temps jusqu’à ce que leurs tendances aristocratiques disparaissent, mais, tôt ou tard, ce phénomène se produira dans chacune des catégories dont il s’agit.

Aucune industrie n’est assurée de ne pas être victime de cette révolution techni­que, qui remplace l’ouvrier exercé par le travailleur non qualifié et met l’homme en concurrence avec la femme et l’enfant. Malgré toutes les limitations du nombre des apprentis, etc., le nombre des sans-travail croît dans chaque profession. Le nombre grandit de ces ouvriers exercés qui, parce qu’ils ne gagnent pas assez, doivent rester en dehors des organisations et peuvent être employés contre elles. Les travailleurs les plus strictement organisés, possédant les caisses les mieux remplies, sont obligés de reconnaître que la résistance aux effets déprimants du capitalisme, sans parler de leur suppression, est une œuvre trop considérable encore pour les organisations isolées. Il leur faut avouer qu’elles sont d’autant plus faibles que l’est l’ensemble du prolétariat ; d’autant plus fortes qu’il est plus puissant. Il leur faut comprendre qu’il est de mauvaise politique de vouloir se faire un marchepied de gens déjà enlisés, et qu’en voulant s’appuyer sur eux on ne réussit qu’à les embourber davantage. Il leur faut s’employer à se ménager un terrain solide s’ils veulent se relever et se maintenir. Mais ils ne le peuvent sans aider les couches profondes inférieures à sortir de l’abîme.

Ainsi, chacune des fractions aristocratiques du prolétariat en vient successivement à ne plus considérer les luttes qu’elle soutient contre les exploiteurs comme des luttes particulières où il ne s’agit que de leurs intérêts particuliers, mais comme des parties de la grande lutte de classe que mène tout le prolétariat. Elles arrivent à reconnaître que les combats livrés par d’autres fractions du prolétariat ne leur sont nullement indifférents, que leur cause y est également en jeu, qu’elles ont donc le devoir d’y participer, d’y apporter leur aide et leur assistance là où elles le peuvent. Elles arrivent à comprendre que, quand la chose est possible, elles doivent également sauvegarder les intérêts de ces prolétaires, qui ne peuvent encore défendre leur peau par leurs propres moyens et sont encore en dehors du mouvement ouvrier.

Mais en même temps, les couches ouvrières composées de travailleurs non qualifiés s’élèvent successivement. Le spectacle des grandes luttes que mènent les ouvriers qualifiés réveille, encourage beaucoup de leurs frères non qualifiés. Nous avons déjà remarqué un effet analogue à propos des campagnes en faveur de la protection légale des travailleurs. Toute une série d’autres causes amène, à la suite des circonstances favorables, une catégorie d’ouvriers à entrer dans le camp du prolétariat militant.

Les résultats économiques immédiats, obtenus au cours des luttes des prolétaires non qualifiés, sont en général minimes. Leur histoire est « une longue série de défaites, interrompue par quelques victoires isolées » (Engels). Mais semblables au géant Antée de la fable grecque, les prolétaires puisent de nouvelles forces dans chaque défaite. Quelle qu’en soit l’issue, c’est le combat lui-même qui relève moralement l’ouvrier. Il met en lumière, il fait prévaloir toutes les qualités qui, comme nous l’avons vu, caractérisent le prolétariat. Il hâte sa renaissance morale et sociale quand bien même il ne contribue pas à son relèvement économique, quand bien même il a pour effet d’empirer sa position.

C’est ainsi que se forme avec des prolétaires qualifiés on non qualifiés la fraction agissante de la classe ouvrière, le mouvement ouvrier. C’est la partie du prolétariat qui milite pour les intérêts généraux de sa classe, c’est son « ecclésia militans ». Cette fraction grandit au dépens des « aristocrates » du travail qui s’exagèrent leur importance et se renferment dans un étroit égoïsme, de la « populace » stupide, des classes inférieures du prolétariat salarié, végétant dans l’impuissance et le désespoir. Nous avons vu que les travailleurs prolétaires ne cessent de croître en nombre. Nous savons ensuite que ce prolétariat prend une importance de plus en plus grande vis-à-vis des autres classes laborieuses dont les conditions d’existence, les idées, les sentiments sont de plus en plus influencés par les siennes. Nous voyons maintenant que cette masse croissante de militant grandit non seulement absolument, mais encore relativement. Quelle que soit la rapidité avec laquelle s’étende le prolétariat, sa partie militante se développe encore plus vite.

Le prolétariat militant forme, pour la démocratie socialiste, le terrain de recrute­ment de beaucoup le plus important et le plus fructueux. Au fond, elle n’est que la fraction consciente de ce prolétariat. Celui-ci tend de plus en plus à se confondre avec la démocratie socialiste. En Allemagne et en Autriche, ils ne font plus qu’un.

9 : La Lutte politique.

De même que le prolétariat forme ses premières organisations de résistance sur le modèle des compagnonnages, de même, ses premiers moyens de combat sont, partout où il se présente en masse compacte, les mêmes que ceux qu’employaient les compagnons ouvriers: la mise à l’index (boycottage), et surtout la grève.

Mais le prolétariat ne peut se tenir à ces procédés. A mesure que les différentes catégories dont il se compose s’unissent en une classe ouvrière unique, ses luttes doivent prendre un caractère politique ; car, comme nous le dit déjà le « manifeste communiste », toute lutte de classe est une lutte politique.

Les nécessités de la lutte purement économique forcent déjà les ouvriers à présenter des revendications politiques. Nous avons vu qu’à l’égard des salariés, l’État moderne considère comme un de ses devoirs principaux de rendre impossible leur organisation. Mais l’organisation secrète ne peut jamais être qu’un succédané insuffisant de l’organisation publique ; et l’observation est d’autant plus vraie que les masses que l’on doit réunir sont plus considérables. A mesure que le prolétariat se développe, il a davantage besoin de la liberté de s’unir, de la liberté de coalition.

Mais si l’on admet qu’il faut que le prolétariat constitue ses organisations aussi complètement que possible et s’en serve de la façon la plus efficace, cette liberté ne suffit pas à elle seule. Nous avons déjà fait observer combien il était facile aux compagnons de se rencontrer. Dans chaque ville, chaque profession en comptait un si petit nombre, concentré d’ailleurs souvent dans une même rue, qu’ils étaient constam­ment en relations personnelles. Une seule chambre de cabaret suffisait souvent à réunir tous les compagnons du même métier. Mais chaque ville formait, à elle seule, plus ou moins un tout économique. Les chemins étaient mauvais, les relations de ville à ville peu fréquentes. Les compagnons isolés qui voyageaient suffisaient largement, dans ces conditions, à maintenir les relations entre les organisations des diverses cités.

Aujourd’hui, dans les grands centres industriels, travaillent des milliers d’ouvriers, et chacun d’eux ne connaît personnellement que quelques camarades de travail, mais il reste étranger à la grande masse de ses collègues. Pour mettre ces masses en rapports, éveiller chez elles la conscience de leur communauté d’intérêts, les rallier aux organisations qui protègent leurs intérêts, il faut pouvoir leur parler librement, la liberté de réunion et la liberté de la presse sont indispensables. Les compagnons n’avaient pas besoin de presse. Pour entretenir les rapports peu compliqués où ils vivaient, les relations verbales suffisaient. Mais actuellement il est impossible, sans l’aide de la presse, d’unir en organisations les masses énormes appartenant au salariat moderne, de les amener à une action commune.

Notre observation s’applique d’autant mieux que les moyens de transport modernes se développent davantage. La facilité des communications est une arme puissante pour les capitalistes dans leurs luttes contre les travailleurs. Elle leur permet par exemple de transporter rapidement, à de grandes distances, un nombre important d’ouvriers. Si un conflit survient entre employeurs et salariés, les premiers peuvent facilement remplacer ceux-ci par des forces de travail étrangères, si celles-ci ne sont pas en relations avec les travailleurs intéressés. Le développement des communi­cations conduit donc nécessairement à unir les mouvements ouvriers locaux des travailleurs des différentes corporations en un mouvement unique embrassant tout le prolétariat militant d’un même pays et même de tous les pays civilisés. Mais cette concentration nationale et internationale des salariés a besoin d’une presse plus encore que l’œuvre d’organisation locale.

Aussi, partout où la classe ouvrière se met en mouvement, partout où elle s’essaie à relever sa situation économique, voyons­ nous qu’à côté des revendications économiques elle posé égale­ment des revendications politiques, elle réclame la liberté de réunion, d’association, de la presse. Ces libertés sont des plus importantes pour la classe ouvrière ; elles font partie de ses conditions d’existence, absolument indispensables à son développement ultérieur. Elles apportent au prolétariat l’air et la lumière. Quiconque y porte atteinte ou veut détourner les travailleurs de les conquérir et de les développer doit être rangé parmi les ennemis les plus dangereux du prolétariat, quelle que soit d’ailleurs l’affection qu’il lui porte ou qu’il feint, qu’il s’appelle anarchiste ou socialiste chrétien. Il cause préjudice au prolétariat comme ses ennemis déclarés ; peu importe qu’il agisse ainsi par malice ou par ignorance. On doit le combattre au même titre que les adversaires reconnus de la classe ouvrière.

