1908

Un texte publié pour la première fois en 1908, pour le vingt-cinquième anniversaire de la mort de K. Marx.


Les Trois Sources du Marxisme

Karl Kautsky

L’œuvre historique de Marx


I: La synthèse des sciences naturelles et des sciences psychologiques

La production théorique de Karl Marx est à la base de toute son activité. Nous devons donc la considérer en tout premier lieu. Mais précisément sa vulgarisation présente de particulières difficultés. Il nous sera possible, espérons-le, de les surmonter bien que nous soyons obligés de nous limiter. En tout cas, les points que nous traiterons seront aisément compréhensibles. Le lecteur ne devra donc pas se laisser décourager à la lecture des premières pages, les suivantes étant plus faciles.

Les sciences sont réparties en deux grands domaines : celui des sciences naturelles, qui cherchent à définir les lois des mouvements des corps inanimés et animés, et celui des sciences psychologiques ou sciences de l’esprit nommés, en somme, improprement ainsi : parce que, dans la mesure où l’esprit apparaît comme manifestation d’un corps particulier, il est du domaine des sciences naturelles. La psychologie, c’est-à-dire la science de l’âme, utilise les méthodes des sciences naturelles et on ne s’est jamais avisé d’employer les sciences psychologiques à la guérison des maladies mentales. Les sciences naturelles ont un droit incontesté sur ce domaine.

Ce qu’on appelle les sciences psychologiques, ce sont en réalité les sciences sociales ; elles traitent des rapports de l’homme avec son semblable. Seules les activités et les manifestations psychologiques de l’homme qui y entrent en ligne de compte sont l’objet propre des sciences psychologiques.

Parmi celles-ci, on peut, de nouveau, distinguer deux groupes : les unes, qui étudient la société humaine comme telle et en se basant sur des observations numériques.

A ce groupe appartient l’économie politique, autrement dit la science des lois de la société économique sous le régime de la production matérielle ; l’ethnologie, c’est-à-dire l’étude des conditions sociales des différents peuples ; enfin, la préhistoire, ou la science des conditions sociales de la période dont il ne nous a pas été transmis de documents écrits.

L’autre groupe des sciences psychologiques comprend celles qui jusqu’à présent s’occupent surtout de l’individu et qui traitent de sa place et de son activité dans la société : l’histoire, le droit, l’éthique ou morale.

Le deuxième groupe des sciences psychologiques est extrêmement ancien et a exercé de tout temps la plus grande influence sur la pensée humaine. Le premier groupe, par contre, à l’époque de la formation de Marx, était récent, n’étant parvenu que depuis peu aux méthodes scientifiques. Il était du domaine des spécialistes et n’avait pas encore d’influence sur les idées générales, alors que celles-ci étaient imprégnées des sciences naturelles et psychologiques du deuxième groupe.

Entre ces deux dernières catégories de sciences, il y avait un abîme, que révélaient les conceptions générales opposées engendrées par chacune d’elles.

Les sciences naturelles avaient permis de découvrir dans la nature tant de relations nécessaires et conformes à des lois, ou en d’autres termes on y avait si souvent constaté que de mêmes causes engendraient de mêmes effets qu’elles étaient toutes pénétrées de l’hypothèse d’une conformité causale générale dans la nature et qu’elles avaient complètement banni l’idée de forces mystérieuses y agissant d’une manière arbitraire. L’homme moderne n’essaie plus d’influencer en sa faveur de telles puissances par des prières et des sacrifices, mais au contraire il tend à connaître les relations causales dans la nature afin d’en tirer ce dont il a besoin pour sa conservation ou son agrément.

Il en va tout autrement des sciences psychologiques. Celles-ci étaient encore dominées par l’idée de la liberté de la volonté humaine, volonté ne dépendant donc d’aucune nécessité causale. – Les juristes et les moralistes étaient enclins à rester fidèles à cette idée, pour ne pas sentir le sol se dérober sous leurs pieds. Si l’homme est un produit des circonstances, et son action est sa volonté de causes qui ne dépendent pas de son bon plaisir, que deviennent alors le péché et le châtiment, le bien et le mal, la sentence juridique et le jugement moral ?

