1886

Paru en feuilleton dans Le Socialiste, du 4 septembre au 16 octobre 1886.

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Le matriarcat

Etude sur les origines de la famille

Paul Lafargue


Nous vivons sous le régime de la famille patriarcale : autour du père, reconnu par les moeurs et la loi chef de la petite société familiale, se groupent la femme et les enfants : son nom seul descend le cours des générations : autrefois la propriété se transmettait par les mâles. La Bible, les livres sacrés de l'Orient, la plupart des philosophes, des historiens et des hommes d'Etat ont admis comme une vérité indiscutable, que cette forme familiale présida à l'origine des sociétés humaines et qu'elle traverserait les siècles à venir en ne subissant que d'insignifiantes modifications. Pour le vulgaire et pour les esprits cultivés la famille patriarcale est encore la seule forme familiale selon la raison et selon la nature : les jurisconsultes romains, eux aussi, pensaient que le jus gentium était l'expression juridique du Droit naturel. Afin de donner une autorité morale à leurs institutions civiles, politiques et religieuses, à leurs moeurs et à leurs coutumes, les hommes les ont toujours présentées comme des manifestations de la loi naturelle et des émanations de la divinité. Les droits et les devoirs religieux, moraux et politiques de la femme reposent sur cette notion de la famille, qui naît avec l'histoire.

L'axiome social : – le père est le chef naturel de la famille monogamique ou polygamique, réputé plus inébranlable que le roc, s'effrite au souffle impie de la science, aussi bien que d'autres vérités vénérées de toute antiquité. Il y a beau jour que cette vérité éternelle aurait été mise en doute, si les faiseurs de philosophie de l'histoire ne s'étaient pas laissé aveugler par les préjugés sociaux, s'ils avaient tenu compte des faits connus, s'ils n'avaient pas dédaigné, comme des fantaisies individuelles et sans portée, les opinions avancées par les cyniques, les stoïciens, les gymnosophistes et les platoniciens sur la communauté des femmes et des biens, s'ils n'avaient pas ridiculisé les théories des socialistes modernes sur la communauté des biens et la liberté de l'amour. Il a fallu attendre jusqu'à l'année 1861, pour qu'il vint un homme de science vaste et d'intelligence hardie, démontrant que dans les sociétés primitives d'autres formes familiales avaient existé : c'est en 1861 que Bachofen publiait Das Mutterrecht (le droit de la mère) [1]. Son importante découverte, qu'un épais nuage mystique enveloppait, aurait peut-être passé inaperçue, si, quelques années après, des écrivains anglais, tels que Mac Lennan, Lubbock, Herbert Spencer, Tylor, etc., groupant confusément d'après des idées fausses et conçues à la hâte, les nombreux récits des voyageurs anglais, n'avaient attiré l'attention sur des peuples ne connaissant pas la famille paternelle. Mais l'honneur d'avoir établi d'une manière scientifique que les sociétés humaines débutent par la promiscuité sexuelle et ne parviennent à la famille paternelle qu'après avoir traverse une série graduée de formes familiales, revient au profond penseur américain, Lewis H. Morgan. Il est le premier qui ait mis un ordre raisonné dans le fouillis inextricable de faits curieux, étranges et souvent contradictoires, recueillis par les historiens de l'antiquité, par les anthropologistes sur l'homme préhistorique, et par les voyageurs sur les peuples modernes. Son grand ouvrage, Ancient Society, publié à Londres en 1877 est le résumé de travaux parus dans les publications de la Smithsonian Society de Washington, auxquelles il avait consacré quarante années de recherches arides, patientes et consciencieuses [2]. Friedrich Engels, complétant les travaux de Morgan par les études économiques et historiques de Karl Marx et par les siennes propres, a exposé dans la forme brève, limpide et alerte qui lui est spéciale, les investigations faites sur l'origine de la famille, de l'Etat et de la propriété privée [3].

M. Dumas fils, dans une de ses préfaces, que rachète leur longueur par leur banalité, écrit qu'il est difficile, sinon impossible de reproduire sur la scène les rapports entre hommes et femmes de la vie mondaine, de peur d'effaroucher la pudeur timorée des dames qui ne sont chastes que par les oreilles. Mais la pudeur des messieurs, de M. Dumas tout le premier, est encore plus corsée. Ils ont des idées si stéréotypées sur la pudeur native des femmes, des règles si précises pour leur conduite privée et publique, que tout fait, toute idée qui ne porte pas l'estampille de la morale civile et usuelle les offusque. Ils ne sauraient admettre qu'il y ait sur terre et dans le ciel des choses que ne reveut pas leur philosophie, comme disait Hamlet à Horatio.

Mais les faits recueillis chez tous les peuples anciens et modernes sont si nombreux, les théories qu'ils ont contribué à élaborer sont si positives, que si l'on veut comprendre l'évolution de l'espèce humaine, il faut déposer aux portes de la science historique les idées prudhommesques qui meublent la tête des civilisés.

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A la fin du XVº siècle, lorsque Vasco de Gama aborda sur les côtes de Malabar, les Portugais débarquèrent au milieu d'un peuple remarquable par l'état avance de sa civilisation, le développement de sa marine, la force et l'organisation de son armée, la richesse de ses villes, que chanta Camoens, le luxe des habitants et la politesse de leurs moeurs ; mais la position sociale de la femme et la forme de la famille bouleversèrent toutes leurs idées apportées d'Europe. – Bachofen a rassemblé, dans ses Antiquarische Briefe, des documents sur la famille naïre de sources les plus diverses, d'écrivains arabes, portugais, hollandais, italiens, français, anglais et allemands, depuis le moyen âge jusqu'à l'époque moderne.

La famille naïre a donné des preuves exceptionnelles de vitalité : elle a su résister au christianisme, à l'oppression de l'aristocratie brahmanique aryenne et à la religion musulmane. Cette tenace institution familiale se maintint chez les peuples de Malabar jusqu'à l'invasion de Hyder-Ally en 1766.

Les Naïrs, l'élément aristocratique du pays, formaient de grandes familles de plusieurs centaines de membres, portant le même nom, analogues au clan celtique, à la gens romaine, au génos grec. Les biens immobiliers appartenaient en commun à tous les membres de la gens ; l'égalité la plus complète régnait entre eux.

Le mari, au lieu de vivre avec sa femme et ses enfants, demeurait avec ses frères et soeurs dans la maison maternelle ; quand il l'abandonnait, il était toujours accompagné de sa soeur favorite ; à sa mort, ses biens mobiliers ne retournaient pas à ses enfants mais étaient distribués entre les enfants de ses soeurs.

La mère ou à son défaut, sa fille aînée était le chef de la famille ; son frère aîné, nommé le nourricier, en gérait les biens ; le mari était un hôte ; il n'entrait dans la maison qu'à des jours déterminés et ne s'asseyait pas à table à côté de sa femme et de ses enfants. Les Naïrs, dit Barbosa, ont un respect extraordinaire pour leur mère ; c'est d'elle qu'ils reçoivent biens et honneurs ; ils honorent également leur soeur aînée, qui, doit succéder à la mère et prendre la direction de la famille.

La dame naïre possédait plusieurs maris de rechange, dix et douze et même davantage, si le coeur lui en disait ; ils se succédaient à tour de rôle, chacun avait son jour conjugal marqué, pendant lequel il devait subvenir aux frais du ménage ; il pendait à la porte son épée et son bouclier pour indiquer que la place était occupée. La gloire et le renom de la dame se mesuraient au nombre de maris coopérant à son entretien. Le mari pour ne pas jeûner les jours où il n'avait pas accès auprès de sa dame, faisait partie d'autres sociétés matrimoniales ; il pouvait à son gré se retirer d'une association conjugale pour entrer dans une autre, et la dame avait le droit de le répudier s'il lui déplaisait ou remplissait mollement ses devoirs. La femme naïre était polyandre et l'homme polygyne.

Les enfants appartenaient à la mère, elle se chargeait de les nourrir. "Aucun Naïr, dit Buchanan, ne connaît son père. Chaque homme regarde comme ses héritiers les enfants de sa soeur ; il les aime du même amour que dans les autres parties du monde, les pères aiment leurs enfants. On regarderait comme un monstre celui qui, à la mort d'un enfant qu'il supposerait sien à cause de la ressemblance et de la longue cohabitation avec la mère, montrerait autant de chagrin qu'à la mort d'un enfant de sa soeur".

Les Naïrs semblaient avoir pris à tâche de déranger les idées morales des braves Européens. Le droit de possession d'une vierge, réservé aux seigneurs féodaux comme un de leurs plus précieux privilèges, et acheté par les seigneurs du capital, à fort bas prix il est vrai, était considéré par les Naïrs comme une corvée. Pour déflorer les vierges, ils employaient des étrangers, des hommes du port qui recevaient un salaire, préalablement débattu. Bartema raconte que dans la ville de Tarnassari, les rajahs chargeaient les étrangers de tenir compagnie à leurs femmes pendant les premières nuits de noces. Georges IV d'Angleterre partageait l'opinion des Naïrs: il disait que c'était là un travail de palefrenier. Barbosa qui fait une si leste description de la cérémonie nuptiale, s'écrie avec une indignation toute chrétienne : "Dans l'opinion de ces païens, une fille qui mourrait vierge n'irait pas au paradis". Le cadavre des vierges était violé, la virginité devenant là un péché mortel !

