1921

« La "question des femmes" n'existe pas de façon indépendante. Cette violence dans la société bourgeoise et qui opprime la femme est produite en partie par la grande antinomie sociale entre capital et travail. »

Source : Éditions "La Brèche", 1978.

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Conférences à l'université Sverdlov sur la libération des femmes

Alexandra Kollontaï


XIV° conférence

Le travail des femmes aujourd’hui et demain

Nous terminons notre dernière conférence par une vue d’ensemble sur les changements révolutionnaires de la vie quotidienne des femmes et des familles russes. Cette série de conférences s'achève donc sur une sorte d'inventaire, utile non seulement au prolétariat russe, mais aussi au prolétariat international. Comme la classe ouvrière, dans la conduite de la révolution, ne peut compter que sur ses propres forces, dans quels domaines sociaux et économiques, le travail des femmes peut-il être particulièrement efficace ?

Depuis que tous les citoyens russes, sans distinction de sexe, doivent accomplir un travail socialement productif, la libération des femmes a fait des progrès rapides. Ce processus s'est limité jusque-là au prolétariat industriel, tandis que la population des campagnes n'a pratiquement pas été touchée. La situation de la paysanne n'a au fond guère changé, car l'économie familiale continue à régner à la campagne comme par le passé. La paysanne est toujours l'aide et l'auxiliaire du paysan. Par ailleurs, la force musculaire humaine joue un rôle plus important à la campagne qu'à la ville où la mécanisation l'emporte. Malgré cela, la vie à la campagne a changé elle aussi. Il y a aujourd'hui huit millions de paysannes de plus que de paysans. A la campagne, il y a donc huit millions de femmes économiquement indépendantes des hommes. Ces femmes ont perdu leur mari soit à la guerre mondiale impérialiste, soit à la guerre civile ; ou bien il est resté soldat. La vie de ces paysannes indépendantes s'est évidemment modifiée, elles ont nécessairement acquis un statut différent dans le village. Par ailleurs, les services locaux du travail obligatoire sont obligés de tenir compte du statut particulier des veuves de guerre. La distribution des semences et des vivres ne peut être garantie que grâce à la participation des femmes. La guerre civile sortit nos femmes paysannes de leur passivité ancestrale. Elles ont pris activement part à la guerre civile surtout en Ukraine, dans les régions du Don et du Kouban. Comme lors de la Révolution française, où les paysannes de Bretagne et de Normandie participèrent au soulèvement des Girondins, les paysannes ukrainiennes soutinrent surtout les « batjuchkas » [*]. Mais depuis que les soviets locaux assistent socialement et politiquement les femmes, de nombreuses paysannes sympathisent avec le pouvoir soviétique. Récemment, le Parti communiste organisa dans toutes les provinces, des conférences et des congrès pour les déléguées ouvrières et les paysannes. Les sections féminines du parti mettent sur pied des cours de formation destinés à faciliter la vie quotidienne des paysannes. En effet, les paysannes commencent non seulement à réfléchir sur leur vie passée, mais aussi à réaliser que la révolution d'Octobre leur a apporté les conditions de leur émancipation. La force attractive des grandes villes se fait de plus en plus sentir, en particulier pour les possibilités de formation qu'elles offrent. D'ailleurs, rien qu'à l'université de Sverdlov, il y a déjà 58 paysannes sur les 402 étudiantes participant à ce cycle de conférences. Dans les écoles du parti, la participation des femmes aux cours organisés par le soviet local est encore plus importante. Les différentes facultés ouvrières regroupent entre 10 à 15 % d'étudiants et d'étudiantes d'origine paysanne. Ce qui frappe également, c'est la représentativité croissante des paysannes aux conseils ouvriers et paysans de la province. Au cours des premières années après la Révolution, il n'y avait absolument aucune paysanne représentée aux conseils. Aujourd'hui, les conseils locaux regroupent déjà davantage de paysannes que d'ouvrières, Mais aucune paysanne ne participe encore au Congrès des soviets de toutes les Russies.