Ce n’était là, certes, qu’un mobile, un considérant et non un argument de la raison pratique. Celle-ci était surtout fournie par la science historique, qui, en réalité, ne reposait que sur l’ensemble des documents écrits des époques antérieures où les faits d’individus isolés, notamment des souverains, étaient consignés souvent par eux-mêmes. Il semblait impossible de trouver une nécessité causale quelconque dans ces faits isolés. En vain des esprits formés à l’école des sciences naturelles tentèrent de trouver une telle nécessité. Ils s’insurgent certes contre cette conception que la conformité générale aux lois de la nature n’était pas valable en ce qui concerne l’action de l’homme. L’expérience leur apportait suffisamment de matériaux pour prouver que l’esprit ne faisait pas exception dans la nature, et qu’aux mêmes causes l’esprit répondait toujours par les mêmes effets. Toutefois, si l’on parvint à établir incontestablement la relation causale pour les actes psychologiques simples que l’homme a en commun avec les animaux, pour ses actes compliqués, pour les idées sociales et les idéals, les naturalistes ne purent la découvrir. Ils purent sans doute affirmer que l’esprit humain fait partie de la nature et qu’il est régi par des lois nécessaires, mais ils ne parvinrent pas à le prouver pour tous les domaines d’une manière suffisante. Leur monisme matérialiste reste incomplet et ne put avoir raison de l’idéalisme et du dualisme.

C’est alors que Marx vint. Il vit que l’Histoire est le résultat des luttes des classes ; il vit également que, dans l’Histoire, les idées agissants des hommes, leur succès et leurs insuccès sont le résultat des luttes des classes. Mais il vit plus encore. Les oppositions et les luttes des classes, on les avait déjà constatées avant lui dans l’Histoire, mais elles étaient apparues surtout comme étant l’œuvre de la bêtise et de la méchanceté d’une part, de sentiments élevés et du progrès des idées d’autre part. Marx, le premier, découvrit leur relation nécessaire avec les rapports économiques, dont les lois peuvent être connues, comme il le démontra clairement. Mais les rapports économiques eux-mêmes reposent à leur tour, en dernière instance, sur le caractère et le degré de domination de l’homme sur la nature qui résulte de la connaissance des lois de celle-ci. Si distincte que puisse paraître la société du restant de la nature, ici comme là, nous trouvons l’évolution dialectique, c’est-à-dire le mouvement causé par une lutte d’oppositions surgissant spontanément et continuellement du milieu même.

L’évolution sociale fut ainsi située dans le cadre de l’évolution naturelle ; l’esprit humain, même dans ses manifestations les plus élevées et les plus compliquées, dans ses manifestations sociales, était expliqué comme étant une portion de la nature ; la conformité causale de son activité démontrée dans tous les domaines et la dernière base de l’idéalisme et du dualisme philosophiques anéantie.

De cette manière, Marx n’a pas seulement transformé complètement la science historique, mais il a aussi comblé l’abîme entre les sciences naturelles et les sciences psychologiques. En même temps, il fondait l’unité du savoir humain et par là même rendait la philosophie superflue dans la mesure où elle cherchait à remplacer précisément cette unité. La philosophie, en effet, n’était qu’une sagesse située au-dessus des sciences et qui n’en était pas déduite ; elle constituait une certaine unité de pensée sur l’évolution du monde.

La conception de l’Histoire de Marx représente un formidable progrès scientifique. La pensée et la connaissance humaines y auraient dû puiser abondamment – mais chose singulière, la science bourgeoise s’en détourna complètement et ce n’est seulement qu’en opposition à cette dernière, ce n’est qu’en tant que science particulière.

On s’est moqué de l’opposition entre la science bourgeoise et la science prolétarienne, comme s’il pouvait y avoir une chimie ou des mathématiques bourgeoises et une chimie ou des mathématiques prolétariennes ! Mais les railleurs prouvent uniquement qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit.

La découverte de la conception matérialiste de l’Histoire supposait deux conditions préalables. D’abord un développement suffisant de la science, et en second lieu un point de vue révolutionnaire.

La conformité aux lois de l’évolution historique ne pouvait être découverte que lorsque les nouvelles sciences psychologiques dont nous avons parlé plus haut, l’économie politique, l’ethnologie et la préhistoire eurent atteint un certain niveau. Seules ces sciences, dont l’essence excluait de prime abord l’individu et qui de prime abord se fondaient sur des observations numériques, permettaient de trouver les lois fondamentales de l’évolution sociale et d’étudier les courants qui mènent les individus et en premier lieu ceux qui n’admettent que la façon traditionnelle d’écrire l’Histoire.

Ces nouvelles sciences psychologiques ne se développèrent qu’avec le mode de production capitaliste et avec la circulation économique mondiale qui s’y rattache. Elles ne purent avoir de résultat important que lorsque le capital devint prépondérant, mais lorsque par là même la bourgeoisie avait cessé d’être une classe révolutionnaire.

Seule, cependant, une pareille classe pouvait accepter la doctrine de la lutte de classe. Une classe qui veut le pouvoir, doit vouloir la lutte qui y mène et elle en comprend facilement la nécessité. Par contre, une classe au pouvoir considérera pareille lutte comme inopportune et elle se détournera de toute doctrine qui en démontre la nécessité.