On a cependant opposé la lutte économique à la lutte politique et proclamé qu’il était nécessaire que le prolétariat se consacre exclusivement à l’une ou à l’autre. En réalité, ces deux luttes sont inséparables. La lutte économique exige les droits politiques que nous venons d’énumérer ; ils ne tombent pas du ciel, pour les obtenir il faut déployer l’activité politique la plus énergique. Mais la lutte politique elle-même est en dernière analyse une lutte économique ; elle a souvent une cause économique directe, dans les questions de tarif, de protection ouvrière, etc. La lutte politique n’est qu’une forme particulière, la plus large et souvent la plus tranchante, de la lutte économique.

Il n’y a pas que les lois concernant particulièrement la classe ouvrière qui touchent à ses intérêts ; la grande majorité des autres dispositions légales l’intéressent également. Comme toute autre classe, la classe ouvrière doit s’efforcer d’acquérir une influence, une puissance politique, et de mettre à sa disposition le pouvoir public.

Dans les États modernes, deux voies permettent d’arriver à ce résultat : d’abord l’influence exercée sur le souverain. Sous les régimes absolutistes, c’était et c’est encore le seul moyen d’agir sur le gouvernement. Elle est réservée aux classes qui ont accès auprès du souverain pour gagner sa faveur, le placer sous leur dépendance ou se rendre utiles. Ces classes, la noblesse de cour, le haut clergé, les chefs de l’armée et de la bureaucratie, enfin les gens de la haute finance sont par suite les défenseurs naturels du gouvernement absolu.

Toutes les autres classes de la société ne peuvent, dans un État moderne, exercer cette influence que par l’intermédiaire d’un parlement, élu par elles, parlement qui fixe les conditions auxquelles les classes qu’il représente sont disposées à accorder la contribution de la population à l’entretien de l’État. La faculté de refuser l’impôt est la base du droit de faire ou de repousser les lois, de renverser les ministères, droits consentis à tous les parlements qui méritent en réalité ce nom et ne se bornent pas à être le masque de l’absolutisme.

Il nous faut laisser de côté la législation directe par le peuple. Elle ne peut, du moins dans un grand État moderne, et c’est le seul que nous considérions ici, rendre le Parlement superflu ; elle peut, tout au plus, en corriger l’action dans certains cas isolés. Il est absolument impossible de lui laisser le soin d’élaborer toutes les dispositions législatives ; il n’est pas plus possible de lui confier le contrôle à exercer sur le gouvernement et au besoin, de diriger ce dernier. Tant qu’existera l’État moderne, le centre de l’action politique sera toujours au Parlement.

La conséquence dernière du parlementarisme est la république parlementaire. Peu importe qu’elle conserve, à titre de décor, la royauté comme en Angleterre, ou qu’elle s’en passe. En fait dans un pays gouverné réellement suivant la méthode parle­mentaire, le gouvernement est sous la dépendance complète du Parlement qui tient les cordons de la bourse, âme de tout État comme de toute entreprise moderne. Et un roi sans argent est encore plus mal en point qu’un roi sans pays.

Les efforts de toutes les classes qui ont une vie politique puissante, indépendante, et ne peuvent espérer arriver plus rapidement à leur but en influant personnellement le souverain, tendent, dans un État moderne, d’abord à augmenter le pouvoir du Parlement, puis à augmenter leur pouvoir dans le Parlement. Le pouvoir du Parlement dépend de la force et du courage des classes qui sont derrière lui, et de la force et du courage des classes auxquelles il doit imposer ses volontés. Le pouvoir d’une classe dans le Parlement dépend surtout du mode de suffrage. Les classes qui n’ont pas le droit de suffrage ne peuvent naturellement être représentées. Mais ce pouvoir dépend alors de la force et de l’influence que cette classe exerce sur le cercle des électeurs et des qualités parlementaires dont elle est douée.

Les premiers points n’exigent pas de plus amples développements, nous consa­crerons quelques mots au dernier. L’action parlementaire n’est pas le fait de tout le monde. Elle suppose une certaine habileté qui ne peut être acquise que par une longue pratique surtout oratoire. Elle exige ensuite des vues générales, la faculté de saisir des questions d’intérêt national ou international. La population paysanne ainsi que la plus grande partie de la petite bourgeoisie ne répondent pas à ces conditions et ne peuvent participer à la vie parlementaire. Nous avons vu que le travail absorbe complètement les membres de ces classes. De plus, le travail les isole, sépare l’un de l’autre, limite les relations de chacun à un petit cercle. Leur horizon est naturellement fort limité, ils mesurent les questions de l’importance la plus générale par leurs besoins personnels, ou tout au plus locaux et momentanés. Leurs conditions d’existence ne les empêchent pas seulement de donner naissance à des politiciens parlementaires, elles leur interdisent encore de se réunir en partis nationaux compacts (nous voulons dire : de partis comprenant toute une classe dans toute l’étendue du pays). Elles forment des masses hétérogènes, dominées par l’opinion du jour. Non seulement elles sont incapables d’envoyer au Parlement des hommes sortis de leurs rangs, mais elles sont même impuissantes à imposer un contrôle sévère aux hommes de leur choix. Un artisan, un paysan authentique sont des merles blancs dans les Parlements. Quand les paysans ou les petits bourgeois veulent y être représentés, ils y envoient non l’un des leurs, mais un avocat ou un professeur, s’ils sont libéraux ; un grand propriétaire foncier, un prêtre ou un haut fonctionnaire s’ils sont conservateurs. Il est clair qu’un député de cette sorte, eût-il des intentions honnêtes, n’est pas le représentant le plus authentique des intérêts des artisans et des paysans. Mais souvent ses intentions sont rien moins qu’honnêtes. Une fois au Parlement, il peut faire ce qui lui plaît, ses électeurs manquent de tout moyen d’agir sur lui. Tout au plus leur est il possible de laisser de côté le traître aux prochaines élections, pour choisir un autre traître.

Il n’est pas étonnant que le parlementarisme ne soit pas en faveur chez les paysans et les petits bourgeois. Il en est tout différemment dans la bourgeoisie. Elle a en mains tous les moyens de défendre ses intérêts tant dans les luttes électorales que dans les débats parlementaires. Non seulement elle dispose de ressources suffisantes, elle possède encore dans ses rangs beaucoup de gens instruits, des hommes qui con­naissent le monde, habitués à administrer de grandes organisations sociales, dont le métier est de connaître les lois, des orateurs, professeurs et avocats. A ce point de vue, aucune autre classe n’est parvenue à l’égaler ; elle a gouverné les Parlements jusque dans ces derniers temps, le parlementarisme a été pour elle le moyen le plus efficace, le plus conforme à sa nature de s’assurer le pouvoir dans l’État et d’utiliser politiquement la force des classes inférieures.

Le petit bourgeois radical, qui voudrait donner le coup de grâce au capitalisme, est donc disposé à voir dans le parlementarisme la raison principale qui maintient et perpétue l’asservissement des classes inférieures. Il ne veut pas en entendre parler et pense que c’est en se détournant complètement de lui qu’on peut renverser la bour­geoisie. Les uns demandent le remplacement complet du Parlement par la législation directe, les autres vont encore plus loin. Reconnaissant que, dans l’État moderne, politique et parlementarisme sont inséparables, ils condamnent toute action politique. La chose peut avoir une allure fort révolutionnaire, mais en fait c’est la faillite politique des classes inférieures.

Vis-à-vis du parlementarisme, le prolétariat occupe une situation plus favorable que les paysans et les petits bourgeois. Nous avons déjà vu que le mode de production moderne relève le prolétaire, éveille en lui la soif de savoir, l’intelligence de la totalité des phénomènes, des questions d’une importance générale. Pour cette raison, comme homme politique, il est déjà supérieur au petit bourgeois et au paysan. Il lui est plus facile de comprendre les principes d’un parti, il incline à la politique de principe, il ne subit pas l’influence des opinions du moment, des intérêts personnels ou locaux. Les conditions d’existence où il se trouve le contraignent à s’unir en grandes masses avec ses camarades, à marcher d’accord avec eux. Ses conditions d’existence donnent naissance chez lui à une forte discipline qu’il demande, à son tour, à ses chefs, comme ceux-ci l’exigent de son côté. L’action en faveur des organisations prolétariennes et l’action dans leur sein est une excellente école parlementaire ; elle habitue aux formes parlementaires, crée des orateurs, des juristes, des organisateurs.

Le prolétariat est donc capable, et il l’a déjà montré, comme on le sait fort bien en Allemagne, de constituer un parti lui appartenant en propre, indépendant des autres classes ; jusqu’à présent, ni petits bourgeois ni paysans n’y ont encore réussi, et n’y réussiront pas. Il sait également exercer son contrôle sur ses représentants et leur faire servir ses intérêts  [2] . En outre, dans ses rangs, nous rencontrons de plus en plus des gens capables de le représenter avec succès au Parlement.