Si ces moeurs étranges eussent été observées chez des sauvages placés au dernier échelon de l'espèce humaine, on aurait tout prêt le jugement porté par les Espagnols sur les Peaux-Rouges, qu'ils massacraient sauvagement : – "Les Naïrs sont des gens sans raison – gentes sin razon". Les chrétiens de nos jours et beaucoup de savants anthropologistes avec eux, pourraient ajouter : – "Les Naïrs sont des peuplades dégénérées, leurs moeurs abominables portent témoignage de leur dégradation". Les Naïrs, au contraire, formaient l'aristocratie indigène d'un peuple policé, à coup sûr plus civilisé que les Portugais du XVIº siècle.

On pourrait sa poser cette question : La famille naïre basée sur la communauté des biens dans le sein du clan, sur la polygamie des deux sexes, sur la suprématie de la mère, maîtresse souveraine de la maison, son frère aîné n'étant qu'une espèce de majordome, sur la filiation maternelle, la mère seule transmettant à ses enfants son nom, son rang et ses biens, serait-elle un de ces faits anormaux, une de ces monstruosités sociales engendrées par des circonstances tellement exceptionnelles, qu'elle n'ont pas dû se retrouver ailleurs ? En admettant que chez aucun peuple de la terre on n'eut observé depuis les temps historiques des moeurs analogues, l'homme de science hésitant, ne devrait-il pas se dire : – Rien n'est miraculeux. La tératologie de Geoffroy Saint-Hilaire classe dans la série animale le monstre, qui n'est qu'un organisme arrêté à une de ses phases de développement et reproduisant un type inférieur de la série. La famille naïre, ce phénomène social, ne reproduirait-elle pas une des formes familiales primitive, qu'aurait traversées l'humanité dans le cours de son évolution ?

Mais les moeurs familiales des Naïrs ne sont pas une exception unique. Si l'on feuillette les récits des voyageurs sur les peuplades sauvages de l'ancien et du nouveau monde, si, l'esprit débarrassé des préjugés civilisés et éveillé par les narrations des explorateurs modernes, on relit les historiens, les poètes et les philosophes de l'antiquité, si l'on analyse les rites religieux, et si l'on étudie les livres sacrés, on ramasse une abondante moisson de faits qui démontrent que tous les peuples de la terre ont eu à un moment de leur passé des moeurs analogues à celles des Naïrs.

2

La famille maternelle chez d'autres peuples

Transportons-nous en Afrique, au milieu des Touareg du Nord, et prenons pour guide un voyageur français, M. Duveyrier [4].

"Le ventre teint l'enfant", dit un proverbe targui [5] qui se retrouve chez les Hovas de Madagascar. L'enfant targui suit la condition de sa mère ; si elle est libre et noble, il est libre et noble, même si le père est esclave. "Si une femme lycienne de condition libre épouse un esclave, ses enfants sont réputés nobles, rapporte Hérodote. Si au contraire un citoyen, même du rang le plus distingué, se marie à une étrangère ou à une concubine, ses enfants sont avilis [6]". Partus sequitur ventrem était un vieil adage latin. "Ventre affranchit et ennoblit", disaient les coutumes de Champagne et de Brie au XIIº siècle.

Les Touareg ont deux sortes de propriétés :
– 1º les biens acquis par le travail de l'individu, tels qu'armes, argent, esclaves achetés, troupeaux, récoltes et provisions, sont individuels ;
– 2º les droits perçus sur les caravanes et les voyageurs, les droits territoriaux sur terres de parcours et sur terres de culture, sur les eaux ; les droits sur les personnes et les tribus réduites en servage, le droit de commander et d'être obéi sont collectifs: ils ne se transmettent pas par ligne mâle, mais reviennent au fils aîné de la soeur aînée qui les gère dans l'intérêt de toute la famille.

Anciennement, lorsqu'il s'agissait de distribution territoriale, les terres attribuées à chaque famille étaient inscrites au nom de la mère. Le droit berbère accorde aux femmes l'administration de leurs biens ; à Rhât, elles seules disposent des maisons, des jardins, en un mot de toute la propriété foncière du pays.

Les Touareg ne possèdent qu'une parenté, la parenté utérine : la généalogie est féminine. Le Targui connaît sa mère et la mère de sa mère, mais ignore son père. L'enfant appartient à la femme et non au mari ; c'est le sang de celle-ci et non celui de son époux qui confère à l'enfant le rang à prendre dans la tribu et dans la famille.

"S'il est un point sur lequel la société targuie diffère de la société arabe, c'est par le contraste de la position élevée qu'y occupe la femme comparée à l'état d'infériorité de la femme arabe. Non seulement chez les Touareg la femme est l'égale de l'homme, mais encore elle jouit d'une condition préférable. Elle dispose de sa main, et dans la communauté conjugale elle gère sa fortune, sans être forcée de contribuer aux dépenses du ménage. Aussi arrive-t-il que, par le cumul des produits, la plus grande partie de la fortune est entre les mains des femmes".

La femme targuie est monogame, elle a imposé la monogamie à son mari, bien que la loi musulmane lui permette plusieurs femmes. Elle est indépendante vis-à-vis de son époux, qu'elle peut répudier sous le plus léger prétexte : elle va et vient librement. Ces institutions sociales et les moeurs qui en découlent ont développé extraordinairement la femme targuie ; "son intelligence et son esprit d'initiative étonnent au milieu d'une société musulmane". Elle excelle dans les exercices du corps ; à dos de dromadaire, elle franchit cent kilomètres pour se rendre à une soirée ; elle soutient des courses avec les plus hardis cavaliers du désert. Elle se distingue par sa culture intellectuelle : les dames de la tribu de Jmanan sont célèbres par leur beauté et leur talent musical ; quand elles donnent des concerts, les hommes accourent des points les plus éloignés, parés comme des mâles d'autruches. Les femmes des tribus berbères chantent tous les soirs en s'accompagnant sur le rebâza (violon) ; elles improvisent : en plein désert, elles font revivre les cours d'amour de la Provence. La femme mariée est d'autant plus considérée qu'elle compte plus d'amis parmi les hommes ; mais, pour conserver sa réputation, elle n'en doit préférer aucun. "L'amie et l'ami, dit-elle, sont pour les yeux et pour le coeur et non pour le lit seulement, comme chez les Arabes". Mais les nobles dames targuies ne sont point obligées de mettre leur conduite en contradiction avec leurs sentiments, ainsi que les héroïnes de la Fronde, qui platonisaient les rapports de l'amante et de l'amant et qui, selon l'expression de Saint-Evremond, aimaient tendrement leur amant et jouissaient solidement de leur mari avec aversion. Le mariage des Touareg n'est pas indissoluble, les couples peuvent se désunir facilement et les femmes convoler à de nouvelles unions.

Les femmes jouent le principal rôle dans les légendes du pays ; le même phénomène s'observe dans la Grèce homérique : à différentes reprises, elles ont exercé le commandement ; une d'elles, Kahiva, la Marie-Thérèse du désert, au commencement du VIIIº siècle, réunit sous sa domination les tribus berbères et fut l'héroïne de la résistance nationale contre l'invasion des conquérants arabes, qui ne réussirent à s'emparer du littoral de l'Atlas qu'après sa mort. Elle tomba les armes à la main, tuée par le général arabe Hassan. Il y a quelques années la tribu des Jhéhaouen était gouvernée par une femme, une Cheikha ; aujourd'hui encore les femmes qui se distinguent par leurs talents sont admises aux conseils de la tribu.

Les Touareg sont les descendants de ces Libyens dont parle Hérodote, qui avaient leurs femmes en commun, qui ne demeuraient pas avec elles, et dont les enfants étaient élevés par les mères [7]. Ils prétendaient que Minerve était la fille adoptive de Jupiter, car ils ne pouvaient admettre qu'un homme engendrât sans le secours de l'autre sexe : les femmes seules étaient capables d'un tel miracle.

Dans la vallée du Nil, cet antique berceau de la civilisation, les femmes du temps d'Hérodote avaient une situation si privilégiée, que les Grecs appelaient l'Egypte "un pays à rebours". L'historien d'Halicarnasse expliquait ce contraste par "la nature du Nil, si différente de celle des autres fleuves : ainsi les usages des Egyptiens et leurs lois diffèrent des moeurs et des coutumes des autres peuples... Les hommes portent les fardeaux sur la tête et les femmes sur les épaules. Les femmes vont au marché et trafiquent, tandis que les hommes renfermés dans les maisons travaillent à la toile... Les enfants mâles ne sont point contraints par la loi de nourrir leurs parents ; cette charge incombe de droit aux filles".

Cette condition imposée aux filles suffirait à elle seule pour établir que les biens de la famille appartenaient aux femmes, comme c'était le cas chez les Naïrs et les Touareg : et partout où la femme possède cette position économique, elle n'est pas sous la tutelle du mari, elle est chef de famille.