Partout où le Parti communiste n'a pas encore réussi à s'implanter solidement parmi la population, les paysannes sont dès aujourd'hui des adeptes du communisme plus sûres que les paysans. Ce qui n'est pas difficile à comprendre, car le paysan est à la fois seigneur et maître à la maison et seul propriétaire de la ferme. Bien entendu, le paysan défend la tradition selon laquelle tous les membres de la ferme, y compris la paysanne, sont obligés de se soumettre à la volonté du maître de maison. Et comme le paysan s'aperçoit que les nouvelles conditions de vie sont loin de renforcer sa position dans la famille, il reste plutôt dans l'expectative ou se montre carrément hostile envers le communisme. Pour la paysanne, au contraire, les coopératives, telles que les coopératives laitières, sont particulièrement bienvenues. De plus, leur vie quotidienne est facilitée par des installations collectives comme les jardins d'enfants, les boulangeries et les laveries publiques. Ce qui explique aussi pourquoi les paysannes sont plus aptes à comprendre la finalité du communisme que les paysans. L'amélioration concrète de leur vie en font des adeptes enthousiastes du communisme à la campagne.

Avant la révolution d'Octobre, il n'y avait pour ainsi dire pas de divorce. Il arrivait parfois qu'un homme abandonne sa femme, mais le fait qu'une femme abandonne son mari était alors chose si rare et si exceptionnelle qu'elle faisait sensation dans le village. Mais, depuis que les divorces ont été considérablement facilités par le décret de 1917, ils ne sont plus aussi rares qu'autrefois, surtout parmi les jeunes générations. Ce qui prouve que, même à la campagne, l'institution de la famille, apparemment inébranlable, s'est mise, elle aussi, à vaciller sur ses bases. Si une paysanne quitte aujourd'hui son mari, elle ne provoque plus le tollé général dans la communauté villageoise. Les paysannes qui participent à l'agriculture de type communiste et deviennent membres élus d'un conseil local ont plus de chance pour surmonter les préjugés traditionnels sur l'infériorité de la femme et de faire avancer ainsi l'émancipation de la femme à la campagne. Cette évolution sera accélérée aussi par la mécanisation de l'agriculture, l'installation de l'électricité et la multiplication des coopératives agricoles. Dès qu'un certain niveau technique aura été atteint, les conditions pour changer les modes de vie et de pensée et pour permettre aussi une émancipation définitive de la femme seront réunies.

La nouvelle voie empruntée récemment par la politique économique menace cependant sérieusement l'évolution amorcée jusqu'ici repoussant l'émancipation des femmes et entravant le développement de nouvelles formes de vie, de nouveaux rapports entre les sexes, reposant sur l'estime et l'attirance réciproques et non pas sur l'intérêt et le calcul. C'est pourquoi il est si important de répertorier les changements accomplis au cours de ces premières années de la Révolution. La consignation de ces expériences et l'étude de ces nouvelles formes de vie seront certainement extrêmement utiles pour l'avenir et permettront au prolétariat mondial de disposer d'une documentation importante sur cette période qui l'aidera certainement à poursuivre l’œuvre entreprise par les ouvriers et les ouvrières de Russie. Ainsi., même si nous amorçons aujourd'hui une sombre période de stagnation, les événements qui ont eu lieu depuis la révolution d'Octobre 1917 laisseront une trace indélébile dans l'histoire de l'humanité et, en particulier, dans l'histoire de la femme. Aussi longtemps que l'élaboration des nouvelles formes de vie restera bloquée dans la pratique, nos sections féminines devront consigner 'es changements intervenus dans les habitudes et les mentalités et les communiquer à de larges couches de la population pour élever ainsi leur degré de conscience au niveau de celui de l'avant-garde du prolétariat. Les sections féminines doivent, en outre, axer leur propagande auprès des ouvrières de tous les pays sur les expériences pratiques que nous venons de vivre et les convaincre que la libération de la femme peut être réalisée, dans la période de transition vers le communisme. Car c'est un fait, la Révolution russe a jeté les bases, tant théoriques que pratiques, de la libération de la femme. L'Union soviétique a été le premier gouvernement à protéger la mère et l'enfant. Nous avons créé les conditions nous permettant d'éliminer la prostitution - cette triste survivance de la société bourgeoise. La famille, telle qu'elle avait existé jusque-là, fut remplacée dans la république des Soviets par une famille différente, plus libre, plus saine et plus souple. La Révolution russe a libéré nos femmes, et nous ne devons absolument pas oublier qu'elle a été autant le fait des ouvrières et des paysannes que celui des ouvriers et des paysans. Si les ouvrières et les paysannes ont joué un rôle important au début de la Révolution - rappelez-vous leur entrée en scène historique lors du Congrès international des travailleuses du 23 février 1917 -, elles ont continué à participer activement au processus révolutionnaire en s'engageant dans la guerre civile.

