1904

"le Premier-Mai est l’expression la plus évidente de cette conviction que l’émancipation des travailleurs ne sera l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes."


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Le Premier-Mai et la Solidarité des classes

Karl Kautsky

Le Socialiste, 2 mai 1904


Plus d’une fête est célébrée par le prolétariat ; mais dans la célébration de toutes, il se rencontre avec d’autres classes, même lorsqu’il s’agit des grandes dates de la Révolution. Même dans l’insurrection de la Commune de Paris, il n’y a pas été le seul participant, d’importantes fractions de la petite bourgeoisie combattaient avec lui, et si dans la commémoration du 18 mars il prend une part de plus en plus prépondérante, elle n’est pourtant pas exclusive.

Il est seul, au contraire, à célébrer le Premier-Mai. C’est la fête, non des révolutions passées, mais de la Révolution à venir ; c’est la fête de l’émancipation de la classe ouvrière, de l’abolition de toute domination de classe, et le fait qu’il célèbre seul le Premier-Mai est l’expression la plus évidente de cette conviction que l’émancipation des travailleurs ne sera l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes.

C’est un point sur lequel il est utile d’insister, mais nulle part plus qu’en France, où il s’est trouvé des « socialistes » qui ont l’audace de nous parler de la solidarité des classes.

Cette prétendue solidarité est ou bien un vulgaire lieu commun, traduction de ce fait que les diverses classes sont parties intégrantes d’une société et par suite dépendent les unes des autres, ou bien c’est la résurrection d’une bêtise depuis longtemps enterrée : l’harmonie des intérêts économiques à la Bastiat.

Qu’est-ce qui peut prêter une nouvelle vie à cette bêtise ? On assure que c’est la République démocratique qui d’une erreur en ferait une vérité. Dans la monarchie, dit-on, il est vrai de dire que les ouvriers sont politiquement sans droits ; ils n’ont aucune part à l’Etat et à la société, et ils sont par conséquent vis-à-vis d’eux dans une attitude hostile. Mais dans la République démocratique, c’est autre chose. Là, le prolétaire est, grâce à son bulletin de vote, partie prenante dans l’Etat et la société ; là, il appartient aux classes dominantes, et partant, il a avec les autres classes des intérêts communs. Là, il prend conscience de sa solidarité avec les autres classes.

Cette formule sonne très bien ; mais elle n’a qu’un défaut, c’est qu’en réalité le contraire qui est vrai. Dans un régime absolu – qu’il soit monarchie ou aristocratie – on est plus près d’une certaine solidarité des classes que dans une république démocratique. La monarchie est fondée sur cette base que le pouvoir d’Etat s’est rendu extérieurement indépendant des classes économiquement dominantes. Dans une monarchie, le prolétariat n’est gouverné par la bourgeoisie qu’indirectement ; directement, il trouve devant lui, comme premier adversaire politique, le pouvoir de l’Etat monarchique. Il en est de même dans une aristocratie en décadence comme celle de la Suisse au XVIII° siècle. La conscience de la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie est par là obscurcie. Plus la monarchie est réel, et non pas seulement apparent, plus elle est indépendante des classes économiquement dominantes, plus aussi elle entre aisément en conflit à l’occasion avec elles. Un conflit de ce genre mène facilement à une union des classes économiquement dominantes avec le prolétariat et à une certaine solidarité de ces deux parties de la société. C’est comme parti composé de diverses classes que la démocratie bourgeoise est née, dans les Etats modernes, de pareilles luttes contre la monarchie.

La démocratie comme parti politique formé de toutes les classes suppose en ces pays la monarchie. Au contraire, elle se rend elle-même impossible par sa propre victoire : dans un Etat réellement démocratique, il n’y a plus de place pour la démocratie bourgeoise comme parti où entrent toutes les classes. Car, dans la République démocratique, les classes se trouvent en présence sans intermédiaire ; il n’y a point de pouvoir d’Etat au-dessus d’elles. Là, la marche à la conquête du pouvoir politique équivaut à la marche vers la ruine des classes adverses.

C’est donc dans la République démocratique que l’opposition entre prolétariat et bourgeoisie est le plus nette. Nous en avons la preuve claire dans les Etats-Unis d’Amérique ; mais nous en avons aussi la preuve dans l’histoire même de la France. En 1789, les mêmes classes de France se sentaient solidaires en face de la royauté qui, bientôt après, se combattaient avec acharnement dans la République. A la solidarité des classes en face de la monarchie de juillet, en février 1848, succéda le massacre de juin de la République ; à la solidarité des classes en face de Napoléon III succéda dans la République la semaine sanglante de mai 1871. Et depuis, les choses ont-elles été mieux ? Laissons de côté les deux Etats barbares de l’Europe orientale, dont les tyrans sont en réalité des bourreaux, ne se maintenant au pouvoir que par le massacre systématique de leurs sujets ; bornons-nous à l’Europe civilisée, où les luttes des classes sont menées par des moyens plus civilisés. Nous pouvons dire que dans la douzaine d’années qui s’est écoulée depuis la fusillade de Fourmies, dans aucun pays il n’a été répandu plus de sang ouvrier que dans la République française.

Si, dans ces dernières années, l’apparence d’une solidarité entre prolétariat et bourgeoisie a pu de nouveau se produire en France, cela n’est pas provenu de ce qu’elle est une République démocratique, mais de ce qu’elle n’est pas assez une République démocratique. Engels appelait la troisième République « l’Empire sans l’empereur » ; le pouvoir politique y dispose encore des mêmes instruments de règne que l’Empire, des mêmes Gallifets, des mêmes mouchards. Il n’y a que les Emile-Ollivier de changé. L’armée permanente est, comme sous l’Empire, le fondement de tout l’édifice de l’Etat, et l’état-major est devenu si puissant qu’il a osé s’attaquer même à un membres des classes économiquement dominantes, à un Juif riche. C’est ce qui a fait que la lutte contre le militarisme, ordinairement menée par le prolétariat seul, a été temporairement entreprise aussi par une fraction de la bourgeoisie. De là l’apparence de solidarité entre les deux classes. Mais elle a été créée non point par la liberté démocratique en France, mais bien par le manque de cette liberté, par la dépendance où se trouve la France à l’égard de la soldatesque.

Rien de plus contraire au bon sens que de s’imaginer que la liberté démocratique soit le moyen de rapprocher les classes les unes des autres et d’éveiller le sentiment de la solidarité entre elles.

C’est le contraire qui est la vérité, et c’est justement sur quoi repose l’importance pour nous la République démocratique. Elle n’est pas seulement la forme politique de laquelle peut seule sortir la République sociale ; elle est encore le champ de bataille sur lequel la grande lutte entre prolétariat et bourgeoisie peut être menée et achevée de la façon la plus décisive. Elle n’est pas la forme politique sous laquelle prolétariat et bourgeoisie unissent le plus tôt leur action, mais celle sous laquelle ces classes se trouvent en présence dans l’hostilité la plus aiguë, parce que là plus qu’ailleurs la lutte entre les deux classes est une lutte de vie ou de mort.

La grande République d’au-delà l’Océan, qui est une république démocratique plus que toute autre, est peut-être appelée à le démontrer la première. Puisse la République française être bientôt à même d’en fournir aussi la preuve !


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