"En raison des nombreux bienfaits de la déesse Isis, écrit Diodore de Sicile, il avait été établi que la reine d'Egypte recevait plus de puissance et de respect que le roi ; ce qui explique pourquoi chez les particuliers l'homme appartient à la femme selon les termes du contrat dotal, et qu'il est stipulé entre les époux que l'homme obéira à la femme" [8]. On avait rangé cette observation de Diodore parmi les histoires merveilleuses dont abondent les voyageurs qui reviennent de loin : cependant on ne pouvait s'empêcher de constater que l'association des reines au pouvoir persista jusqu'aux Ptolémées, en dépit des idées grecques qui conquéraient le pays. Cléopâtre dans les cérémonies religieuses, revêtait les attributs d'Isis, la mère sainte, et son époux Antoine, un général romain, suivait à pied son char triomphal.

Les inscriptions funéraires recueillies dans la vallée du Nil mentionnent fréquemment le nom de la mère, mais non celui du père. "Parfois, dit M. Révillout, on indique par parallélisme que le personnage en question était le fils d'un tel. Mais cette désignation patronymique était très rare dans la langue sacrée... Ajoutons que la femme mariée, mère ou épouse, est toujours nebt pas, dame de maison, maîtresse de maison" [9], M. Révillout est tout scandalisé.

L'analyse des papyrus démotiques du Louvre a permis au savant égyptologue de constater que les anciens contrats de mariage ne mentionnent pas les biens de la femme, quelque nombreux et importants qu'ils aient été, le mari n'ayant aucun droit dessus, tandis qu'on spécifiait la somme qu'il devait payer à sa femme, soit comme don nuptial, pension annuelle et amende en cas de divorce. L'épouse est toujours maîtresse absolue de ses biens qu'elle administre et dont elle dispose à son vouloir. Elle vend, achète, prête, emprunte ; bref, fait sans contrôle tous les actes de chef de famille. Les faits rapportés par Hérodote et Diodore, confirmés par les travaux de Champollion-Figeac et des égyptologues, démontrent que la femme égyptienne occupait dans la famille la même position que les dames naïrs et targuies.

Mais on possède d'autres preuves ; celles-ci d'une autre nature.

Les cérémonies et les légendes religieuses préservent momifiées les coutumes du passe. La Pâque catholique, ce repas mystique où les fidèles mangent leur Dieu fait homme, la légende hébraïque d'Abraham immolant un bouc à la place d'Isaac son fils, sont le lointain écho des repas anthropophagiques et des holocaustes humains. La tête de l'homme élabore les religions avec les faits qui l'environnent ; mais dans le cours des siècles les faits se transforment, disparaissent, tandis que la forme religieuse, qui a été leur manifestation dans l'intelligence humaine, persiste : en étudiant la forme religieuse, on peut retrouver et reconstituer les phénomènes naturels et sociaux qui lui ont servi de squelette.

Isis, la déesse des anciens Egyptiens, la mère des dieux, est venue d'elle-même ; elle est aussi la déesse vierge ; ses temples à Saïs, la ville sainte, portaient cette fière inscription : Personne n'a jamais relevé ma robe, le fruit que j'ai enfanté est le Soleil. L'orgueil de la femme éclate dans ces paroles sacrées ; elle se proclame indépendante de l'homme, elle n'a pas besoin de recourir à sa coopération pour procréer. La Grèce répliquera à cette insolente assertion : Jupiter, le père des dieux, enfantera Minerve sans le secours de la femme, et Minerve, la déesse "qui n'a pas été conçue dans les ténèbres du sein maternel", sera l'ennemie de la suprématie familiale de la femme. Isis, au contraire, est la déesse des anciennes coutumes ; elle épouse son frère, comme au temps de la promiscuité consanguine ; sur ses monuments, elle déclare : "Je suis la mère du roi Horus, la soeur et l'épouse du roi Osiris, je suis la reine de toute la terre". Son mari, plus modeste, ne s'intitule pas le père du roi Horus. Isis est immortelle, Osiris est mortel, il est tué par Typhon : sa fonction de géniteur, une fois remplie, il devait mourir.

Babylone célébrait, par cinq jours d'orgie populaire, la déesse Mylita : c'était la fête universelle de la liberté et de l'égalité primitives ; le Phallus, qui rend tous les hommes égaux, était adoré ; le roi de la fête, pris dans les rangs des esclaves, après avoir joui de la reine de la cérémonie, la plus belle des hétaïres, était livré aux flammes : ainsi que le dieu Osiris, sa fonction de géniteur remplie, il devait mourir. La femme réduisait l'homme à n'être qu'un organe. L'antagonisme des sexes, né avec l'humanité, dure encore. Le mépris que, dès les temps historiques, les hommes ont eu pour la femme, mise en tutelle et traitée en courtisane ou en ménagère, les femmes – les rites religieux le prouvent –, l'ont témoigné aux hommes alors qu'elles étaient les égales et parfois les supérieures de l'homme.

Dans les sociétés animales communistes, chez les fourmis, chez les abeilles, le mâle est un parasite ; après l'acte de la fécondation, on le tue.

3

Moeurs de la famille maternelle

On ne peut plus mettre en doute, qu'avant de parvenir à la forme familiale actuelle, l'humanité n'ait traversé une forme de famille à rebours : la mère fait souche ; le père, personnage secondaire, ne transmet à ses enfants ni son nom, ni ses biens, ni son rang [10]. La famille, alors, est la prolongation de femme à femme du cordon ombilical, ce signe matériel de la maternité. Cet organe, que dans les familles royales d'Europe on coupe en présence de témoins, afin d'éviter toute contestation sur la légitimité du nouveau-né, est encore entouré d'un tel respect chez certains peuples, que par exemple les habitants du haut Nil, les Fidgiens et même les créoles des Antilles le conservent précieusement et l'enterrent avec cérémonie, lors de la mort de l'individu ; il est le lien qui l'unissait à la souche de la famille, à la mère.

Les moeurs qui correspondent à cette forme familiale primitive scandalisent la morale des civilisés. La chasteté monogamique n'est point une vertu : la femme est au contraire honorée d'après le nombre de ses époux, qui se succèdent à jours fixes, ou qui cohabitent avec elle pendant une révolution lunaire ; c'était l'usage aux îles Canaries [11]. Les maris d'une même femme, suivant l'observation de Herera à propos des sauvages de Venezuela, vivent en parfaite intelligence et sans connaître la jalousie ; cette passion apparaît tardivement dans l'espèce humaine.

Les enfants héritent des biens de la mère et des oncles maternels, jamais de ceux du père. L'oncle aime ses neveux plus tendrement que ses propres fils. "Chez les Germains, dit Tacite, l'enfant d'une soeur est aussi cher à son oncle qu'à son père. Quelques-uns même estiment ce degré de consanguinité plus saint et plus étroit ; et en recevant des otages, ils préfèrent des neveux, comme inspirant un attachement plus fort et intéressant davantage la famille" [12]. Cependant les Germains que décrit l'historien latin étaient déjà entrés dans la forme familiale paternelle, puisque les enfants héritaient de leur père ; mais ils conservaient encore les sentiments et certains usages de la famille maternelle. L'expression française nos neveux, employée pour désigner nos descendants, que des mauvais plaisants attribuaient au scepticisme sur la fidélité conjugale de la femme de France, est sans doute un vieux souvenir de la famille maternelle.

La femme demeure dans sa maison ou dans celle de son clan, et jamais dans celle de son mari. L'observation suivante, citée par Morgan, d'après un pasteur protestant qui vécut pendant des années au milieu des Iroquois-Seneca, est typique : "Du temps qu'ils habitaient dans leurs longues maisons (qui pouvaient contenir plusieurs centaines d'individus), un clan prédominait : mais les femmes y introduisaient leurs maris appartenant à d'autres clans. Il était d'usage que les femmes gouvernassent la maison ; les provisions étaient mises en commun : mais malheur au mari ou à l'amant trop paresseux ou trop maladroit pour ne pas contribuer pour sa part aux provisions de la communauté. Quel que fut le nombre de ses enfants et la quantité de biens apportés dans le ménage, il devait s'attendre à recevoir l'ordre de plier sa couverture et de déloger : il serait pour lui dangereux de désobéir. La maison deviendrait trop chaude. Il ne lui restait que de retourner dans son propre clan, ou, ce qui arrivait le plus souvent, il allait chercher un nouveau ménage dans un autre clan. Les femmes étaient le grand pouvoir des clans. Elles n'hésitaient pas, lorsque la circonstance le requérait, à faire sauter les cornes (le signe du commandement) de la tête des chefs et à les faire rentrer dans les rangs des simples guerriers. L'élection des chefs dépendait toujours d'elles".