Cette classe s’élèvera d’autant plus contre la doctrine de la lutte de classe que cette doctrine d’évolution sociale propose comme conclusion fatale de la lutte des classes contemporaine l’annihilation des maîtres actuels.

La théorie d’après laquelle les hommes sont les produits des rapports sociaux, à un point tel que les membres d’une société de forme déterminée se distinguent des hommes vivant dans des sociétés d’autres formes, n’est pas plus acceptables pour une société conservatrice, parce que le changement de société apparaîtrait comme étant le seul moyen de changer les hommes. Aussi longtemps que la bourgeoisie fut révolutionnaire, elle prôna la conception suivant laquelle les hommes étaient les produits de la société ; mais malheureusement alors, les sciences devant permettre l’étude des forces motrices de l’évolution historique n’avaient pas encore suffisamment progressé. Les matérialistes français du XVIII° siècle ne connaissaient pas la lutte des classes et ne portaient pas attention au progrès technique.

Ainsi s’ils savaient que, pour changer les hommes, il fallait changer la société, ils ne voyaient pas d’où proviendraient les forces nécessaires à cet effet. Ils les voyaient surtout dans la toute-puissance d’individus extraordinaires et avant tout d’éducateurs. Le matérialisme bourgeois ne put aller plus loin.

Dès que la bourgeoisie devint conservatrice, l’idée que les inconvénients propres à notre temps étaient dus aux rapports sociaux, qui devaient par conséquent être changés, lui parut rapidement insupportable. Dans la mesure où elles s’inspire des méthodes des sciences naturelles, elle essaie maintenant de prouver que les hommes sont naturellement ce qu’ils sont, qu’ils doivent être tels et que vouloir changer la société ne signifie rien d’autre que vouloir perturber l’ordre naturel. On doit être exclusivement formé selon la discipline des sciences naturelles et être resté insensible aux rapports sociaux de notre temps pour affirmer la perpétuation nécessaire de ces derniers. La plus grande partie de la bourgeoisie n’en a plus le courage ; elle essaie de se consoler en contestant le matérialisme et en reconnaissant le libre-arbitre. Ce n’est pas la société qui fait les hommes, affirme-t-elle, mais au contraire les hommes qui font la société selon leur volonté. La société est imparfaite, parce que les hommes le sont. Nous devons améliorer la société non pas par des transformations sociales, mais en élevant les individus, en leur insufflant une moralité supérieure. Les hommes meilleurs produiront une société meilleure. Aussi l’éthique et la reconnaissance du libre-arbitre sont-elles devenues les doctrines favorites de la bourgeoisie actuelle. Ces doctrines doivent révéler la bonne volonté de la bourgeoisie, porter remède aux défauts sociaux, ne pas pousser à un changement social quelconque, mais au contraire s’y opposer.

Les connaissances qui peuvent être acquises sur la base de l’unité scientifique fondée par Marx sont inaccessibles à celui qui se tient sur le plan de la société bourgeoise. Seule celui qui prend une position critique vis-à-vis de la société bourgeoise ou, autrement dit, seul celui qui se place sur le terrain du prolétariat peut arriver à la compréhension de ces connaissances. Dans cette mesure on peut distinguer la science prolétarienne de la science bourgeoise.

Naturellement, l’opposition entre la science prolétarienne et la science bourgeoise s’exprime le plus fortement dans les sciences psychologiques, tandis que l’opposition entre la science féodale ou catholique et la science bourgeoise se montre de la manière la plus frappante dans les sciences naturelles. Mais la pensée humaine tend toujours vers l’unité, les différents domaines scientifiques s’influencent toujours réciproquement et pour cette raison nos conceptions sociales agissent en retour sur notre conception générale du monde. Ainsi, l’opposition entre la science bourgeoise et la science prolétarienne s’impose finalement aussi dans les sciences naturelles.

On peut déjà observer cette influence dans la philosophie grecque. Un exemple entre autres, qui se trouve en relation étroite avec notre étude, se révèle dans la science moderne. J’ai déjà indiqué ci-avant que la bourgeoisie, aussi longtemps qu’elle était révolutionnaire, admettait également que l’évolution naturelle s’accomplît catastrophiquement. Depuis qu’elle est devenue conservatrice, elle ne veut plus entendre parler de catastrophes dans la nature. L’évolution s’accomplit maintenant, d’après elle, d’une manière plus lente et exclusivement par la voie de changements imperceptibles.

