1881

Article paru sans titre dans L'Egalité, 18 décembre 1881

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Au nom de l'autonomie

Paul Lafargue


Dernièrement nous avons eu à Paris une curieuse exposition. Les hommes du Parti ouvrier ont pu contempler la quincaillerie bourgeoise : l'autonomie, le communalisme, le fédéralisme, le libertairisme refourbis et reluisant comme des sous neufs. Le Prolétaire du 15 octobre, nous dit que les autoritaires avaient une belle peur ; les capons, "ils cachaient leur drapeau jusqu'au fond de leur poche". Tous ceux qui s'étaient tus du temps que la deuxième Egalité agitait les questions économiques et attaquait sans ménagements les hommes et les idées de la bourgeoisie, étaient revenus de leur paralysie linguale. Et ils péroraient, tudieu ! c'était à faire croire le Parti ouvrier une pétaudière d'économistes officiels ou de petits bourgeois jurassiens. Maintenant montrons les usages que la bourgeoisie tire de sa ferblanterie autonomique.

La Société des chapeliers, une brave société ouvrière, qui ne mécanise pas ses membres avec des phrases libertaires, mais qui défend courageusement leurs intérêts économiques, avait maille à partir avec M. Crespin, grand exploiteur d'ouvriers chapeliers. Au nom de l'autonomie libertaire, le dit Crespin refusait d'accepter le tarif autoritaire de la Société. La despotique Société mit en interdit ses deux ateliers. Vite, Crespin, de recourir à la ferblanterie autonomique : il embauche dix sarrazins, qui au nom de leur autonomie, réclament la liberté de travailler où bon leur semble et lèvent l'interdit lancé contre les ateliers de Crespin : ils vont plus loin, ils traînent devant les tribunaux bourgeois l'autoritaire Ragot et huit de ses camarades, tous aussi dictateurs que Ragot, et les accusent d'avoir attenté à leurs droits autonomiques.

La presse bourgeoise s'enthousiasma pour les sarrazins autonomistes et libertaires, qui osaient "affronter le despotisme du comité directeur... de cette Société qui prétendait courber sous son joug les ouvriers chapeliers de toute la France" et qui défendait "à ses membres de gagner leur pain et celui de leurs femmes", qui "cognait" ceux qui "se révoltaient contre ses excommunications". Le journal des libres échangistes libertaires, l'Economiste du 2 6 novembre, se distingua, il consacra quatre colonnes à attaquer la dictature du comité, qui "détruisait la liberté des ouvriers, qui les empêchait de débattre avec le patron de gré à gré le chiffre des salaires". Là est le mystère. La bourgeoisie industrielle veut les ouvriers autonomes, sans organisation, sans comité directeur, pour leur imposer facilement de longues journées de travail en échange d'un court salaire. Le tribunal bourgeois ne pouvait que condamner Ragot et ses camarades pour avoir violé dans la personne des sarrazins autonomes "la liberté du travail et de la propriété".

On attrape les grenouilles avec un morceau de drap rouge ; les bourgeois attrapent les ouvriers avec la phraséologie peinturlurée. Quand les philosophes et les politiciens de la bourgeoisie comprirent que la phraséologie religieuse sur Dieu, le grand papa, et la sainte Vierge, la maman, ne pouvait plus avoir prise sur la classe ouvrière moderne, ils remplacèrent la religion catholique par d'autres fadaises, par la religion de la Patrie, de la Liberté, de la Fraternité, de l'Egalité, de l'Autonomie [1], du Fédéralisme, etc. Mais aujourd'hui nous savons que, par Patrie, les bourgeois entendent exploitation de leurs compatriotes ; par Liberté et Fraternité, exploitation impitoyable et libre des hommes, des femmes et des enfants du prolétariat ; par Egalité, abaissement des ouvriers sous le niveau égalitaire de la misère et du travail dégradants ; par Autonomie et Communalisme, reconstitution des fiefs aristocratiques sous la forme industrielle : au Creuzot par exemple le directeur fait et exécute la loi ; par Fédéralisme, défense au pouvoir central d'intervenir en faveur des ouvriers.

Les Etats esclavagistes de la fédérale République américaine prirent les armes pour empêcher le gouvernement central d'abolir l'esclavage. Proudhon, qui fut un des théoriciens du Fédéralisme, après avoir défendu, au nom du principe fédéraliste, le pouvoir temporel du pape, se fit en France le champion des Etats esclavagistes.

La deuxième Egalité commença la critique des idées bourgeoises ; la troisième Egalité la continuera. Le Parti ouvrier n'a pas mission de pratiquer les théories philosophiques, politiques, économiques de la bourgeoisie, mais de les démolir.

L'Egalité, 18 décembre 1881


Note

[1] Pour mieux empaumer les Français, grands amis de la gaudriole, les philosophes bourgeois peuplèrent leur ciel de déesses "aux puissantes mamelles" ; mais par malheur les déesses bourgeoises sont ennuyeuses à mourir ; elles ne cascadent pas et n'ont pas les "drôles de façons" des déesses grecques. (Note de P. Lafargue)


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