Les récits des voyageurs représentent la femme barbare comme accablée de travaux. La division du travail, ainsi que le remarque Karl Marx, commence avec la division des sexes. Le sauvage est un guerrier et un chasseur ; il vit entouré d'ennemis et peut être attaqué à tout instant ; il doit être toujours prêt à se battre, toujours sous les armes : son travail consiste à défendre sa tribu et à pourvoir de vivres sa femme et les enfants de sa femme. Chez les peuples civilisés, le soldat est dispensé de tout travail. La femme sauvage, par contre, est chargée de tous les travaux du ménage, de la culture des champs, du transport sur son dos des enfants et des objets mobiliers, qui d'ailleurs lui appartiennent. "Les peuples barbares qui imposent aux femmes plus de travail qu'il ne conviendrait selon nos idées, dit Engels, ont souvent pour elles une estime plus réelle que nous autres Européens. La dame de la civilisation adulée et éloignée de tout travail, occupe une position sociale infiniment inférieure à celle de la femme de la barbarie accablée de travail : son peuple la considérait comme une vraie dame ; elle l'était en effet par le caractère" [13].

La femme souveraine maîtresse dans son ménage exerçait une action sur les affaires publiques ; elles prenait part aux conseils de la tribu : sans vouloir m'étendre sur ce sujet, je mentionnerai le rôle d'arbitre qu'elle remplissait. En Tasmanie, au début des batailles, les femmes poussaient ardemment les guerriers à l'attaque, mais sitôt qu'elles levaient trois fois les mains, le combat cessait, et le vaincu, prêt à être égorgé, était épargné [14]. "Les femmes étaient inviolables chez les Troglodytes des qu'elles s'interposaient entre les combattants, ils cessaient de tirer leur flèche" [15]. Les Germaines assistaient aux batailles, excitant les guerriers par leurs cris, ramenant à la mêlée ceux qui lâchaient pied, comptant et pansant les blessures. Les Germains ne dédaignaient pas de les consulter et de suivre leurs conseils ; ils redoutaient plus vivement la captivité pour leurs femmes que pour eux-mêmes ; ces barbares croyaient qu'ils y avait en elles quelque chose de saint et de prophétique, sanctum aliquid et providum [16].

Je pourrais pendant de longues pages continuer à citer des faits analogues, prouvant que tous les peuples de la terre ont passé par une forme familiale bien différente de celle que nous connaissons aujourd'hui. Ces faits étranges, qui déroutent les idées reçues, n'avaient été relevées que par de rares esprits sceptiques ; ils s'en servaient pour battre en brèche les notions de la morale courante [17]. Les philosophes moralistes qui ont formulé dogmatiquement les lois de la Morale éternelle, les ont absolument ignorés et considérés comme non advenus, c'était le plus simple [18]. Mais de nos jours, des penseurs hardis et profonds les ont classés et utilisés pour retracer les phases de l'évolution humaine.

4

Théorie de l'évolution de la famille

Prenons un couple, créé tout d'une pièce, comme Eve et Adam, de la tradition biblique, ou bien détaché d'une horde sauvage, alors que l'homme émergeait à peine de l'animalité, et voyons comment les choses vont se passer. Ce couple, avec ses fils et ses petits-fils, formera une horde de trente à quarante personnes, la difficulté de se procurer des vivres ne leur permettant pas de dépasser ce nombre. Dans le sein de ce groupe, les relations sexuelles seront absolument libres, ainsi que dans les familles des gallinacés de nos basses-cours : chaque femme sera l'épouse des hommes de la horde, et chaque homme le mari de toutes les femmes, sans distinction de père et de fille, de mère et de fils, de soeur et de frère. Cette famille promisque n'a été retrouvée chez aucun peuple sauvage, bien qu'on l'observe dans les grandes capitales de la civilisation : elle a dû cependant exister à l'état de fait général, alors que l'homme n'était pas encore, selon l'expression latine, un animal qui participe à la raison, rationis particeps ; alors qu'il vivait nu, gîtait sur les arbres ou dans les cavernes naturelles, se nourrissait de fruits, de coquillages et d'animaux qu'il ne savait cuire, se distinguait à peine de la brute son ancêtre. Les fêtes orgiaques des religions asiatiques, durant lesquelles régnait la liberté sexuelle la plus absolue, semblent être des réminiscences de la promiscuité primitive. Strabon rapporte que, chez les Mages, la tradition religieuse prescrivait le mariage du père et de la fille, du fils et de la mère, dans le but de procréer des enfants destinés aux fonctions sacerdotales. Au lieu de reconnaître une origine naturelle à la promiscuité primitive, Bachofen la prend pour une institution religieuse. Les fêtes promisques et les coutumes qui, chez tant de peuples, obligeaient les femmes à se prostituer, sans choix, à tout venant, étaient selon lui, des actes d'expiation pour apaiser la divinité irritée : les hommes, en contractant des mariages individuels plus ou moins polygamiques, auraient violé les commandements de la divinité qui prescrivaient la communauté des femmes.

La restriction de la liberté sexuelle primitive a dû commencer par la séparation des individus de la tribu sauvage en couches de générations et par l'interdiction du mariage entre les individus des différentes couches. La première couche est celle des géniteurs, la deuxième celle des enfants, la troisième celle des petits-enfants, et ainsi de suite. Tous les individus d'une couche sont les enfants de la couche supérieure et les pères et mères de la couche inférieure ; ils se considèrent comme frères et soeurs et se conduisent en maris et femmes ; mais il leur est interdit d'avoir des relations sexuelles avec les membres de la couche au-dessus et au-dessous. Il n'y a pas de mariages individuels, de ce que l'on naît mâle dans une tribu on est le mari de toutes les femmes de sa promotion sans distinction de frère et de soeur, et réciproquement pour la femme. "Dans les temps primitifs, dit Marx, la soeur était la femme et cela était moral". Les légendes religieuses et les coutumes des peuples anciens nous fournissent de nombreux exemples de ces mariages consanguins ; Isis et Osiris, Junon et Jupiter, etc., étaient à la fois soeurs et frères, et femmes et maris.

Morgan qui s'est livré aux plus arides recherches sur la nomenclature des termes de parenté en usage chez les peuplades sauvages, a rencontré, dans les îles Sandwich, une série de termes de parenté ne se rapportant pas à leur organisation sociale, qui avait dû prendre naissance au moment où les individus mâles et femelles d'une couche de génération se considéraient les enfants de la couche supérieure et les pères et mères de l'inférieure et ignoraient les distinctions d'oncle, de tante, de neveu, de nièce et de cousin. "La famille est l'élément actif, qui n'est jamais stationnaire, dit Morgan ; elle progresse d'une forme inférieure à une supérieure, à mesure que la société passe d'un état moins développé à un état plus développé. Les systèmes de parenté sont au contraire passifs, ils prennent un temps excessivement long pour enregistrer les progrès accomplis par la famille, ils ne subissent des changements radicaux que lorsque la famille s'est radicalement transformée". – "Il en est de même pour les systèmes politiques, juridiques. religieux et philosophiques", ajoute Marx. Tandis que la famille progresse, le système de parenté s'ossifie et, tandis qu'il continue à subsister par la force de l'habitude, la famille le dépasse.

"Si le premier degré d'organisation, écrit Engels, consista à exclure les géniteurs et les enfants du commerce sexuel, le second fut l'interdiction des mariages entre frères et soeurs. Ce progrès, à cause de la plus grande égalité d'âge des intéressés, fut infiniment plus important, mais aussi plus difficile à réaliser. Il ne s'accomplit que graduellement, débutant par l'interdiction des relations sexuelles entre frères et soeurs charnels, entre enfants utérins, pour aboutir à la défense du mariage entre frères et soeurs de père et de mère". Cette marche évolutive de la famille est "une excellente illustration du principe de la sélection naturelle". Les tribus qui interdisaient les mariages utérins devaient se développer plus rapidement et plus complètement que celles où les mariages entre frères et soeurs étaient la coutume et la règle.

Fison et Howitt, dans leur remarquable étude sur les Kamilaroi et les Kurnai, deux peuplades australiennes [19], rapportent une légende qui essaye d'expliquer la façon dont se fit la restriction graduelle des relations sexuelles : "Après la création, les frères et les soeurs et les plus proches parents se mariaient entre eux, sans distinction ; jusqu'à ce que le mal provenant de ces alliances devint manifeste ; les chefs s'assemblèrent alors en conseil, afin de rechercher la manière d'y remédier. Le résultat de leur délibération fut une supplique adressée à Muramura (le bon esprit), qui ordonna de diviser la tribu en groupes se distinguant entre eux par des noms pris parmi les objets animés et inanimés, tels que chien, souris, ému, pluie, igname, etc., il défendit expressément aux individus portant le même nom de se marier entre eux, mais il permit à un groupe de s'unir à un autre". Cette coutume est encore observée de nos jours ; la première question d'un Australien à un étranger est : "De quel murdou ? c'est-à-dire : de quel groupe es-tu ?"