Les catastrophes lui paraissent anormales, monstrueuses et de plus uniquement propres à troubler l’évolution naturelle. Et malgré la théorie darwiniste de la lutte pour l’existence, la science bourgeoise s’efforce autant qu’elle le peut d’identifier l’évolution avec un mouvement tout pacifique.

Pour Marx, par contre, la lutte des classes n’était qu’une forme de la loi générale de l’évolution de la nature, qui n’a aucunement un caractère pacifique. L’évolution est pour lui, comme nous l’avons déjà remarqué, « dialectique », c’est-à-dire le produit d’une lutte d’éléments opposés qui surgissent nécessairement. Tout conflit de ces éléments irréconciliables doit finalement conduire à l’écrasement d’un des deux protagonistes et par conséquent à une catastrophe. Celle-ci peut se préparer très lentement, la force d’un antagoniste peut croître imperceptiblement, mais finalement l’effondrement d’un des antagonistes sera inévitable, par suite de la lutte et de l’accroissement en force de l’autre. Tous les jours, à chaque pas nous rencontrons de petites catastrophes dans la nature comme dans la société. Chaque mort est une catastrophe. Tout être et toute chose doivent succomber devant la prépondérance d’un antagoniste. Ce n’est pas seulement vrai pour les plantes et les animaux, mais aussi pour des sociétés entières et pour des empires comme pour des corps célestes.

Pour ces derniers également, la marche du processus général de l’évolution prépare à certains moments des catastrophes par une croissance graduelle des contradictions. Pas de mouvement, pas d’évolution sans catastrophes de temps à autre. Elles représentent un stade nécessaire de l’évolution, qui est impossible sans révolutions intermittentes. Cette conception dépasse la conception bourgeoise révolutionnaire qui admettait que l’évolution s’accomplissait uniquement par catastrophes, aussi bien que la conception bourgeoise conservatrice qui voit dans la catastrophe une perturbation, un ralentissement et non point le passage nécessaire d’une évolution souvent lente et imperceptible à une autre.

Nous trouvons une autre opposition entre la science bourgeoise et la science prolétarienne ou, si l’on préfère, conservatrice et révolutionnaire, dans la critique de la connaissance.

Une classe révolutionnaire, qui se sent de taille à conquérir la société, est aussi encline à ne pas admettre de limite à ses conquêtes scientifiques et à s’estimer capable de résoudre tous les problèmes de son temps. Une classe conservatrice, par contre, craint instinctivement tout progrès non seulement dans le domaine politique et social, mais aussi sur le terrain scientifique, parce qu’elle sent que toute science profonde ne peut plus lui être d’une grande utilité, mais au contraire peut infiniment lui nuire. Elle est encline à renier sa confiance dans la science.

La naïve assurance qui animait les penseurs révolutionnaires du XVIII° siècle, comme s’ils avaient en poche la solution de toutes les énigmes du monde, comme s’ils parlaient au nom de la Raison absolue, ne peut plus être partagée aujourd’hui par le révolutionnaire le plus audacieux.

De nos jours, personne ne niera ce que savait certes plus d’un penseur du XVIII° siècle et même de l’Antiquité : que tout notre savoir est relatif, qu’il représente un rapport de l’homme, du « moi » avec le reste du monde et qu’il nous montre uniquement ce rapport et non pas le monde lui-même. Toute connaissance est, par conséquent, relative, conditionnée et limitée et il n’y a pas de vérités absolues et éternelles.

Cela signifie simplement qu’il n’y a pas de termes à notre connaissance, que le processus de la connaissance est illimité, infini, et qu’il est vraiment fou de proposer une connaissance quelconque comme conclusion définitive de la vérité. Il ne l’est pas moins de considérer une proposition quelconque comme la limite extrême de la sagesse que nous ne pourrons jamais dépasser.

Bien mieux, nous savons que l’humanité a toujours réussi à dépasser toute limite de son savoir, limite qu’elle savait pouvoir franchir tôt ou tard pour rencontrer d’ailleurs plus loin de nouvelles frontières qu’elle ne soupçonnait pas auparavant.

Nous ne devons pas craindre de tout d’aborder un problème quelconque, que nous sommes en état d’élucider.

Nous ne devons pas, découragés, laisser tomber les bras pour murmurer résignés : Ignorabimus (nous ignorerons), nous n’en saurons jamais rien. Ce découragement cependant caractérise la pensée bourgeoise moderne. Au lieu de tendre de toutes ses forces à élargir et à approfondir notre savoir, elle s’applique de son mieux à en fixer les limites et à discréditer la certitude de la connaissance scientifique.

Aussi longtemps que la bourgeoisie était révolutionnaire, elle passait outre à de pareils problèmes.

Aussi Marx n’épargna jamais ses efforts pour réfuter la philosophie bourgeoise actuelle.


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