Mais tous ces faits, vous les connaissez parfaitement, car ils font déjà partie de l'histoire du mouvement des femmes prolétaires et de l'histoire de notre parti. Je voudrais malgré tout mettre l'accent une dernière fois sur le fait qu'il n'existe aucun domaine auquel les ouvrières et les paysannes n'ont pas participé activement dès les tous premiers moments de la Révolution. La liste des femmes ayant combattu vaillamment pour !'Union soviétique est longue. Déjà, à la période de Kerenski, nous trouvons des femmes - ouvrières et paysannes - parmi les membres des premiers conseils. C'est aussi le premier gouvernement au monde dans lequel des femmes ont été élues : dès le premier mois après la prise de pouvoir par les ouvriers et les paysans, une lemme était nommée commissaire du peuple à l'Assistance sociale. En Ukraine, et jusqu'en automne 1921, la camarade Majorova occupait un poste semblable, et dans les provinces il y a de nombreuses femmes commissaires, ouvrières et paysannes, issues directement de la production. Parmi elles, et pour ne citer que quelques noms, les camarades Klimova, Nikolajeva, Tjernysjeva, Kalygina et lkrjanistova, une génération de travailleuses nées dans le feu de l'action révolutionnaire. Sans la participation active des ouvrières et des paysannes, la république des Soviets aurait été incapable de réaliser les projets élaborés par l'avant-garde du prolétariat, incapable de mettre sur pied les institutions actuelles et de les conserver.

Les futurs historiens retiendront ce trait caractéristique leur permettant d'établir une distinction notable entre la révolution d'Octobre et la Révolution française de 1789. Le I° Congrès des ouvrières et des paysannes de toutes les Russies en novembre 1918, permit de rendre compte de l'énorme soutien que les femmes apportèrent à la Révolution. Ce congrès, réuni très rapidement sur l'initiative des sections féminines du parti et préparé par une quinzaine de camarades, trouva un écho très important parmi les femmes travailleuses : 1 147 déléguées affluèrent en effet de toutes les provinces de Russie malgré les préparatifs extrêmement hâtifs (à peine un mois avant la réunion du congrès). C'est là une preuve incontestable que la Révolution a tiré les femmes de leur léthargie séculaire, qu'elles ont définitivement cessé de jouer les « Belle au bois dormant ". Pour décrire le rôle de la femme dans le processus révolutionnaire, il nous suffira d analyser l'exemple suivant : la participation active des ouvrières et des paysannes à la défense militaire de la Révolution. Cet engagement, au dire de certains, n'entrait nullement dans les attributions traditionnelles de la femme. Or, leur conscience de classe, très développée, amenèrent ces ouvrières et ces paysannes à soutenir activement l'armée Rouge, et à lutter aux côtés des révolutionnaires lors de la révolution d'Octobre. Elles organisèrent des cuisines roulantes, des détachements sanitaires et des centres de soins. La Russie révolutionnaire démontra sa nouvelle attitude à l'égard des femmes en acceptant de les engager dans l'armée. En revanche, la bourgeoisie a toujours affirmé que le rôle de la femme était de garder le foyer, tandis que l'homme, de par sa nature, était appelé à le défendre, c'est-à-dire, moins poétiquement, à assurer la défense de l'État. Selon les conceptions de la bourgeoisie, le métier des armes est uniquement une affaire d'hommes. La femme soldat ne convient pas à la bourgeoisie, une conception aussi « antinaturelle » en reviendrait à ébranler les fondements de la famille bourgeoise. Mais l'État ouvrier a un tout autre point de vue sur la question, étant donné que, durant la période de la guerre civile, le travail socialement utile était étroitement lié au devoir de défendre l'État soviétique.