La légende murdou contient trois faits importants à noter. D'abord la tribu forme un tout homogène, les mariages se pratiquent indistinctement entre frères et soeurs et même entre parents et enfants ; puis la tribu se fractionne en groupes, qui prennent un totem, c'est-à-dire le nom d'un animal, d'un phénomène naturel : cet objet animé ou inanimé finit par être considéré l'ancêtre du groupe, qui correspond au clan celtique, à la gens romaine et au genos grec. Le grammairien Festus Pompeius prétend que la gens Aurelia, à laquelle appartenait la mère de César, tirait son nom du soleil, aurum urere. Différentes familles grecques reconnaissaient pour ancêtres des animaux ; il est vrai qu'elles assuraient que ces animaux étaient des déguisements revêtus par Jupiter durant ses escapades amoureuses sur terre. Plutarque cite une gens athénienne qui révérait une plante ancestrale, l'asperge. La légende murdou nous apprend encore que le bon génie défendit les relations sexuelles entre individus portant le même nom, le même totem, c'est-à-dire appartenant au même groupe.

Comment ces divisions de la tribu en groupes, en clans, en gentes, qui, pour se procurer des moyens de subsistance, seront obligés de se disperser, pourront-elles se conserver ? Par la préservation du nom de l'ancêtre, qui sera transmis de génération en génération ainsi qu'un bien sacré. Les membres qui quittent le clan emportent avec eux le nom ; ils peuvent aller s'établir au loin, au-delà des mers et des montagnes ; ils peuvent dans le cours du temps changer leurs coutumes et transformer leur langue au point d'être incapables de comprendre celle de la souche mère, ils restent cependant membres du même clan, membres du même groupe. Et le mariage étant interdit entre personnes du même groupe, la première chose, lorsque l'on s'aborde, est de s'enquérir du nom, du totem. Cette interdiction est si formelle qu'en Australie le guerrier qui, même par ignorance, s'unirait à une femme du même totem, serait traqué comme une bête fauve par les membres de sa propre tribu.

Comment le nom de l'ancêtre se transmettra-t-il ? – Par le père, ou par la mère ?

De nos jours, après des siècles de morale monogamique, on recourt à un subterfuge légal pour constater la paternité ; le père n'est pas celui que désigne la nature, mais une cérémonie religieuse et civile. On ne peut espérer que des hommes primitifs, non encore éduques parla savante ergoterie des légistes, chargeraient le père de la fonction sacrée de transmettre le nom, le totem du clan. Le sentiment paternel n'est pas inné chez l'homme ; pour se manifester, même lorsqu'il existe, il requiert certaines conditions externes. L'amour maternel est, au contraire, profondément enraciné dans le coeur de la femme : elle est organisée pour être mère, pour élaborer l'enfant dans son sein et le nourrir de son lait, une fois né. Le sentiment maternel est un des plus importants besoins physiologiques, pour la conservation et la perpétuation de l'espèce. La civilisation, qui souvent agit à l'encontre de la nature, en désorganisant la femme au point de rendre la gestation fatigante, la parturition laborieuse et douloureuse, et l'allaitement dangereux et même impossible, atténue le sentiment maternel dans le coeur des femmes civilisées. Les femmes sauvages aiment beaucoup leurs enfants ; elles les allaitent pendant deux ans, elles ne les frappent jamais : l'enfant, que la mère protège contra la brutalité des hommes, se serre auprès d'elle, comme les poussins se cachent au moindre danger sous les ailes de la poule. La femme était donc naturellement toute désignée pour remplir la fonction de transmettre le totem du clan. "La femme fait le clan", disent les Indiens Wyandotts de l'Amérique Septentrionale : c'est littéralement exact ; les femmes du clan sont chargées de le reproduire ; les hommes vont déposer leurs enfants dans les autres clans. L'enfant appartient au clan de la mère.

Les membres d'un clan, quelque nombreux et dispersés qu'ils soient, forment une immense famille ; le même sang circule dans leurs veines ; la même chaîne ombilicale, prolongée de femme à femme, les rattache à l'ancêtre, à la souche mère. Ils se doivent aide, protection et vengeance en toute circonstance. Le père est inconnu : le frère de la mère le remplace. Les liens du sang et d'une étroite affection unissent l'oncle et les neveux. Les pères et les enfants appartenant à des clans différents, sont au contraire considérés comme n'étant pas consanguins : aucune affection ne les unit ; ils peuvent en venir aux mains, s'entretuer, si les deux clans où ils sont nés se déclarent la guerre, tandis que verser le sang de son clan est un crime épouvantable [20]. Les petits gens de lettres de l'heure présente se moquent d'Homère, parce qu'il n'a pas leur maniérisme et rient de ses héros qui, avant de se combattre, s'arrêtent pour décliner leur généalogie : les rhapsodes homériques avaient un sens du réel plus fin que les écrivains de l'école naturaliste ; ils reproduisaient un usage qui persista même après que la filiation paternelle eût remplacé dans le clan la filiation maternelle. Des guerriers placés en des camps ennemis pouvaient être membres du même clan ; ils avaient besoin de se connaître avant de s'attaquer, pour ne pas commettre le crime horrible de verser le sang de leur propre clan. Mac Lennan remarque que les héros de l'Iliade, qui détaillent leur généalogie, ne remontent pas au-delà de la troisième génération sans rencontrer un dieu, c'est-à-dire un père inconnu ; ce qui semblerait indiquer qu'à cette époque la filiation par le père était très récente chez les Hellènes.

Le sauvage en guerre continuelle avec les bêtes et les hommes ne peut vivre isolé ; il ne peut comprendre qu'il puisse exister séparé de son groupe, de son clan ; l'expulser de son clan, c'est le condamner à mort : aussi l'exil a été considéré pendant longtemps comme la peine la plus terrible que l'on pût infliger à l'homme des sociétés antiques. L'homme primitif ne constitue pas une entité par lui-même ; il n'existe que comme partie intégrante d'un tout, qui est le groupe, le clan : ce n'est pas lui individu qui possède, mais son clan ; ce n'est pas lui individu qui se marie, mais son clan. Cette forme de mariage est sans contredit la plus curieuse. Pour l'illustrer je prends cet exemple dans le livre de Fison et Howitt. Les Kamilaroi sont subdivisés en quatre groupes ou clans : Ipai et Kubi, Kumbu et Muri. Les relations sexuelles sont interdites dans le sein d'un même clan : mais le clan Ipai épouse le clan Kubi, et le clan Kumbu épouse le clan Muri, ce qui signifie que tous les hommes Ipai sont les maris des femmes Kubi, et toutes les femmes Ipai sont les épouses des hommes Kubi. Le mariage n'est pas un contrat individuel, mais collectif, un état naturel : le fait de naître femme dans un groupe vous donne pour mari tous les hommes de votre clan matrimonial. Les deux clans peuvent être dispersés sur tout un continent, et c'est le cas en Australie ; mais quand deux individus de sexe différent se rencontrent et se reconnaissent comme membres de clans matrimoniaux, ils peuvent sans autre cérémonie se traiter en mari et femme. "Cette forme de mariage, dit Fison, me semble le système de mariage communiste le plus étendu que l'on connaisse".

Pour nous résumer : l'espèce humaine, ainsi que les autres espèces animales, débute par la promiscuité des sexes, puis restreint graduellement les relations sexuelles, d'abord entre parents et enfants ensuite entre frères et soeurs utérins, enfin entre frères et soeurs collatéraux ; et dans cette marche évolutive, elle adopte d'abord la filiation par la mère toujours certaine, puis la filiation par le père, toujours problématique.

La filiation maternelle coïncide avec la forme communiste et la forme collectiviste de la propriété qui cependant peuvent continuer à subsister alors même que la filiation paternelle remplace la filiation maternelle.

La femme dans les tribus sauvages appartient théoriquement à un nombre illimité de maris bien que pratiquement, en se mettant sous la protection des sorciers et des chefs, elle sache limiter ce nombre : peu à peu, profitant de circonstances diverses, elle le réduit à une douzaine, enfin à un seul mari qu'elle renouvelle souvent.

La filiation par la mère donne à la femme dans la tribu une position élevée, parfois supérieure à celle de l'homme ; elle la perd dès que la filiation se fait par le père.

Le passage de la filiation par la mère à celle par le père, qui dépouillait la femme de ses biens et de ses prérogatives consacrées par le temps, les usages et la religion, ne s'est pas toujours effectués à l'amiable : son histoire est écrite en lettres de sang dans une légende de la Grèce, que ses plus grands poètes dramatiques ont tour à tour transportée sur la scène. Nous allons l'analyser.

5

Transformation du matriarcat en patriarcat

Hérodote et les Grecs de son temps trouvaient l'Egypte un monde à l'envers, à cause de la position supérieure des femmes ; ils ignoraient que, quelques siècles auparavant, la Grèce avait présenté les mêmes phénomènes qui bouleversaient leurs idées acquises.