Quand le prolétariat, en temps que classe consciente, prend part aux luttes parle­mentaires, dans les élections et dans l’assemblée elle-même, le parlementarisme commence à changer de nature. Il cesse dès lors d’être un simple moyen de domi­nation de la bourgeoisie. Ces luttes constituent précisément le moyen le plus puissant de secouer les couches encore indifférentes du prolétariat, de leur inspirer la confiance et l’espoir. Elles forment le moyen le plus puissant de fondre les différentes catégories de prolétaires en une classe unique ; elles sont enfin le moyen le plus puissant dont dispose le prolétariat pour agir sur le gouvernement et lui arracher les concessions qui peuvent l’être dans l’état des circonstances. Bref, ces luttes sont le levier le plus puissant pour faire sortir le prolétariat de son abaissement économique, social et moral.

Ainsi donc, non seulement la classe ouvrière n’a aucune raison de rester étrangère au parlementarisme, elle a, au contraire, tous les motifs de fortifier le Parlement au détriment de l’autorité publique, de fortifier sa représentation dans le Parlement. A côté du droit de coalition et de la liberté de la presse, le suffrage universel est la condition du développement du prolétariat.

10 : Le Parti ouvrier.

La classe ouvrière n’est pas placée dans ces conditions dans tous les pays. Presque nulle part, elles n’ont une valeur suffisante. Presque partout, on tente de lui disputer ce qu’elle a déjà conquis. La classe ouvrière doit encore soutenir de longues luttes, consentir à de nombreux sacrifices, pour obtenir et défendre les droits politiques qui lui sont nécessaires.

Au début, la tâche était rendue plus facile au prolétariat par les dissentiments qui se produisaient au sein des classes possédantes. Les capitalistes industriels, les marchands, les propriétaires fonciers, les gens de la cour, les classes absolutistes, etc., étaient souvent en violent conflit. Dans ces conditions, chacune de ces catégories cherche, par de petites concessions, à gagner des alliés. Souvent, après la victoire, l’allié est frustré de sa part de butin. Mais souvent aussi, un parti politique s’est vu obligé de consentir, à une classe inférieure, un droit politique important, pour lui permettre de rendre des services utiles à ce parti.

Les partis dominants ont fait très suffisamment appel au prolétariat. Ils l’ont traîné dans l’arène des luttes politiques. Tant qu’il n’était pas en possession d’une politique indépendante, on le tenait pour un simple «  bétail » qui, comme les paysans et les petits bourgeois, consentait à devenir la suite de ses maîtres. En fait, il n’a que trop souvent rempli cet office.

Cependant, les intérêts du prolétariat et ceux de la bourgeoisie sont trop opposés pour que les tendances politiques de ces deux classes puissent s’accorder longtemps. Dans tous les pays où règne le mode de production capitaliste, la participation de la classe ouvrière à la politique doit, à un certain moment, conduire à une rupture avec les partis bourgeois et à la constitution d’un parti indépendant, du parti ouvrier. La chose est naturelle et n’a pas besoin de plus ample explication après nos dévelop­pements sur les intérêts, les tendances et les conceptions de ces deux classes.

Le degré de développement économique d’un pays qui détermine déjà l’extension, la force et l’unité du prolétariat fixe le moment où le prolétariat se décide à sauter le pas et à rompre le fil qui l’attache à la société bourgeoise dont il est sorti. Mais il existe en outre toute une série de conditions qui influent sur l’époque plus ou moins rapprochée où la classe ouvrière sera en possession de son indépendance politique. Notons en deux : la compréhension des conditions politiques et l’attitude des partis bourgeois. Ces deux faits ont, en Allemagne, contribué particulièrement à séparer, au point de vue politique, les bourgeois des ouvriers ; ils ont favorisé cette division beaucoup plus dans notre pays que dans aucune autre grande puissance. Aussi, en Allemagne, le parti ouvrier est, pour l’indépendance, fort en avance sur les mouve­ments ouvriers des autres nations.

Mais si différente que soit l’époque où, sous l’influence de ces conditions, le mouvement ouvrier des divers pays de production capitaliste se constitue en parti distinct, dans chaque nation, l’évolution économique amène nécessairement ce moment.

Tout parti politique doit se proposer comme but le pouvoir politique. Il lui faut s’efforcer de mettre l’autorité à son service, c’est-à-dire au service des intérêts de la classe qu’il représente. Il lui faut devenir le parti dominant dans l’État. En se constituant en parti politique, la classe ouvrière se fixe naturellement, nécessairement ce but, et, naturellement, nécessairement, l’évolution économique la conduit à ce but. Ici encore comme pour la rupture des ouvriers avec les partis bourgeois, la date de cet événement ne dépend pas uniquement du degré du développement industriel, une série d’autres conditions nationales et internationales agissent de leur côté. Le mode de réalisation peut être fort différent. Mais il suffit d’avoir suivi l’évolution écono­mique et politique de la société moderne pour être convaincu de la nécessité absolue du triomphe final du prolétariat. Tandis qu’il se développe, croit en force politique et morale, devient, économiquement, de plus en plus indispensable, tandis que la lutte de classe lui enseigne la solidarité et la discipline et élargit son horizon, tandis que ses organisations font des progrès incessants, sont de plus en plus compactes, tandis que dans la sphère du mode de production capitaliste il tend à devenir de plus en plus la puissante et bientôt l’unique classe laborieuse dont l’action commande à toute la société, les classes ennemies du prolétariat s’affaiblissent journellement, voient leur puissance morale et politique diminuer à vue d’œil et deviennent non seulement inutiles mais nuisibles au progrès de la production qui, sous leur direction, tombe de plus en plus dans une irrémédiable anarchie et donne naissance à des situations de moins en moins tolérables.

En présence de ces événements l’hésitation n’est plus permise ; on voit de quel côté se rangera la victoire. Depuis longtemps, la crainte de leur fin prochaine a déjà saisi les classes possédantes. Elles ne veulent pas avouer le danger de leur situation. Elles cherchent à le nier, à s’étourdir. Elles s’aveuglent elles-mêmes pour ne pas voir l’abîme où elles se précipitent et ne remarquent pas que leur aveuglement précipite leur chute et la rend irrémédiable.

Mais le prolétariat, la dernière des classes exploitées – le « Lumpenprolétariat » n’est pas exploité, faisant lui-même partie des classes parasites – ne peut utiliser le pouvoir qu’il aura conquis à faire peser l’exploitation sur d’autres épaules, à se faire exploiteur à son tour, à l’exemple des autres classes victorieuses. Il ne peut en user que pour mettre un terme à son exploitation, c’est-à-dire à toute exploitation. La raison de son exploitation est la propriété privée des moyens de production. Le prolétariat ne peut supprimer cette exploitation qu’en abolissant cette, propriété. N’ayant pas de propriété, le prolétariat peut être gagné à la cause de cette abolition, mais, d’un autre côté, étant exploité, il est obligé de procéder à cette suppression et de remplacer la production capitaliste par la production coopérative.

Seulement, nous avons vu que, sous le régime de la production marchande, la production coopérative ne peut devenir la forme générale de la production. Pour remplacer d’une façon générale la production capitaliste par la production coopéra­tive, il est indispensable de substituer à la production pour le marché, à la production marchande, la production pour la communauté, placée sous le contrôle de celle-ci. La production socialiste est donc la conséquence, naturelle et nécessaire du triomphe du prolétariat. S’il n’est pas assez conscient pour se servir du pouvoir pour s’emparer des moyens de production et remplacer la production marchande, capitaliste, par la production socialiste, la logique des événements finira par établir cette dernière, après beaucoup de fautes, d’erreurs et de sacrifices superflus, après un gaspillage inutile de forces et de temps. Mais la production socialiste s’établira, il faut qu’elle s’établisse. Sa victoire est inévitable dès que le triomphe du prolétariat sera assuré. Celui-ci doit s’efforcer d’user de son succès pour supprimer l’exploitation dont il est l’objet et il ne peut atteindre ce but qu’au moyen de la production socialiste. L’évolution politique et économique fournit clans les grandes entreprises, les trusts, les points de liaison, la transition à l’exploitation par l’État. Cette évolution poussera 1e prolétariat dans la voie du socialisme. Elle condamnera à l’échec les tentatives possibles faites par le prolétariat, vainqueur dans un pays, de suivre une autre direction. Le prolétariat finira par entrer dans la voie du socialisme, quand bien même il s’y sera montré peu enclin à l’origine.

Mais cependant rien ne fait prévoir que le prolétariat d’un pays quelconque adoptera cette attitude hostile quand il sera arrivé au pouvoir. Cela signifierait que, pour la conscience et l’intelligence des événements, il est resté encore un enfant, tandis que moralement, politiquement, économiquement, il est devenu un homme fait, capable de triompher de puissants adversaires et de leur imposer sa volonté. Une semblable disproportion n’est pas à craindre chez le prolétaire. Nous avons déjà, à plusieurs reprises, fait remarquer que, grâce à la machine, l’esprit théorique, la compréhension des grands problèmes et des grands buts qui dépassent la sphère des intérêts immédiats se font jour dans cette classe dès qu’elle s’est élevée au-dessus de son infériorité originelle. On les chercherait en vain dans les autres classes laborieuses et industrieuses qui l’ont précédée. Mais, en même temps, l’évolution économique de la société actuelle se poursuit avec une telle rapidité, se manifeste par des phénomènes collectifs si sur­prenants que l’ignorant lui-même les reconnaît dès qu’on attire son attention sur eux. On ne manque pas de le faire. L’intelligence de l’évolution et de tout le progrès économique est devenue incroyablement profonde et large grâce aux travaux de Karl Marx, qui a continué et mené à terme l’œuvre entreprise par l’économie classique, bourgeoise.