Pour assurer le développement des forces productives, l'État communiste avait besoin de la participation de tous les citoyens. C'est pourquoi les communistes ne pouvaient pas renoncer à la participation des femmes. Le combat du prolétariat contre la dictature de la bourgeoisie nécessitait aussi l'engagement des ouvrières et des paysannes dans l'armée et la marine. Cet engagement des femmes n'était pas le fait, comme pour les gouvernements bourgeois, de décisions plus ou moins militaires, mais bien plutôt le résultat de la lutte pour l'existence et la survie de la classe ouvrière. Plus les travailleurs employés à des tâches militaires étaient nombreux, plus l'armée révolutionnaire avait de chance de remporter la victoire. Et la victoire de l'armée Rouge dépendait de la participation active des ouvrières et des paysannes. Cette victoire était en même temps la condition indispensable pour la libération de la femme, lui garantissant les droits conquis par la révolution d'Octobre. Il serait donc erroné de considérer l'engagement de nos ouvrières et nos paysannes uniquement d'un point de vue productiviste, ce qui serait oublier les répercussions à long terme de cette mobilisation sur la conscience des femmes. Si la révolution d'Octobre a entrepris de rejeter les injustices traditionnelles entre les sexes, la participation des femmes à la guerre révolutionnaire a achevé de faire tomber les derniers préjugés à leur égard. L'engagement de nos femmes dans l'armée contribua certainement grandement à renforcer notre conception de la femme comme membre à part entière de la société humaine. L'image de la femme comme complément et appendice de l'homme, de même que l'institution de la propriété privée et la dictature de la bourgeoisie sont de ce fait voués à être reléguées à la poubelle de l'histoire.

Le travail des femmes communistes consistait surtout à mener des campagnes d'agitation dans le cadre des comités révolutionnaires de l'armée. Les ouvrières et les paysannes occupaient donc essentiellement des positions politiques dans l'armée Rouge. Dans les années 1919-1920, 6 000 ouvrières et paysannes s'acquittèrent de ces tâches. Mais les femmes s'occupaient également du courrier et travaillaient comme secrétaires dans les services administratifs militaires. Par endroits, les femmes combattirent directement au front aux côtés des soldats. Mais ces cas étaient exceptionnels et loin d'être la règle. De nombreuses étudiantes assistent actuellement à nos cours de formation pour officiers, une femme poursuit même des études supérieures d'état-major. Rien que pour l'année 1920, il y eut 5 000 ouvrières et paysannes à suivre ces cours. Aucune campagne de mobilisation n'eut lieu sans la participation des ouvrières et des paysannes. Les femmes soignaient également les soldats malades ou blessés dans les hôpitaux militaires, collectaient des vêtements pour la troupe et participaient à la lutte contre les déserteurs. Les femmes défendaient la Révolution avec ardeur, en particulier dans les grandes agglomérations industrielles. Leur conscience de classe leur permettait d'établir une relation dialectique entre la libération de la femme et la victoire militaire au front. C'est surtout dans la période critique de la guerre civile, lorsque les conquêtes de la Révolution furent réellement menacées, que les femmes travailleuses apportèrent par leur engagement massif une contribution importante à la défense de la Russie soviétique. Cette période critique fut marquée, par exemple, par les attaques de l'armée ennemie dans la région du Don et de Lugansk en 1919, ainsi que par l'offensive blanche contre Petrograd dirigée par les généraux Dénikine et Youdénitch en 1920. Aux environs de la ville industrielle ukrainienne, Lugansk, la victoire n'a pu être remportée que grâce à la participation aux combats des ouvriers et des ouvrières de la ville. Lors de l'attaque de Toula, du général Dénikine, le slogan des ouvrières fut le suivant : « Si Dénikine veut arriver à Moscou, il devra enjamber nos cadavres » Elles combattirent au front, creusèrent des tranchées et étaient responsables du service de renseignements. Le rôle des ouvrières pendant la défense militaire de Pétrograd contre les troupes du général Youdénitch est aujourd'hui unanimement connu. Des milliers d'ouvrières luttèrent au sein des sections de mitrailleurs, des services de renseignements et d'espionnage. Ces femmes se sacrifièrent à creuser des tranchées sous un climat d'automne épouvantable et entourèrent la ville d'un réseau de fils de fer barbelés. Elles gardaient les barrages routiers, empêchant la fuite des déserteurs, qui, à la vue de ces femmes armées, prêtes à se battre et même à mourir, se sentaient honteux et moralement obligés de retourner à leur poste.