Une vieille légende, conservée par Varron et transmise par Saint-Augustin dans la Cité de Dieu, rapporte que "sous le règne de Cécrops arriva un double miracle à Athènes. Il sortit en même temps de terre un olivier et une source, à quelque distance. Le roi effrayé envoya demander à l'oracle de Delphes ce que signifiait cet événement et ce qu'il y avait à faire. Le dieu répondit que l'olivier signifiait Minerve et la source Neptune, et qu'il dépendait d'eux de nommer désormais la ville d'après l'une des deux divinités. Cécrops convoqua alors une assemblée de citoyens, à savoir les hommes et les femmes, car c'était alors la coutume d'admettre les femmes aux délibérations publiques. Les femmes votèrent pour Minerve et les hommes pour Neptune, et, comme il se trouva une femme de plus, Minerve triompha. Neptune, pour se venger, inonda aussitôt les campagnes des Athéniens. Pour apaiser la colère du Dieu, les hommes se virent obligés d'imposer à leurs femmes une triple punition : – premièrement, elles furent condamnées à perdre leur droit de vote ; secondement, leurs enfants ne furent plus autorisés à porter le nom de leurs mères ; enfin elles se virent contraintes à renoncer à leur nom d'Athéniennes", c'est-à-dire à perdre leurs droits de citoyennes, à n'être plus que les femmes des Athéniens.

Il ne fallait rien moins que des phénomènes surnaturels et l'intervention d'un dieu, pour que les femmes d'Athènes abandonnassent les prérogatives qui les rendaient libres et citoyennes. D'autres légendes rapportent que des crimes épouvantables ensanglantèrent les familles avant que la femme se laissât dépouiller des droits qui la faisaient respecter dans la Cité et dans le clan. Les légendes homériques sont l'histoire des haines, des convoitises des rivalités et des luttes qui éclatèrent entre parents et enfants et entre frères, dès que les biens et le rang, au lieu d'être transmis par la mère, commencèrent à l'être par le père. L'Orestie, la grandiose trilogie d'Eschyle, conserve palpitantes encore les terribles passions qui dévorèrent les coeurs des hommes et des dieux homériques.

Si l'on veut retrouver l'histoire sous la légende d'Oreste, on doit connaître la généalogie de son père et de sa mère : ils descendaient tous les deux de familles illustres par leurs crimes et leurs actions héroïques.

Pelops, fils de Tantale, eut entre autres enfants Atrée et Thyeste, qui épousèrent la même femme Erope ; Atrée donna le jour à Agamemnon et à Ménélas, et Thyeste à Tantale et à Egisthe. Agamemnon fut le père d'Oreste et d'Electre. – Clytemnestre petite-fille d'Oebalus et fille de Tyndare, enfanta Oreste, Electre et Erigone.

Tantale, l'ancêtre des Atrides, servit aux dieux, dans un repas, son propre fils, Pelops, que Jupiter ressuscita. Atrée et Thyeste fils de Pélops, et Hippocoon et Tyndare, fils d'Oebalus, se disputèrent les biens et l'autorité de leurs pères. Alors que la famille paternelle déplaçait la famille maternelle et que le droit d'aînesse n'était pas encore établi, les enfants luttaient pour s'emparer de l'héritage du père. Eschyle met ces paroles dans la bouche d'Egisthe : "Atrée exila de sa patrie mon père. Le malheureux Thyeste revint au foyer, invoqua l'hospitalité... L'impie Atrée offre à mon père le festin des hôtes et le mets qu'il sert à Thyeste, c'est la chair de ses fils ! Atrée, assis au haut bout de la salle, dévore les doigts des pieds et des mains qu'il s'est réservés pour sa part. Les morceaux méconnaissables sont offerts à Thyeste". Cet horrible repas et d'autres légendes sembleraient indiquer que, peu de temps avant la période homérique, il y avait encore en Grèce des cas d'anthropophagie.

Atrée et Thyeste, les deux frères, ont la même femme, Erope ; Clytemnestre épouse successivement les trois petits-fils de Pelops : Agamemnon fils d'Atrée, et Tantale et Egisthe fils de Thyeste. Hélène, soeur de Clytemnestre, épouse Ménélas, frère d'Agamemnon. Ces mariages laissent supposer que la famille de Pélops et celle de Tyndare appartenaient à deux clans conjugaux, analogues à ceux de l'Australie contemporaine.

Pénétrons dans le sombre drame d'Eschyle. La vengeance, "la soif inextinguible du sang", tourmente l'âme des dieux et des mortels.

Clytemnestre et Egisthe tuent Agamemnon, l'une pour venger sa fille, Iphigénie ; l'autre son père, Thyeste, "et maintenant la mort me semblerait belle, s'écrie Egisthe à la vue du cadavre du héros, emprisonné dans le filet dont il l'avait enveloppé pour qu'il ne pût se défendre ; je vois l'ennemi dans filet de la justice". En ces temps la famille était chargée de venger l'injure faite à l'un de ses membres ; la vendetta était un devoir sacré, un acte de justice.

Electre, la soeur d'Oreste, ne pleure pas sur le tombeau de son père, elle vient y raviver sa haine et s'exciter à la vengeance. "Jupiter, Jupiter, invoque-t-elle, c'est toi qui fais surgir du fond des enfers la vengeance, lente à punir, la vengeance qui frappe le mortel audacieux et pervers : même sur les parents, tu sais l'accomplir. Ainsi que la rage du loup dévorant, il est implacable le courroux que ma mère a mis dans mon coeur... 0 mère odieuse ! ô femme impie ! tu as osé ensevelir mon père comme un ennemi, les citoyens n'ont pas suivi les funérailles de leur chef ; l'époux n'a point eu de pleurs !"

ORESTE. – Quel outrage, grands Dieux !... Elle en payera le prix. Que je la tue, après je meurs content."

ELECTRE. – Grave mes paroles dans ton âme, qu'elles pénètrent par ton oreille jusqu'au fond, jusqu'à l'endroit calme de la pensée. Voilà ce qu'ils ont fait : ce qui doit suivre, demande-le à la vengeance."

Et tandis que, durant cette scène Electre souffle la haine et la vengeance dans l'âme d'Oreste, le choeur, ainsi que la voix de la conscience publique, s'adresse aux dieux et rappelle les anciennes coutumes : "O grandes Parques ! fasse que la loi d'équité triomphe ! La justice réclame ce qui lui est dû, sa voix retentit et nous crie : Que l'outrage soit puni par l'outrage ! Que le meurtre venge le meurtre ! Mal pour mal, dit la sentence du vieux temps... N'est-il pas juste de rendre à un ennemi mal pour mal ?... La loi le veut, le sang versé sur la terre demande un autre sang... La terre nourricière a bu le sang du meurtre ; il a séché ; mais la trace reste ineffaçable et crie vengeance."

Un dieu, Loxias [21], impose à Oreste le devoir de la vengeance. "J'entends retentir encore la voix formidable de Loxias. Le coeur tout plein de vie, je dois subir l'affreux assaut du mal, si je ne poursuis les meurtriers de mon père ; si je ne frappe, comme ils ont frappé ; si je ne me venge sur eux de la perte de tous mes biens."

Il n'y a que des barbares, comme les Grecs des temps homériques, ou les Peaux-Rouges de l'Amérique, pour "sentir leur coeur brûler violemment jour et nuit, sans intermittence, jusqu'à ce qu'ils aient versé le sang pour le sang. Ils transmettent de père en fils le souvenir du meurtre d'un parant, d'un membre du clan, alors même que ce serait celui d'une vieille femme" [22].

On cite des sauvages qui, ne pouvant se venger, se sont suicidés. Les moralistes, les économistes et même les poètes et les romanciers, qui ont cependant une psychologie moins fantaisiste qua celle des philosophes, répètent depuis si longtemps que l'homme est toujours resté le même, que l'on a fini par admettre que de tout temps les mêmes passions avaient fait battre le coeur des humains. Rien de plus faux : le civilisé éprouve d'autres passions que le barbare ; le désir de la vengeance ainsi que du vitriol ne corrode pas son cerveau.

Aucun crime n'épouvante les barbares torturés par le besoin de la vengeance. Pendant dix longues années, Clytemnestre attend le moment de venger sa fille. Agamemnon assassiné, elle est ivre, elle retrace avec une joie féroce la scène du meurtre : "Deux fois, je le frappe deux fois, il pousse un cri plaintif et ses membres se détendent. Tombé, un troisième coup l'achève... La victime expire, les convulsions de la mort font jaillir du sang de ses blessures ; et la rosée du meurtre tombe en noires gouttes sur moi, rosée aussi douce à mon coeur que l'est pour les champs la pluie de Jupiter, dans la saison où l'épi sort de l'enveloppe. Voilà, ce qui s'est passé. Vous que je vois en ces lieux, vieillards d'Argos, partagez ou condamnez ma joie, peu m'importe : moi je m'applaudis de mon action. S'il était permis de verser des libations sur un cadavre, c'est ici qu'il serait juste de remercier les dieux... Voilà Agamemnon, mon époux, et voici la main qui l'a tué. La besogne est d'une digne ouvrière. J'ai dit."