Tout conspire donc pour rendre le prolétariat militant très accessible aux doctrines socialistes. Le socialisme n’est pas un message de malheur, c’est la bonne nouvelle, le nouvel Évangile. Les classes dominantes doivent reconnaître le socialisme sous peine de suicide moral. Le prolétariat y puise une nouvelle vie, de nouvelles forces, un nouvel enthousiasme, de nouveaux espoirs. Et il devrait rester indifférent ou même hostile à une doctrine semblable ?

Quand un Parti ouvrier indépendant se constitue, il est obligé tôt ou tard d’adopter des tendances socialistes ; s’il ne les a pas à l’origine, il est condamné à devenir un parti ouvrier socialiste, démocrate socialiste.

Notre recrutement est donc exactement limité. En un mot, les conclusions de nos derniers éclaircissements sont les suivantes : ce sont les fractions militantes, politiquement conscientes du prolétariat industriel qui forment le support du mouvement socialiste. Et à mesure que le prolétariat exerce une influence plus considérable sur les classes qui lui sont voisines, agit plus efficacement sur leurs idées et sur leurs sentiments, elles tendent de plus en plus à entrer dans le mouvement socialiste.

La lutte de classe menée par le prolétariat a pour but naturel la production socialiste. Cette lutte ne peut prendre fin avant que ce but soit atteint. De même qu’il est certain que le prolétariat finira par devenir la classe dominante de l’État, de même la victoire du socialisme est assurée.

11 : Le Mouvement ouvrier et le Parti socialiste.

A l’origine, les socialistes n'ont pas reconnu le rôle que le prolétariat militant était appelé à jouer dans le mouvement socialiste. Ils ne le pouvaient naturellement pas tant qu’un prolétariat militant n’existait pas. Le socialisme est cependant plus ancien que la lutte de classe prolétarienne. Il date de l’apparition du prolétariat comme phénomène collectif. Il a cependant existé longtemps sans manifester une vie indé­pendante. L’origine première, l’unique source du socialisme était alors la pitié que les philanthropes des classes supérieures ressentaient pour les pauvres et les malheureux. Les socialistes étaient les plus hardis, les plus larges de ces philanthropes, ceux qui reconnaissaient ouvertement que la propriété privée des moyens de production était la raison d’être du prolétariat. Ils n’hésitaient pas à tirer les conséquences extrêmes de cette conviction. Le socialisme était l’expression la plus caractéristique, la plus profonde, la plus grandiose de la philanthropie bourgeoise. Il n’existait pas alors d’intérêt de classe que les socialistes pussent invoquer dans la lutte qu’ils menaient pour atteindre leur but. Ils ne pouvaient s’adresser qu’à l’enthousiasme et à la sympathie des idéalistes appartenant aux classes supérieures. Ils cherchaient à se les gagner d’une part en peignant sous des couleurs séduisantes la communauté socialiste, d’autre part en faisant des tableaux émouvants de la misère. Ce n’était pas en les combattant, mais en les convainquant pacifiquement que les riches et les puissants devaient être entraînés à fournir les ressources indispensables pour supprimer définitivement la misère et fonder une société idéale. Comme on le sait, les socialistes de cette époque ont attendu en vain les millionnaires et les princes dont la générosité devait sauver l’humanité.

Dans les premières dizaines d’années de notre siècle, le prolétariat a commencé à donner des signes d’une existence indépendante. Vers 1830 nous rencontrons déjà en France, et surtout en Angleterre, un mouvement ouvrier puissant.

Mais les socialistes ne le comprenaient pas. Ils n’admettaient pas que les prolé­taires, pauvres, ignorants, grossiers, pussent atteindre cette élévation morale et cette puissance sociale nécessaires pour réaliser les aspirations socialistes. Ils ne ressen­taient pas seulement de la défiance à l’égard du mouvement ouvrier. Il les gênait également. Il menaçait en effet de les priver d’un argument précieux. Les socialistes bourgeois ne pouvaient espérer que le philanthrope sensible reconnaîtrait la nécessité du socialisme que s’ils réussissaient à lui prouver que c’était l’unique moyen de remédier, même relativement, à la misère, que toute tentative de l’atténuer, de relever les non possédants était vouée à un échec dans la société moderne et qu’il était impossible aux prolétaires de se tirer d’affaire par leurs propres forces. Seule­ment, le mouvement ouvrier partait d’hypothèses qui contredisaient cette manière de voir. Autre chose encore. La lutte de classe qui mettait aux prises prolétariat et bourgeoisie indisposait cette dernière. Les prolétaires, à l’aurore de leur puissance, se transfor­mèrent de malheureux dignes de pitié qu’il fallait assister en serviteurs dévoyés qu’il fallait réduire. Le fondement principal du socialisme dans les sphères bourgeoises, la pitié pour les pauvres et les misérables commença à perdre tout crédit. Les doctrines socialistes elle-même ne furent plus pour le bourgeois effrayé un amusement inno­cent, mais une arme fort dangereuse, tombée entre les mains de la masse, et pouvant, par suite, provoquer les plus grands malheurs. Bref, à mesure que le mouvement ouvrier voyait sa puissance s’accroître, la propagande socialiste devenait de plus en plus difficile parmi les classes dirigeantes, qui témoignaient d’une hostilité de plus en plus grande pour le socialisme.

Tant que les socialistes crurent que seules les classes supérieures pouvaient leur fournir les moyens d’atteindre le but du socialisme, ils devaient non seulement considérer le mouvement ouvrier avec défiance, mais même entrer ouvertement en conflit avec lui. Ils devaient incliner à penser que rien n’était plus contraire à la cause du socialisme que la lutte de classe.

L’attitude hostile des socialistes bourgeois à l’égard du mouvement ouvrier ne resta pas sans influence sur la conduite de ce dernier à leur égard. La fraction du prolétariat qui poursuivait son relèvement ne trouvant non seulement aucun appui, mais encore de la résistance chez ces socialistes, dont les doctrines menaçaient de le décourager au lieu de l’enthousiasmer, la défiance et l’antipathie à l’égard de l’ensemble des doctrines socialistes ne se firent que trop faiblement jour chez les prolétaires, on ne se borna plus à combattre leur application aux luttes quotidiennes. L’ignorance et l’a pénurie d’idées qui régnaient encore dans les masses prolétariennes au début du mouvement ouvrier favorisèrent encore cette tendance. L’étroitesse de leur horizon leur permettait difficilement de comprendre le but final du socialisme. De plus, une conscience claire et profonde de la situation et des devoirs de leur classe leur faisait défaut. Elles étaient conduites par un obscur instinct de classe qui leur enseignait la défiance à l’égard de tout ce qui émanait de la bourgeoisie, le socialisme d’alors et la philanthropie bourgeoise en général.

Dans certaines fractions de la classe ouvrière, surtout en Angleterre, la défiance du socialisme s’était profondément implantée. Les suites de ce sentiment, aidées d’ailleurs par beaucoup d’autres causes, ont provoqué la répugnance que l’Angleterre a témoignée jusqu’il y a deux dizaines d’années pour les aspirations socialistes. Et cependant, le nouveau socialisme tient, à l’égard du mouvement ouvrier, une conduite toute différente de celle des utopistes bourgeois.

Cependant, quel que fût, à certain moment, l’abîme qui séparait le prolétariat et le socialisme, ce dernier répond si bien aux besoins du prolétaire qui raisonne que, même quand les masses étaient hostiles au socialisme, les meilleurs esprits de la classe ouvrière se ralliaient volontiers à lui dès qu’ils avaient l’occasion de se familiariser avec ses doctrines. Sous leur influence, les idées des socialistes bourgeois subirent une transformation importante. Ils n’étaient tenus à aucun égard pour la bourgeoisie, qu’ils haïssaient et combattaient avec acharnement. Le socialisme pacifique des utopistes bourgeois qui voulaient sauver l’humanité par l’intervention des meilleurs éléments des classes supérieures se changea chez les ouvriers en un socialisme violent, révolutionnaire, que les prolétaires devaient réaliser de leurs propres mains.