Si, lors de la défense militaire de la république des Soviets, les femmes ont joué un rôle militaire secondaire, leur rôle moral, en revanche, a été très important. Les femmes ont eu un rôle d'avant-garde dans d'autres domaines de notre République soviétique. Nous laisserons aux historiens le soin de décider quel a été l'exact apport des femmes sur le plan social et, en particulier, sur le plan de l'organisation de la protection maternelle. Malgré le chaos économique et le fait que la classe ouvrière ne disposait pas encore de son propre appareil administratif, le gouvernement s'est montré capable de lancer ce vaste projet. Ce qui n'aurait pas été possible si nos femmes avaient été mal disposées à son égard et si elles avaient saboté nos efforts. Notre collaboration avec les ouvrières et les paysannes a été au contraire particulièrement fructueuse, surtout dans les domaines qui touchaient directement à la libération des femmes.

Il y a également de nombreuses femmes qui collaborent activement à d'autres secteurs de la société : à l'éducation, au sein des soviets, dans les commissariats du peuple, dans les conseils supérieurs de l'économie nationale ainsi que dans les innombrables administrations de l'État. Mais dans la période qui a suivi la révolution d'Octobre, la majorité des ouvrières et des paysannes s'intéressaient davantage à des tâches qui correspondaient mieux à leur expérience et dont elles pouvaient aussi mieux s'acquitter, telles que celles liées au problème de la maternité.

Les femmes collaborèrent avec efficacité aux institutions sociales de protection maternelle, à l'éducation des adultes et aux cantines publiques. En revanche, il n'y eut que très peu de femmes à travailler dans les services de logement. Nos femmes n'ont visiblement pas compris que la solution du problème du logement était tout aussi importante pour la libération de la femme que l'installation des cantines publiques. Les commissions spéciales d'agitation et de propagande auprès des femmes correspondant actuellement aux sections féminines du parti, s'étaient limitées à mobiliser les ouvrières et les paysannes pour des tâches sociales précises, car elles étaient d'avis qu'il fallait d'abord développer le travail collectif des femmes dans des domaines qu'elles connaissaient déjà. Par la suite, nous avons étendu notre mobilisation des femmes à d'autres secteurs de la société.