Clytemnestre ignore le remords ; "jamais la crainte ne mettra le pied sur le seuil de son palais", elle a vengé son sang, elle a tué l'homme qui a "immolé le fruit bien-aimé de ses entrailles" ; ce sont des déesses c'est Até, c'est Dicé, c'est Erinnys, qui "l'ont aidée à égorger cet homme". Elle vient de remplir un devoir sacré, elle étale sa joie. L'opinion publique ratifie son acte, en la laissant vivre en paix jusqu'à ce que le fils d'Agamemnon soit en âge de le venger. L'opinion publique est toute-puissante chez les peuples primitifs ; elle est l'autorité que personne ne brave, elle poursuit impitoyablement ceux qui enfreignent les coutumes, les usages ; pour la fuir, les coupables abandonnent le pays, ils s'exilent jusqu'à ce que leurs crimes soient oubliés. L'homme assassiné par Clytemnestre était un guerrier célèbre, qui revenait vainqueur d'une glorieuse expédition. La Grèce homérique s'arma pour punir le rapt d'une femme, et le meurtre du plus grand des Grecs reste impuni.

Tuer un de ses maris, un guerrier illustre n'effraye pas Clytemnestre. Mais porter la main sur sa mère, même pour venger son père, semble à Oreste le plus épouvantable des crimes : cependant il n'a nulle affection pour sa mère ; il ne l'a jamais connue ; il l'accuse de l'avoir dépouillé de l'héritage paternel, de l'avoir exilé. Il faut que "Loxias excite son audace, qu'il lui assure que son action ne lui sera pas imputée à crime ; quant au châtiment, s'il désobéissait à ses ordres, il n'ose le dire, mais il serait tellement épouvantable que nulle imagination ne saurait atteindre à de telles horreurs". Apollon, le dieu nouveau, le pousse à tuer sa mère pour venger son père, taudis que les Euménides, les vieilles déesses, qui veillaient à ce que les crimes contre les parents fussent vengés, le laissent tranquille ; elles estimaient que le meurtre d'un mari était un crime ordinaire, qui ne les regarde pas, le mari n'étant pas du même sang que sa femme.

Clytemnestre armée de "la hache homicide" s'élance pour combattre le meurtrier d'Egisthe son mari. Enfiévré par son premier meurtre et l'épée à la main, Oreste se précipite sur sa mère, en criant : "Toi aussi, je te cherche ; lui, il a son salaire."

Cependant quand ils se reconnaissent, ils s'arrêtent, ils hésitent. Clytemnestre, cette femme terrible, supplie, elle ne se défend pas ; verser le sang de son fils, serait verser le sang de son clan, le grand crime des âges primitifs.

CLYTEMNESTRE. – Arrête, ô mon fils !

L'arme tombe des mains d'Oreste, il se tourne vers son ami :

ORESTE. – Pylade, que ferai-je ? Faut-il que je recule devant le crime de ma mère ?

PYLADE. – Et les oracles de Loxias !... et la foi de tes serments.

ORESTE. – Je le vois, tu l'emportes, tes conseils sont justes.

CLYTEMNESTRE. – Ne redoutes-tu pas la malédiction d'une mère, ô mon enfant... songes-y : garde-toi des chiens irrités qui vengent une mère.

Dans l'ancienne mythologie, il y avait des monstres et des déesses, spécialement chargés de punir les matricides ; Jupiter, le dieu nouveau, sera le vengeur des pères. Le parricide est un crime nouveau, qui ne pouvait exister alors qu'on ne connaissait pas son père.

Dès que Oreste commet le crime, la peur envahit son âme : il invoque le Soleil "pour qu'il contemple les oeuvres impies de ma mère. Il faut qu'un jour, si l'on m'accuse, je l'aie pour témoin que c'est avec justice que j'ai donné la mort à ma mère... Je ne sais à quoi ceci doit aboutir ; comme des coursiers fougueux, mes sens indociles m'emportent malgré moi ; mon coeur déjà soupire de crainte."

Il est fou : – "Ah! Ah ! voyez, esclaves, voyez-les comme des Gorgones, vêtues de noir, entourées des replis de serpents innombrables."

LE CHOEUR. – Quelles imaginations te bouleversent, ô le plus dévoué des fils ?

ORESTE. – Des imaginations ! l'affreux supplice est trop réel, ce sont bien là les chiens irrités qui vengent ma mère.

Si après le meurtre d'un de ses maris, Clytemnestre pouvait demeurer à Argos sans être poursuivie par la colère divine et l'indignation publique, pour échapper à la colère populaire Oreste est obligé de fuir, de s'exiler d'Argos, d'abandonner les biens du son père, qu'il cherchait à reconquérir par le meurtre d'Egisthe.

Les deux premières parties de la trilogie d'Eschyle (Agamemnon et les Choéphores) sont le drame de la vendetta ; la troisième partie, les Euménides, est la lutte du droit maternel et du droit paternel, du droit ancien et du droit nouveau.

Les Euménides, ces filles de la Nuit, qui les enfanta pour le châtiment des crimes, pour le maintien de la vendetta familiale et des anciennes coutumes, sont l'épouvante des dieux nouveaux. Apollon les injurie : "Elles sont d'abominables vieilles, d'antiques vierges, dont la couche est en horreur aux dieux, aux hommes et aux brutes mêmes. Elles ne sont nées que pour le mal."

Elles défendent l'autorité maternelle : quand elles disparaîtront ou quand leur pouvoir sera annulé par les dieux nouveaux, la mère n'aura plus de protection ni parmi les hommes, ni parmi les dieux, ni sur terre, ni aux enfers, ni dans les cieux. Tant qu'elles conservent leur puissance, le meurtre de la mère est le plus grand des crimes : "Le sang maternel, quand on l'a versé sur la terre, ne se rachète plus. Tu dois donner du sang pour ce sang, disent-elles à Oreste : il faut que ton corps tout vivant fournisse à notre soif ; il faut que nous nous désaltérions à longs traits dans le rouge et amer breuvage... nous t'entraînerons aux enfers. Là tu subiras le supplice des matricides." Ni Homère, ni Virgile, ni Dante, ni aucun des poètes, ni aucun des visionnaires chrétiens qui sont descendus aux enfers, ne nous parlent des supplices réservés aux meurtriers des mères : car ils ont disparu du catalogue des tortures infernales dès que la mère cessa d'être souche de la famille. Alors ce châtiment était "la folie, le délire, le désespoir : l'hymne des Euménides qui enchaîne les âmes, l'hymne sans lyre, dont le poison consume les mortels."

Les Euménides ne mentionnent jamais leurs pères ; elles n'implorent que leur mère, la Nuit ; elles lui dénoncent "le fils de Latone ; il nous a ravi notre proie, que nous avait vouée le meurtre d'une mère... Voilà ce qu'osent les dieux nouveaux, ils règnent sans équité... Fils de Jupiter, dieu jeune, tu outrages d'antiques déesses. Sauver cet homme fatal à celle qui l'enfanta ; dérober à notre vengeance l'assassin de sa mère ! Et tu es un dieu ! qui dira que c'est là faire justice ?"

Elles abandonnent Oreste pour s'en prendre à Apollon, c'est lui le violateur de la loi antique. "Tu n'es pas le complice du crime d'Oreste, tu as tout commis ; tu en es le seul auteur. Ton oracle lui a ordonné de tuer sa mère."
APOLLON. – Mon oracle lui a ordonné de venger son père.

LE CHOEUR DES EUMENIDES. – Est-il violence qui puisse forcer un homme à tuer sa mère ?

APOLLON. – Et quoi ! lorsqu'une femme tue son époux.

LE CHOEUR. – Ce n'est pas du moins son propre sang qu'elle verse.

Le mari n'étant pas du même clan que la femme, ce n'était pas, à ses enfants à le venger, puisque, selon l'idée primitive, ils n'étaient pas du même sang.

APOLLON. – Ainsi tu avilis à rien ces serments d'hyménée dont les garants sont Junon et Jupiter. Quoi donc ! tu t'irrites du crime d'Oreste, et le crime de Clytemnestre n'a pu t'émouvoir.

LE CHOEUR DES EUMENIDES. – Elle n'était pas du même sang que l'homme qu'elle a tué... Ainsi Jupiter, suivant toi, a prononcé cet oracle ; c'est lui qui a commandé à Oreste de venger le meurtre de son père, de compter pour rien les droits de la mère !... Jupiter serait donc le vengeur des pères ? Mais il a enchaîné son père, la vieux Saturne."

Saint Basile et les pères de l'Eglise grecque relevaient avec vivacité les inconséquences mythologiques, pour détourner l'attention de celles de la Bible et citaient ce passage d'Eschyle. Jupiter enchaînant son père, et Saturne détrônant son père Uranus, ne commettaient pas des actes répréhensibles d'après la loi antique : tant que dure la filiation maternelle, le père et le fils appartiennent à des clans différents : ils peuvent en venir aux mains, s'entretuer, sans qu'il y ait parricide ou infanticide.

Apollon et les Euménides s'adressent à Minerve pour trancher le débat : le choix d'une déesse pour arbitre est une concession aux anciens usages.

Minerve et les dieux nouveaux veulent abolir la vendetta ; ils désirent que la société se charge de la punition des crimes, laissée jusqu'alors aux membres de la famille. La justice civile doit remplacer la justice familiale. Pour prendre connaissance de la cause et la juger, Minerve institue un jury, l'Aréopage ; il doit "durer à jamais... et devenir l'arbitre d'Athènes. Pour la première fois ce jury portera la sentence à propos de sang versé... et que jamais, pour venger le meurtre, un meurtrier ne se dresse en courroux dans Athènes."