Mais ce socialisme ouvrier primitif ne comprenait pas encore le mouvement ouvrier. Lui aussi était hostile à la lutte de classe, du moins sous sa forme la plus élevée, la lutte politique. Ses raisons étaient sans doute différentes de celles des utopistes bourgeois. Au point de vue scientifique, il lui était impossible de dépasser ces derniers. En mettant les choses au mieux, le prolétaire peut s’approprier une partie du savoir que la science bourgeoise constitue, et l’élaborer conformément aux buts qu’il poursuit et aux besoins qu’il ressent. Mais tant qu’il reste prolétaire, il manque des loisirs nécessaires et des moyens propres à élever le niveau que les penseurs bourgeois ont fait atteindre à la science. Aussi le socialisme ouvrier primitif devait il revêtir tous les caractères essentiels de l’utopisme. Il ne soupçonnait pas l’évolution économique qui crée les éléments matériels de la production socialiste et, grâce à la lutte de classe, élève ce prolétariat destiné à s’emparer de ces éléments et à les développer en une nouvelle société. Comme les utopistes bourgeois, ces prolétaires croyaient qu’une forme de société est une construction que l’on peut édifier arbitrairement suivant un plan préalablement élaboré pourvu qu’on possède les moyens de le faire et le terrain nécessaire. Ces prolétaires utopistes, aussi énergiques et aussi hardis que naïfs se flattaient de posséder la force d’élever cet édifice. Il ne s’agissait pour eux de trouver que le terrain et les moyens indispensables. Ils n’atten­daient naturellement pas un millionnaire ou un prince. C’était la révolution qui devait faire le nécessaire, ruiner l’ancien édifice, renverser les anciennes puissances et confier la dictature au novateur ou au petit groupe de novateurs qui avait trouvé le nouveau plan, dictature permettant au nouveau Messie d’élever la société socialiste.

La lutte de classe ne rentrait pas dans cette manière de voir. Les prolétaires utopistes étaient trop sensibles à la misère où ils vivaient pour ne pas souhaiter sa suppression immédiate. Eussent ils même cru que la lutte de classe pouvait élever peu à peu le prolétariat, et le rendre capable de faire progresser la société, cette façon de procéder leur aurait paru beaucoup trop compliquée. Mais ils ne croyaient pas à ce relèvement. On était au début du mouvement ouvrier, les fractions du prolétariat qui y rentraient étaient faibles, et parmi ces quelques militants on ne rencontrait qu’isolé­ment des gens susceptibles de se proposer une tâche plus grande que la défense de leurs intérêts du moment. Il semblait impossible de convertir la masse de la population à des idées socialistes. On ne pouvait attendre qu’un seul service de la masse. Une explosion de désespoir anéantissant l’ordre existant et ouvrant ainsi la voie au socialisme. A mesure que la situation du peuple empirait, le moment approchait, pensaient les socialistes ouvriers primitifs où elle deviendrait tellement intolérable qu’il anéantirait la superstructure sociale qui l’opprimait. Une lutte menée pour relever progressivement la classe ouvrière n’était pas seulement sans espoir, elle devenait foncièrement nuisible parce que les minimes améliorations que l’on pourrait obtenir momentanément rendraient l’ordre de choses existant plus supportable à la masse et retarderait ainsi la date de la révolte, de la ruine de la société actuelle et de la suppression définitive de la misère. Toute forme prise par la lutte de classe qui ne tendait pas au renversement immédiat et complet de l’ordre actuel, toute forme efficace, sérieuse de cette lutte n’était alors, aux yeux de ces socialistes, rien moins qu’une trahison envers la cause de l’humanité.

Il y a déjà plus d’un demi-siècle que cette façon de penser s’est manifestée dans la classe ouvrière. Elle a trouvé son expression la plus géniale chez Weitling. Elle persiste encore aujourd’hui. Chaque fraction du prolétariat qui s’efforce d’entrer dans les rangs de la partie militante de la classe ouvrière y est prédisposée. On la rencontre dans les pays où le prolétariat commence à arriver à la conscience de sa situation, intolérable, imméritée, et cherche à se pénétrer de tendances socialistes sans cepen­dant avoir encore une vue claire des conditions sociales et sans s’attribuer la force nécessaire pour mener d’une façon durable la lutte de classe. Comme des groupes de prolétaires ne cessent de sortir du bourbier où les tenait ensevelis l’évolution économique, que constamment de nouveaux pays deviennent la proie du mode de production capitaliste et de la prolétarisation, cette façon de penser propre aux premiers socialistes ouvriers peut renaître à chaque instant. C’est une maladie d’enfance qui menace tout mouvement socialiste et prolétarien encore trop jeune pour être sorti de l’utopisme.

On désigne aujourd’hui du nom d’anarchisme cet ensemble de conceptions socialistes, mais elles ne sont pas nécessairement liées à cette doctrine. Ne résultant pas d’une compréhension claire, mais d’une révolte instinctive contre l’ordre existant, ces idées sont compatibles avec les points de vue théoriques les plus différents. Toutefois, dans ces derniers temps, le socialisme brutal et violent des premiers prolétaires et l’anarchisme, souvent fort sentimental, délicat et pacifique du petit bourgeois s’accordent volontiers. Malgré de profondes différences, ces deux tendan­ces ont un point commun, la haine contre la lutte de classe essentiellement lente et surtout contre sa forme supérieure, la lutte politique.

Le socialisme utopique prolétarien comme le socialisme utopique bourgeois n’a pu résoudre l’antagonisme entre le socialisme et le mouvement ouvrier. La participation à la lutte de classe a bien été imposée par les circonstances aux utopistes prolétariens. Mais le peu de solidité de leurs théories n’a pas fait aboutir cette participation à une union du socialisme et du mouvement ouvrier ; elle a plutôt eu pour résultat d’effacer celui-là devant celui-ci. On sait que le mouvement anarchiste (nous désignons ici sous ce terme cet utopisme prolétarien), malgré son radicalisme apparent, a abouti tôt ou tard à un syndicalisme ou coopératisme antipolitique partout où il a entraîné des masses et où il est devenu une véritable lutte de classe.

12 : La Démocratie socialiste. Union du Mouvement ouvrier et du Socialisme.

 

 

Il fallait que le socialisme sortît des limites de l’utopisme pour que le mouvement ouvrier et le mouvement socialiste se réconcilient et se fondent en un mouvement unique. C’est à Marx et à Engels que revient l’honneur d’avoir accompli cette grande œuvre d’une importance historique universelle, en posant, dans leur « manifeste communiste » de 1847, les bases scientifiques du nouveau socialisme, du socialisme moderne, ou, comme on dit, de la démocratie socialiste. Ils donnèrent ainsi au socialisme son épine dorsale, en firent du beau rêve de quelques enthousiastes bien intentionnés, un but sérieux ; ils démontrèrent qu’il était la conséquence naturelle de l’évolution économique. Ils dotèrent ainsi le prolétariat militant d’une conscience claire de son devoir historique. Ils lui permirent de marcher à son but le plus rapide­ment possible, avec le moins de sacrifices possible. Les socialistes n’ont plus pour tâche d’inventer librement la nouvelle société, mais d’en découvrir les éléments dans la société actuelle. Il ne s’agit plus pour eux d’imposer au prolétariat le salut, mais de soutenir la lutte de classe en augmentant son jugement, en fortifiant ses organisations politiques et économiques pour qu’il atteigne rapidement et sans peine le moment où il sera capable de se sauver lui-même. La tâche de la démocratie socialiste consiste à donner à la lutte de classe du prolétariat le plus de conscience et d’efficacité possible.

Il n’est pas nécessaire ici d’analyser plus longuement la doctrine de Marx et de Engels. Tout notre livre est fondé sur elle, n’en est que l’exposé et le développement.

Cette doctrine confère à la lutte des classes un nouveau caractère. Tant qu’on ne lui a pas donné pour but la production socialiste, tant que les efforts du prolétariat militant ne dépassent pas les limites du mode de production actuel, la lutte de classe tourne dans un cercle, sans avancer ; sa lutte pour se ménager une existence plus satisfaisante ressemble au travail de Sisyphe. La lutte de classe, les avantages qu’elle conquiert ne peuvent supprimer les inconvénients de la production capitaliste, elle ne fait que les atténuer. La prolétarisation des classes moyennes se poursuit sans interrup­tion, sans cesse des membres isolés ou des fractions entières des classes laborieuses sont jetés dans le « Lumpenprolétariat » ; constamment la chasse au profit menace toutes les conquêtes des ouvriers les plus favorisés. Toute diminution du temps de travail obtenue à la suite de luttes économiques ou politiques occasionne l’introduction de machines qui économisent le travail en le rendant plus intensif. A chaque progrès des organisations prolétariennes répond un progrès des organisations capitalistes, etc. Il en résulte l’augmentation du chômage, les crises croissent en étendue et en profondeur, l’insécurité de l’existence devient de plus en plus grande, de plus en plus douloureuse. Le relèvement de la classe ouvrière, dû à la lutte de classe, est moins économique que moral. Les conditions économiques du prolétaire s’améliorent en somme à la suite de la lutte de classe, mais lentement, faiblement – quand elles s’améliorent. Seulement, le respect de soi-même croît parmi les prolétaires ainsi que les considérations que lui témoignent les autres classes de la société. Ils se sentent les égaux des plus haut placés et comparent leur sort au leur. Ils commencent à avoir des exigences plus grandes pour eux-mêmes, pour leur logement et leurs vêtements, pour leur instruction, pour l’éducation de leurs enfants, etc. Ils prétendent participer à toutes les conquêtes de la civilisation. Ils sont de plus en plus sensibles à tout retour en arrière, à toute oppression.