Dès le lendemain de la révolution d'Octobre donc, la majorité des femmes travaillèrent à l'élaboration de nouvelles formes de vie. Elles saluèrent avec enthousiasme la possibilité de se libérer de leur existence d'esclave et s'engagèrent résolument à faire appliquer le programme de la République soviétique. Sans elles, celui-ci n'aurait pas vu le jour. Il y eut une sorte de division naturelle des tâches. Les femmes travaillèrent de préférence dans les secteurs sociaux qui leur étaient familiers, touchant au problème de la maternité ou encore à l'organisation de la vie quotidienne, des travaux. Dans ces domaines, les femmes avaient souvent l'initiative. Mais dans d'autres secteurs de l'appareil d'État les hommes conservaient leur position dominante, les femmes restant leurs subordonnées, sauf exception bien entendu. Cette division du travail ne fractionna cependant pas le prolétariat selon les sexes, mais conduisit au contraire à renforcer de façon tout à fait normale et acceptable les initiatives de chacun dans les différents domaines sociaux. Ce qui ne signifie nullement que les femmes soient incapables de travailler en dehors des secteurs sociaux et éducatifs. Au contraire. Nous connaissons le rôle extrêmement important qu'ont joué les ouvrières et les paysannes dans le processus révolutionnaire et lors de la reconstruction économique. Car sans la collaboration active des femmes travailleuses, notre lutte contre les contre-révolutionnaires et les spéculateurs ne se serait pas déroulée de façon aussi satisfaisante. N'est-il pas vrai que les épidémies ne purent être jugulées que grâce à l'intervention des ouvrières et des paysannes ? De même que les différentes campagnes dans le domaine économique et social n'ont été efficaces que grâce à l'engagement volontaire et à long terme de la majorité des ouvrières et des paysannes. Toutefois le fait demeure que, dans la recherche de nouveaux modes de vie et de pensée, les femmes se sont acquittées spontanément des tâches qui, tout en apportant une solution à leurs problèmes, renforçaient également la collectivité. Les expériences réalisées depuis la révolution d'Octobre tendent à prouver que cette division du travail entre les sexes reposant sur l'expérience historique du prolétariat et sur la raison la plus élémentaire était finalement la bonne. Car c'est justement parce que les femmes travaillaient dans les domaines qui leur étaient particulièrement familiers - les cantines publiques, les maisons maternelles et les crèches - que leurs interventions furent si efficaces et qu'elles purent ainsi aider la République soviétique dans sa lourde tâche de reconstruction. Dans la phase actuelle de la dictature du prolétariat, et encore moins qu'avant, les femmes prolétaires ne peuvent s'engager dans une lutte pour les principes abstraits du féminisme, c'est-à-dire pour une égalité abstraite. Une planification sérieuse en Union soviétique doit au contraire tenir compte des capacités morales et physiques des femmes et distribuer les différentes tâches entre les sexes de manière que le Plan soit le mieux à même de servir les intérêts collectifs. Car, dans la période de la dictature du prolétariat, nos ouvrières et nos paysannes ne peuvent pas lutter pour l'égalité en soi, mais elles doivent faire en sorte que la force de travail féminine soit utilisée de façon efficace et veiller à ce que la protection maternelle soit assurée.