Ce relèvement moral du prolétariat signifie le réveil, l’accroissement de ses « convoitises ». Elles augmentent beaucoup plus rapidement que ne peuvent le faire les améliorations de sa situation, compatibles avec le mode actuel d’exploitation. Tous ces progrès que les uns souhaitent, que d’autres redoutent de voir satisfaire les ouvriers doivent rester inférieurs aux prétentions des prolétaires, conséquences naturelles de leur relèvement moral. Le résultat de la lutte de classe ne peut être qu’un mécontentement croissant du prolétariat. Ce mécontentement est naturellement d’autant plus sensible là où son relèvement économique retarde le plus sur son relèvement moral. En fin de compte, la lutte de classe paraît inefficace, inutile quand elle ne dépasse pas les limites du mode de production actuel. A mesure qu’elle relève le prolétaire, celui-ci se voit plus éloigné du but de ses efforts, d’une existence décente, répondant à sa conception de la dignité humaine.

Seule la production socialiste peut mettre un terme à la disproportion entre les prétentions des ouvriers et les moyens de les satisfaire en supprimant l’exploitation et les différences de classes. C’est enlever toute base au mécontentement du prolétaire, provoqué par le luxe de ses exploiteurs. Cette cause ayant disparu, il va de soi que les ouvriers limiteront leurs prétentions et se contenteront de vouloir satisfaire leurs besoins dans la mesure du possible, avec les moyens existants. Nous avons déjà vu combien la production socialiste augmente la puissance de ceux-ci.

Le mécontentement rongeur, les « convoitises » sont inconnues dans les sociétés communistes. Par contre, elles se font jour nécessairement quand il y a antagonisme des classes, exploitation, là où les exploités se sentent moralement égaux ou supérieurs à leurs exploiteurs. Quand une classe exploitée en est venue à ce point, ses « convoitises » ne prendront fin qu’avec la fin de l’exploitation.

Tant que la lutte de classe, menée par le prolétariat, s’opposait au socialisme, tant qu’il n’avait d’autre but que de conquérir, par des concessions, une situation plus satisfaisante pour la classe ouvrière dans les limités de la société actuelle, il lui était impossible d’atteindre son but. C’était une vis sans fin. Il en est tout autrement depuis que le mouvement socialiste et le mouvement ouvrier se sont fondus : le but se rapproche à vue d’œil, toutes les phases de la lutte sont importantes, même celles qui n’ont pas des résultats pratiques immédiats, pourvu qu’elles favorisent la conscience et la considération du prolétariat, son homogénéité et sa discipliné. Maintenant, plus d’une bataille perdue présage une victoire ; maintenant, chaque grève perdue, chaque projet de loi repoussé, qui auraient dû servir les intérêts du prolétariat, signifient un progrès vers le but, vers la conquête d’une existence vraiment humaine. Dès maintenant, il apparaît que toutes les mesures politiques et économiques, prises en vue du prolétariat, dénotant des tendances hostiles ou amicales, vouées à l’échec ou à la réussite, tournent à son profit dans la mesure où elles contribuent à son réveil, à son relèvement moral. A partir de maintenant, le prolétariat militant n’est plus une armée arrêtée qui ne conserve qu’avec peine les positions qu’elle a conquises. L’œil le moins perçant voit aujourd’hui qu’il est un conquérant irrésistible dont on ne peut arrêter la marche victorieuse.

13 : Caractère International de la Démocratie socialiste.

L’Allemagne est le berceau du nouveau socialisme, fondé par Marx et par Engels. Ses deux fondateurs étaient Allemands ; leurs premiers disciples étaient Allemands. Les premières œuvres qu’ils éditèrent parurent en allemand. Ce seul fait montre, bien que ce ne soit pas la seule raison, que c’est en Allemagne que s’est opérée d’abord la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme ; que c’est en Allemagne que la démocratie socialiste s’est implantée d’abord – et par Allemagne, nous n’entendons pas ici le seul Empire allemand, mais tout pays habité par un grand nombre d’ouvriers parlant l’allemand.

Mais la démocratie socialiste ne s’est pas limitée à l’Allemagne. Les fondateurs du socialisme moderne ont reconnu, dès l’origine, le caractère international que le mouvement ouvrier actuel doit s’efforcer de revêtir et ont, dès le principe, cherché à donner à leur propagande une base internationale.

Les relations internationales sont naturellement liées au mode de production capitaliste. Son développement, le progrès qui lui fait dépasser la simple production marchande se rattachent étroitement à l’extension du marché mondial. Mais cette extension n’est rendue possible que par les relations pacifiques existant entre les différentes nations. Pour se développer, ce marché exige que le marchand étranger se trouve aussi protégé dans le pays où il commerce que dans le sien propre. Grâce au développement du négoce international, le marchand est placé très haut dans, l’échelle sociale. Ses idées commencent à influer beaucoup sur la mentalité de la société, Mais le négociant a toujours été un élément instable : il n’a jamais changé de principe, ubi bene, ibi patria (Où je suis bien, où il y a profit, là est ma patrie).

Ainsi, à mesure que se développent le commerce international et la production capitaliste, des tendances internationales se font jour dans la société bourgeoise ; on aspire à une paix éternelle entre les nations, à la fraternité des peuples.

Mais le mode de production capitaliste donne naissance aux contradictions les plus étranges. De même, ce régime tend à accroître à la fois l’égalité et l’inégalité, à abaisser le prolétariat au dernier point et à l’élever au rang de classe dominante, à doter l’individu de la liberté la plus complète et à l’asservir absolument, de même la tendance favorable à la fraternité des peuples s’accompagne de la tendance à aviver les antagonismes nationaux. Le commerce a besoin de paix, mais la concurrence crée la guerre. Si, dans chaque pays, les capitalistes individuels et les classes sont en état permanent d’hostilité, il en est de même entre les capitalistes et les classes capitalistes des diverses nations. Chaque peuple s’efforce d’étendre le débouché de ses produits et à évincer ses rivaux. A mesure que se développe le commerce international et que la paix universelle devient plus nécessaire, la concurrence devient plus sauvage et les dangers de conflit entre les nations plus grands. Plus les relations internationales deviennent intimes, et plus on réclame hautement l’isolement. Plus le besoin de paix est fort, plus la guerre menace. Ces contradictions, absurdes en apparence, correspon­dent parfaitement au caractère du mode de production capitaliste. Elles se trouvent déjà en germe dans la production marchande simple. Mais c’est la production capitaliste qui leur donne des proportions gigantesques et leur caractère insupportable. Elle excuse les tendances guerrières tout en rendant la paix indispensable : ce n’est là qu’une des nombreuses contradictions qui causeront sa perte.

Le prolétariat n’épouse pas la conduite contradictoire qui s’impose aux autres classes de la société actuelle. A mesure qu’il se développe et devient une classe indépendante, un fait se manifeste de plus en plus clairement dans les sphères les plus différentes : des deux tendances opposées qui se font jour dans le mode de production capitaliste, une seule l’intéresse, l’autre le touche de moins en moins. Par exemple, le mode actuel de production provoque, d’un côté, la concentration des producteurs en grandes sociétés, en vue d’une action commune, et, d’un autre côté, une lutte exas­pérée de tous les producteurs contre tous. La seconde tendance n’a aucun effet sur le prolétariat. Au lieu de l’opposition entre le monopole et la concurrence, qui épuise et divise la classe bourgeoise, nous ne trouvons que la première tendance, qui s’emploie à fortifier et à étendre la solidarité prolétarienne. La conséquence naturelle de cette «étroitesse de vues » est la suivante : manifestement, c’est la tendance à resserrer de plus en plus les relations internationales qui agit sur les prolétaires des différents pays. La tendance à l’isolement, aux luttes nationales perd toute efficacité sur leurs esprits.

En le privant de propriété, le mode de production capitaliste a séparé le travailleur de la glèbe. Il n’a pas de foyer fixe et, par suite, pas de patrie fixe. Comme le marchand , il adopte le principe: ubi bene, ibi patria (Ma patrie est où sont les meilleures conditions de travail). Les compagnons ouvriers avaient déjà commencé à pousser leurs voyages jusque dans les pays étrangers. Aussi, comme nous l’avons vu, jetèrent ils les premières bases de relations internationales. Mais que sont ces déplacements si on les compare aux déplacements modernes qu’exige le dévelop­pement actuel du commerce. Le compagnon ouvrier voyageait avec l’intention de revenir dans sa patrie ; le prolétaire moderne émigre avec femme et enfants pour rester là où il aura trouvé de meilleures conditions de travail. Ce n’est plus un touriste, c’est un nomade.

Comme le prolétaire, le marchand cherche lui aussi à ne plus être attaché à la glèbe, à s’établir là où il croit plus facilement défendre ses intérêts commerciaux. Mais il n’en perd pas pour cela toute relation avec sa patrie. Sa considération à l’étranger, sa position, la faculté de faire librement des affaires et de flouer ses collègues étrangers dépendent en grande partie de l’importance et de la force de l’État auquel il appartient et qui le protège. Le marchand conserve donc, à l’étranger, l’idée nationale. En général, ces messieurs sont chauvins au dernier point. Ils sont les premiers à sentir l’importance qu’a la grandeur de leur patrie pour leurs intérêts.

Il en est autrement du prolétaire. Dans sa patrie, il n’a pas été gâté par la protection de ses intérêts. Généralement il n’a pas besoin à l’étranger, au moins dans les pays civilisés, de la protection de sa patrie. Au contraire, quand il se rend dans un pays étranger, c’est qu’il y trouve des lois et un gouvernement plus favorables aux ouvriers que dans sa propre patrie. Ses nouveaux compagnons de travail n’ont aucun intérêt à le priver de la protection des lois dans le cas où il en a le plus pressant besoin, contre ses exploiteurs. Leur intérêt leur demande au contraire de s’efforcer d’accroître la force de résistance de l’étranger vis-à-vis des patrons. La libération du prolétariat moderne est donc tout autre que celle du compagnon ou du négociant. Il devient un véritable citoyen du monde, l’univers entier est sa patrie.

Pour les ouvriers des pays qui jouissent d’une existence supérieure et de meilleures conditions de travail, où par suite l’immigration dépasse l’émigration, cet internationalisme cause de nombreux inconvénients et provoque même des dangers. Il est incontestable, en effet, que ces ouvriers qui occupent une situation élevée sont gênés dans leur lutte par la concurrence d’immigrants besogneux et sans force de résistance.

Dans certaines circonstances, cette concurrence, comme la rivalité des capitalistes appartenant à des nations différentes, peut envenimer les antagonismes nationaux, éveiller la haine nationale des travailleurs contre les prolétaires étrangers. Mais la lutte des nationalités qui dans les sphères bourgeoises est un phénomène constant ne peut être que passagère parmi les prolétaires. Tôt ou tard, ceux qui sont obligés de reconnaître, sinon par, une autre voie, du moins au prix de cruelles espérances, que l’immigration de forces de travail peu coûteuses, provenant de régions arriérées, dans des pays économiquement avancés, est aussi nécessairement liée au mode de production capitaliste que l’introduction des machines, du travail de la femme et de l’enfant dans l’industrie. Cette immigration ne peut pas plus être empêchée que ces deux derniers phénomènes.

Le mouvement ouvrier d’un pays avancé souffre encore à un autre point de vue de l’état arriéré des travailleurs dans les pays étrangers : le degré d’exploitation que tolè­rent ces derniers fournit aux capitalistes de la première nation un excellent prétexte, et même une raison solide de résister aux efforts des prolétaires pour amé­liorer leurs conditions de travail au moyen de la législation ou de « libres » conventions.

D’une façon ou de l’autre, les ouvriers qui demeurent dans le pays comprennent que les progrès de leur lutte dépendent beaucoup des progrès de la classe ouvrière dans les autres pays. Si au commencement ils en ressentent quelque mauvaise humeur contre les travailleurs étrangers, ils finissent par se convaincre qu’il n’est qu’un moyen efficace de remédier aux effets néfastes du peu de développement de l’étranger : il faut mettre un terme à cette infériorité. Les ouvriers allemands ont les meilleures raisons de souhaiter que les travailleurs slaves et italiens obtiennent à l’étranger comme dans leur patrie des salaires plus élevés et des journées plus courtes, et, s’il est possible, ils doivent agir en ce sens. Les ouvriers anglais ont le même intérêt vis-à-vis des travailleurs allemands ou autres, les américains vis-à-vis des européens.

L’étroite dépendance où se trouve la lutte de classe menée par le prolétariat d’un pays à l’égard des luttes de classe des autres pays conduit nécessairement à une union étroite des fractions prolétariennes des différentes nations.

Les vestiges d’isolement national, de haine nationale, empruntés à la bourgeoisie par le prolétariat, disparaissent de plus en plus. La classe ouvrière se libère de plus en plus des préjugés nationaux. L’ouvrier apprend de plus en plus à reconnaître et à apprécier dans son compagnon de travail, quelle que soit d’ailleurs la langue qu’il parle, le compagnon de lutte, le camarade.

La solidarité internationale doit être naturellement. des plus étroites entre les fractions du prolétariat des différents pays qui se sont proposé les mêmes buts et les poursuivent en employant les mêmes moyens.

Les auteurs du Manifeste communiste ont reconnu dès l’origine combien l’union internationale des luttes de classes prolétariennes était indispensable, si elles veulent dépasser certaines limites par leur but, leur force et leur largeur. Ce manifeste s’adresse aux prolétaires de tous les pays et se termine par cet appel : « Unissez vous». L’organisation qu’ils avaient ralliée aux principes du manifeste était internationale. C’était la « ligue des communistes ».

Les suites de la défaite des mouvements révolutionnaires de 1848 et de 1849 mirent fin à cette ligue. Mais, avec la renaissance du mouvement ouvrier de 1860 à 1870, elle reparut sous la forme d’Association internationale des travailleurs (fondée en 1864), dont Marx était encore l’âme. Elle avait pour tâche non seulement de réveiller le sentiment de solidarité chez les prolétaires des différents pays, mais encore de leur donner un but commun et de leur ouvrir une voie commune pour l’atteindre. Elle a accompli largement la première partie de sa tâche ; elle a échoué en partie dans la seconde. L’ « Internationale » devait amener l’union du prolétariat mili­tant et du socialisme moderne dans tous les pays. Elle déclarait que l’émancipation des prolétaires ne pouvait être l’œuvre que des prolétaires eux-mêmes ; que le mouvement politique n’était qu’un moyen d’atteindre ce but que l’émancipation du prolétariat était impossible tant qu’il dépendrait des monopolisateurs des moyens de production, des sources de la vie. Dans l’Internationale même s’éleva une opposition d’autant plus forte qu’il devenait plus clair qu’elle aurait pour effet d’établir la démocratie socialiste. Tous les partisans, relativement si nombreux il y a encore 30 ou 40 ans, de l’utopisme bourgeois, petit bourgeois et prolétarien, ainsi que les repré­sentants du syndicalisme exclusiviste d’une aristocratie ouvrière, se détachèrent de l’ « Internationale » dès qu’ils s’aperçurent quel était son but. La chute de la commune de 1871 et les persécutions exercées par le pouvoir dans les différents pays du continent précipitèrent sa fin.

Mais la conscience de la solidarité qu’elle avait répandue ne périt pas.

Depuis, les idées du « Manifeste communiste » ont conquis le prolétariat militant de toute l’Europe (et des fractions du prolétariat hors d’Europe). Partout, la fusion de la lutte de classe avec le socialisme moderne s’est déjà accomplie ou va l’être rapidement. Les bases, les buts, les moyens de la lutte de classe prolétarienne tendent de plus en plus à devenir partout les mêmes. Il en résulta un contact de plus en plus intime avec les mouvements ouvriers socialistes des différents pays. La conscience internationale devint de plus en plus puissante et il suffit d’une impulsion étrangère pour donner à ce fait une expression sensible.

C’est ce qui s’est produit, comme on le sait, à l’occasion du centenaire de la prise de la Bastille, au congrès international de Paris (1889). Les congrès internationaux suivants ont permis de renforcer encore les liens de solidarité internationale qui se manifestent d’ailleurs, chaque année, dans la Fête du Premier Mai. Ce ne sont plus des penseurs, des enthousiastes isolés qui se rencontrent dans ces congrès, comme dans le congrès de la paix, où fréquentent les bourgeois : ce sont les représentants, les interprètes de centaines de mille, de millions de travailleurs, hommes ou femmes. Chaque célébration du Premier Mai montre de la façon la plus émouvante que ce sont les masses de la population laborieuse qui, dans tous les centres de la vie politique et économique, dans tous les pays de civilisation moderne, ont conscience de la solidarité internationale du prolétariat, protestent contre la guerre et déclarent que les antagonismes prétendus nationaux ne sont plus des antagonismes qui opposent les peuples, mais mettent simplement aux prises les exploiteurs.

L’histoire du monde n’a pas encore vu un semblable passage de l’abîme qui sépare les différentes nations, une semblable fusion internationale des classes les plus nombreuses. Cet événement parait d’autant plus grandiose, parce qu’il s’accomplit dans l’ombre des armements militaires qui, de leur part, présentent un spectacle que jusqu’ici l’histoire du monde n’a pas encore vu, armements, dont les frais pour l’Europe sont inexprimables.

En vue de ces armements, la Démocratie socialiste a le double devoir d’accentuer énergiquement son point de vue international.

14 : La Démocratie socialiste et le Peuple.

Nous avons déjà exposé dans le chapitre précédent que le prolétaire ne doit pas redouter la victoire du parti socialiste. Bien au contraire, cette victoire sert ses intérêts. Elle signifie, en effet, la fondation d’une société qui délivre de l’exploitation et de l’oppression, assure la sécurité et le bien-être, non seulement aux salariés, mais encore aux travailleurs indépendants de la petite industrie.

Mais la démocratie socialiste ne représente pas seulement les intérêts des « petites gens » dans l’avenir, mais encore dans la société actuelle. Le prolétariat, dernière classe des classes exploitées, ne peut se délivrer de l’exploitation et de l’oppression qu’en supprimant toute exploitation, toute oppression. Il en est donc l’ennemi juré, quelle que soit la forme qu’elles revêtent ; il est le champion de tous les exploités et de tous les opprimés.