Les camarades des autres pays doivent pouvoir utiliser les expériences de la Révolution russe. Lorsque le prolétariat au pouvoir entreprend de développer de nouvelles formes de vie, il n'a pas seulement besoin de spécialistes disposant des connaissances nécessaires dans les différents domaines de la production et de la défense militaire, mais il a aussi besoin de femmes qui savent comment développer ces nouvelles formes de vie, comment mettre sur pied et organiser les crèches, les jardins d'enfants, les cantines, etc., bref de femmes qui savent comment promouvoir des rapports différents entre les hommes et qui ont expérimenté les meilleures formes de vie collective. Sans les femmes, le prolétariat est incapable de développer de nouvelles formes de vie. Le prolétariat international doit donc avant tout mettre l'accent sur l'éducation des femmes dans l'esprit communiste. Mais le travail des femmes ne peut être uniquement l'affaire des femmes. En Union soviétique, nous vivons actuellement un renforcement de la lutte des classes. Il ne suffit pas de proposer quelques réformes, mais bien plutôt un bouleversement complet de l'économie nationale et des mentalités. L'utilisation sensée et planifiée de la force de travail féminine lors de la reconstruction industrielle et du travail social est l'une des questions politiques essentielles. Les ennemis du prolétariat le savent très bien, lorsque les différents gouvernements bourgeois se montrent brusquement très empressés envers les femmes en leur distribuant leurs aumônes - sous forme de l'égalité politique et de la réforme du droit matrimonial. Ces réformes visent à apaiser l'insatisfaction des femmes et à émousser leur esprit critique. Notre contre-attaque consistera à renforcer le travail international des femmes ; le secrétariat des femmes de l'Internationale communiste s'y emploie déjà. Nous ne devons pas perdre de vue que le prolétariat des deux sexes a des intérêts communs ; nous mettrons donc l'accent sur la solidarité et les objectifs communs du mouvement ouvrier, mais sans oublier la position particulière de la femme, découlant de son rôle social de mère. L'État ouvrier doit utiliser la main-d’œuvre féminine de façon que les femmes puissent développer leurs capacités dans les domaines qui correspondent le mieux à leur expérience, sans oublier cependant que la femme ne représente pas seulement une main-d’œuvre mais qu'elle a également une fonction à remplir en tant que mère. Car les femmes, si elles travaillent côte à côte avec les hommes, ont une fonction sociale supplémentaire, celle de donner la vie à de nouveaux citoyens, d'engendrer de nouvelles forces de travail. C'est aussi pourquoi l'État ouvrier est obligé de prendre spécialement soin des femmes. Dans la phase de la dictature du prolétariat, il n'est pas nécessaire d'atteindre à une totale égalité entre les sexes, mais d'employer la main-d’œuvre féminine à des tâches raisonnables ainsi que d'organiser un système cohérent de protection maternelle.

Dans le système capitaliste, reposant sur la propriété privée, reliée étroitement à la consommation de la petite cellule familiale, la femme est condamnée au travail improductif de l'économie domestique. Même si les gouvernements bourgeois des pays capitalistes se déclarent actuellement prêts à accorder aux femmes l'égalité juridique formelle et autres aumônes du même type, leur libération dans ce cadre n'est cependant pas possible. L'exemple de l'Union soviétique nous montre que seul un changement radical du rôle de la femme dans le processus de production et, par conséquent, dans tous les autres domaines sociaux peut créer le fondement pour la libération de la femme.

Nous terminerons donc cette série de conférences sur ces arguments. J'espère qu'à l'issue de ces quatorze séances, il vous apparaît clairement que la situation de la femme et ses droits dans la société dépendent de sa fonction dans la production. C'est aussi pour cette raison que la « question des femmes » ne peut être réglée au sein du capitalisme. Dans la République soviétique, en revanche, cette question des femmes peut trouver une solution, parce que toutes les femmes adultes et aptes au travail exécutent un travail utile à la société et participent à l'édification d'une économie communiste et au développement de nouvelles formes de vie. Vous qui travaillerez avec les femmes de Russie, vous devez être persuadées de ce qui suit : même s'il reste toujours des ouvrières et des paysannes russes menant une vie d'esclave, elles peuvent aujourd'hui espérer sortir de cette triste situation. Car, à mesure que nous développerons de nouvelles formes de production et de nouvelles formes de vie, les femmes pourrons se libérer de leurs entraves séculaires et rejeter leur esclavage. La révolution d'Octobre offre à nos femmes travailleuses une véritable chance de libération. C'est dorénavant aux femmes de réaliser cette chance, cela dépend maintenant de leur propre volonté et de leurs capacités. C'est à elles de déterminer ce qui leur reste à faire. Mais le fondement pour leur libération a été posé. La voie a été ouverte. Que reste-t-il à faire au juste ? Construire ! Construire ! Construire ! La dictature de la propriété privée a réduit la femme à l'esclavage pour des siècles. Grâce à la dictature du prolétariat, la femme peut aujourd'hui conquérir sa liberté.


Notes

* Mot signifiant « vieux paysans » utilisé par les bolcheviks pour désigner les partisans de Makhno.