On dit, il est vrai, que la démocratie socialiste compte sur le progrès de l’évolution. La production socialiste aurait pour condition le remplacement aussi complet que possible de la petite industrie par la grande industrie. La démocratie socialiste aurait donc intérêt à la disparition de la petite industrie, à la disparition du petit artisan, du petit commerçant, du petit paysan. Il lui faut hâter leur ruine, elle ne peut donc servir leurs intérêts.

Voici ce qu’il faut répondre à cette objection. Ce n’est pas la démocratie socialiste qui fait l’évolution économique. Si la petite industrie se voit évincer par la grande, cette transformation est accomplie sans son aveu par la classe capitaliste. Sans doute, elle n’a aucune raison de s’opposer à la marche de l’évolution. Mais vouloir arrêter l’évolution économique ne signifie nullement représenter réellement les intérêts des petits paysans et des petits bourgeois. Toutes les tentatives faites en ce sens doivent échouer ; fussent elles efficaces, elles ne pourraient que nuire et non servir. Ce n’est nullement représenter les intérêts des artisans et des paysans que de leur faire espérer des mesures capables de redonner de la vie à leurs petites industries. C’est plutôt éveiller en eux des illusions qui ne pourront jamais se réaliser et les détournent du meilleur moyen de défendre leurs intérêts.

Mais si la disparition de la petite industrie est inévitable, on peut éviter qu’elle se poursuive au milieu des catastrophes qui l’accompagnent ordinairement aujourd’hui. Nous avons vu que la ruine d’une petite industrie n’est que le dernier acte d’un long drame, dont le début ne contenait que la mort lente et douloureuse du petit producteur indépendant. Mais la démocratie socialiste n’a pas le moindre intérêt à la disparition des petits bourgeois et des petits paysans. Elle a le plus grand intérêt au contraire à ce qu’elle ne se produise pas. En effet, plus les sphères où se recrute le prolétariat sont en décadence, et plus il est difficile de relever ces recrues, de les rendre capables d’entrer dans les rangs du prolétariat militant, de les y déterminer. C’est de l’extension de celui-ci, non du prolétariat tout entier que dépendent le développement et la force de la démocratie socialiste. Moins le paysan et l’artisan ont d’exigences, plus ils s’accoutument à un travail indéfini, et plus ils se montrent incapables de résistance dès qu’ils sont tombés dans le prolétariat. Ils portent d’autant plus préjudice par leur concurrence aux travailleurs mieux placés. Les mêmes raisons qui provoquent la solidarité internationale des travailleurs, conduisent en partie à une solidarité du prolétariat pour toutes les classes où il se recruté, solidarité qui, à la vérité, du moins jusqu’à présent, n’a été ressentie et exercée que par les prolétaires.

Sans aucun doute, quand les petits paysans et les petits bourgeois cherchent à se maintenir aux dépens des prolétaires, en exploitant sans mesure les apprentis ou en empêchant l’organisation des travailleurs à leur service, ils se heurtent à une résistance énergique du prolétariat et de la démocratie socialiste. Par contre cette dernière intervient de la façon la plus décidée en faveur d’une série de mesures susceptibles d’améliorer et d’alléger considérablement la situation du petit bourgeois et du petit paysan tout en ne nuisant pas au prolétariat, en le servant au contraire.

Aider les artisans et les paysans comme producteurs en conservant leurs modes d’exploitation arriérés est impraticable. Cette œuvre est en contradiction avec la marche de l’évolution économique. Il est également impossible de les élever tous, ou d’en élever une partie au rang de capitalistes. On ne peut soulager la masse de ces travailleurs que comme consommateurs. Mais ce sont précisément les partis qui semblent les plus favorables aux artisans et aux paysans qui les grugent le plus en cette qualité. Les charges qu’ils leur imposent sont réelles, sensibles. Le relèvement de la petite industrie que l’on poursuit n’est en réalité qu’une feinte.

Non seulement l’amélioration du sort du petit bourgeois et du petit paysan comme consommateur n’est pas en contradiction avec l’évolution économique ; c’est au contraire un moyen de la précipiter. Non seulement ce relèvement est possible, mais il faut le poursuivre pour cette raison, sans parler d’autres motifs qui ont leur source dans des considérations rationnelles ou la sympathie que l’on éprouve pour les malheureux paysans et petits bourgeois, condamnés à disparaître. A mesure que s’améliorent leur situation comme consommateurs, leurs conditions d’existence, que leurs besoins matériels et spirituels s’accroissent, que leur intelligence s’ouvre, ils cessent de prétendre continuer la lutte contre la grande exploitation en lui faisant la concurrence de la faim, abandonnent ce combat sans espoir et vont renforcer les rangs du prolétariat, sans tomber dans la classe inférieure des prolétaires soumis, sans résistance, sans besoins. Ils entrent dans les rangs des prolétaires militants, «exigeants », conscients, et hâtent ainsi leur victoire.

Ce triomphe ne sortira pas de la démoralisation, comme beaucoup l’ont cru, ni de celle de la petite bourgeoisie et des paysans, ni de celle du prolétariat. La démocratie a toutes les raisons de combattre la démoralisation d’un côté comme de l’autre, et elle le fait dans la mesure de ses forces. Fortifier la démocratie socialiste est de l’intérêt non seulement des seuls salariés, mais encore de tous les membres de la société qui vivent de leur travail et non de l’exploitation.

La petite bourgeoisie, les petits paysans n’ont jamais été en situation, sous le régime de l’État moderne, de défendre par leurs propres forces leurs intérêts contre les autres classes. Aujourd’hui, ils le peuvent moins que jamais. Pour les protéger, il leur faut s’unir avec une ou plusieurs autres classes. Leurs instincts, développés par la propriété privée, les poussent dans les bras des partis bourgeois, les invitent à s’allier avec un des divers groupes des classes supérieures, dirigeantes. Les partis bourgeois, de leur côté, recherchent cette alliance, en partie pour des raisons politiques parce qu’ils voient dans la petite bourgeoisie le « bétail » électoral dont ils ont besoin, en partie pour des motifs plus profonds. Ils savent en effet fort bien que la propriété privée des petits paysans et des petits industriels est l’appui le plus solide de la propriété privée en général, et par suite de l’exploitation qu’ils exercent. Le bien-être des « petites gens » leur est tout à fait indifférent. Ils ne demandent qu’à les gruger comme consommateurs. Qu’ils succombent, pourvu que la petite exploitation qui les retient dans les limites de la propriété privée ne disparaisse pas complètement. Tous ces partis sont d’ailleurs intéressés à l’extension de l’exploitation capitaliste, et, par suite, au progrès de l’évolution économique. Ils désirent maintenir le paysan et l’artisan, ils le lui promettent, mais, en fait, ils font tout ce qu’ils peuvent pour étendre le domaine de la grande industrie et écraser la production du paysan et de l’artisan.

Le rapport entre la démocratie socialiste et le travailleur indépendant de la petite industrie est tout autre. Notre parti ne peut sans doute intervenir en faveur du maintien de la petite exploitation, mais en réalité il n’a rien à en redouter. Ce ne sont pas les prolétaires, ce sont les capitalistes et les grands propriétaires fonciers qui exproprient paysans et artisans. La victoire du prolétariat est le seul moyen de mettre un terme à ces évictions.

Comme consommateurs, les travailleurs indépendants ont les mêmes intérêts que les prolétaires. Aussi ont ils toutes les raisons de s’unir à ceux-ci, de se rallier à la démocratie socialiste pour défendre ainsi leurs intérêts.

On ne doit pas s’attendre à ce que les petits bourgeois arrivent rapidement à cette conviction. Mais les paysans et les artisans ont déjà commencé à déserter les rangs des partis bourgeois, désertion d’une espèce toute particulière ; ce sont en effet les éléments les plus courageux, les plus énergiques qui jettent les premiers le fusil aux orties, non pour fuir le combat, mais pour quitter une lutte mesquine qui ne peut assurer qu’une misérable existence et participer au combat gigantesque, universel, dont la fondation d’une nouvelle société est le but, société dont tous les membres partageront les conquêtes de la civilisation moderne, participer au combat pour la libération de toute l’humanité civilisée, de toute l’humanité en général que l’ordre social actuel menace d’écraser.

A mesure que le mode de production existant devient plus misérable, que l’heure de la banqueroute se précipite, que les partis dominants se montrent plus incapables de remédier aux vices effroyables de l’ordre actuel, que ces partis abandonnant toute tenue, tout principe, se réduisent à une clique de politiciens intéressés, les membres des classes non prolétariennes qui se joignent à la démocratie socialiste sont de plus en plus nombreux et, côte à côte avec le prolétariat, suivent son drapeau dans sa marche irrésistible vers la victoire et le triomphe.


Notes

[1] Ce livre, fort important, fut publié pour la première fois en 1845.

[2] On opposera peut-être à cette affirmation la conduite des « députés ouvriers » anglais, qui ont si souvent trahi la classe ouvrière au Parlement. Mais ces messieurs ne doivent pas leur élection à l’influence de la généralité de la classe ouvrière, mais à celle d’une aristocratie du travail, corporative, arrogante, qui veut s’élever au-dessus du prolétariat. MM. Broadhurst et consorts n’ont jamais agi que conformément aux intentions de semblables commettants


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