Une autre légende raconte que l'Aréopage rendit son premier jugement à propos de Céphale, qui par mégarde avait tué sa femme : il le condamna au bannissement. Il est curieux de voir rapporter au meurtre d'une femme par son mari l'institution de l'Aréopage qui, une fois la filiation par le père bien enracinée dans les moeurs, n'aura plus à s'occuper d'une telle question ; la loi nouvelle octroyant au mari le droit de vie et de mort sur sa femme.

Les Euménides donnent au débat sa portée sociale :

"Si la cause de cet homme triomphe, des lois nouvelles vont bouleverser le monde... le palais de la justice s'écroulera en ruines."

Oreste les accuse de n'avoir pas poursuivi de leur colère celle qui avait tué son père et son époux. Elles répondent encore : "Elle n'était pas du même sang que l'homme qu'elle a tué."

ORESTE. – Et moi, je suis donc du sang de ma mère ?

LE CHOEUR DES EUMENIDES. – Scélérat ! tu veux renier le propre sang de ta mère ?

Renier le sang de sa mère ! – Des Peaux-Rouges ont préféré être attachés au poteau de torture que d'être adoptés dans un nouveau clan, que de renier par conséquent le sang de leur mère. Mais Oreste, est le personnage symbolique qui doit fouler aux pieds toutes les coutumes de la famille maternelle. Il verse le sang de sa mère, il renie ce sang pour excuser son crime ; et afin de démontrer qu'il n'est pas du sang de sa mère, il épouse Hermione, la fille d'Hélène, soeur de Clytemnestre ; épouser sa cousine du coté maternel était aux yeux des hommes primitifs un inceste aussi épouvantable que pour nous le mariage d'un père avec sa fille : on a vu avec quelle fureur les Australiens pourchassaient ceux qui, même par mégarde, commettaient un tel crime. Plus tard Oreste épousa Erigone, fille de sa propre mère Clytemnestre, mais issue d'Egisthe.

Les Euménides, se sentant condamnées par les dieux nouveaux, invoquent la justice humaine. "Cet homme qui a versé sur la terre le sang de sa mère, le sang qui l'anima, il ira dans Argos habiter la maison paternelle ! A quels autels publics osera-t-il faire des sacrifices ? Quelle phratrie voudra l'admettre à ses libations ?"
Alors Apollon porte le coup décisif ; il attaque la femme dans sa fonction essentielle, celle qui assurait sa supériorité, dans sa fonction maternelle : "Ce n'est pas la mère qui engendre ce qu'on appelle son enfant, argumente-t-il ; elle n'est que la nourrice du germe versé dans son sein ; celui qui engendre, c'est le père. La femme, comme un dépositaire étranger reçoit d'autrui le germe ; et quand il plaît aux dieux, elle le conserve. La preuve de ce que j'avance, c'est qu'on peut devenir père sans qu'il y ait besoin d'une mère ; témoin cette déesse, la fille de Jupiter, du roi de l'Olympe. Elle n'a point été nourrie dans les ténèbres du sein maternel et quelle déesse eût produit un pareil rejeton ?"

Minerve, la réponse de l'homme aux insolentes parthénogenèses des premières déesses, qui se vantaient de concevoir sans le secours du mâle, était la vivante protestation contre la famille maternelle. Elle est conquise d'avance ; elle avoue cyniquement sa partialité : "Je n'ai pas de mère à qui je doive la vie ; ce que je favorise partout c'est le sexe viril... Je suis complètement pour la cause du père. Je ne puis donc m'intéresser au sort de la femme, qui a tué son époux, le maître de la maison."

"La mère n'est plus qu'une capsule enfermant le germe", selon l'expression égyptienne. La femme est déchue. Cent ans plus tard, Euripide dans Oreste se sert du même argument antiphysiologique, que l'on retrouverait chez tous les peuples si l'on possédait toutes leurs légendes. Au dix-huitième siècle, quand on perfectionna le microscope, des savants crurent voir l'homunculus, l'être humain en miniature microscopique : on lui découvrait une tête, des membres et même des organes internes.

"Ah ! divinités nouvelles, s'écrient les Euménides désespérées, vous avez foulé aux pieds d'antiques lois, vous nous avez arraché des mains toute notre puissance."

Le rôle des Euménides est fini. La femme est descendue de son rang supérieur. Le fils n'appartiendra plus à la mère. Le père sera le maître de la maison, comme le déclare Minerve : le fils commandera à la mère. Télémaque ordonnera à Pénélope de quitter la salle du festin et de se retirer dans l'appartement des femmes [23]. Jésus, le Dieu nouveau, dira à Marie : "Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi ?" et ajoutera qu'il est venu sur la terre pour remplir les ordres de son père et non pour s'occuper des inquiétudes de sa mère. "La famille et le culte se perpétueront par le père ; il représentera à lui seul toute la série des descendants, sur lui reposera le culte domestique, il pourra presque dire comme l'Hindou : C'est moi qui suis le Dieu. Quand la mort viendra, il sera un être divin, que les descendants invoqueront" [24].

La femme, traitée en mineure, sera soumise à son père, à son mari, aux parents de son mari s'il vient à mourir. Elle sera dépouillée de ses biens : les mâles et les descendants des mâles excluront les femmes et les descendants des femmes de l'héritage de la propriété familiale. Caton l'Ancien formulera ainsi le nouveau code conjugal : "Le mari est juge de la femme ; son pouvoir n'a pas de limites ; il peut ce qu'il veut. Si elle a commis quelque faute, il la punit ; si elle a bu du vin, il la condamne ; si elle a eu commerce avec un autre homme, il la tue." La loi de Manou condamnait la femme qui avait "violé effectivement son devoir envers son seigneur, à être dévorée par des chiens dans un lieu très fréquenté" [25].

Un crime nouveau était né : l'adultère.

La Clytemnestre d'Eschyle, qui au su de toute la population vit avec Egisthe, le cousin germain d'Agamemnon, son second mari, pourra dire aux vieillards d'Argos : "Je n'ai pas violé le sceau de la pudeur et du secret." Dans les Euménides, Oreste et Apollon l'accuseront du meurtre d'Agamemnon, mais non d'avoir trahi la foi conjugale. Cependant Eschyle dramatisait la légende plus de cinq siècles après la prise de Troie et elle avait dû perdre de sa netteté au frottement des idées et des moeurs nouvelles. Cent ans après Eschyle, Euripide reprenait le même thème : sa Clytemnestre est meurtrière et adultère. Elle "a contracté une union coupable... elle a souillé le lit conjugal." Sur la place publique, Oreste trouve pour défenseur "un citoyen au coeur vaillant, intègre, d'une vie irréprochable. Il propose de couronner le fils d'Agamemnon, pour avoir voulu venger son père en tuant une femme méchante et impie, qui était cause qu'un citoyen ne voudrait armer son bras ni partir en expédition loin de ses foyers, si ceux qui restent, corrompent les gardiennes de la maison et souillent le lit conjugal." Dans Electre, Clytemnestre est descendue de sa hautaine dignité ; elle devient une femme soumise, qui plaide les circonstances atténuantes ; elle rejette sur Agamemnon son adultère : "Si l'époux s'oublie jusqu'à dédaigner le lit conjugal, l'épouse suit volontiers son exemple et cherche ailleurs un amant."

La femme conquérait un nouveau devoir, la fidélité conjugale ; mais reléguée au fond du gynécée, sous l'oppression maritale, elle perd son rôle historique. Dans les temps homériques, la femme, est le centre des légendes ; partout elle montre la puissance de son action : la tradition, conservée principalement par les hommes, n'a préservé surtout que le souvenir de ses crimes. Eschyle l'attaque dans les Choéphores avec une telle fureur, que l'on doit supposer que la femme de son temps n'était pas encore complètement assouplie au joug dégradant du mâle.

LE CHOEUR. – Qui dira tout l'emportement d'une femme impudente... L'amour dans le coeur d'une femme, ce n'est plus de l'amour ; c'est un délire, où n'atteignirent jamais, aux jours de l'accouplement, les bêtes sauvages et les brutes :

"... Rappelle-toi la fille de Thestius (la mère de Méléagre), cette mère fatale à son enfant... Haine encore à la sanguinaire Scylla (qui livra la ville de Mégare et son père Nisus à Minos son amant). Mais de tous les forfaits le plus tristement fameux c'est celui de Lemnos (le massacre des hommes par les femmes)."

Tandis que l'épouse dégradée, avilie par la nouvelle organisation de la famille, salie au théâtre par les insultantes et impudiques railleries d'Aristophane que les pères de l'Eglise, les moralistes et les beaux esprits de tous les temps ont servilement répétées, disparaissait de la vie publique, l'hétaïre, la prostituée, courtisée par les praticiens, les riches et les puissants, chantée par les poètes, adulée par les philosophes, tolérés au bout de sa table, s'emparait de la place d'où avait été chassée la mère de famille [26]. Les Athéniens qui eurent le triste honneur de se signaler par un si dur asservissement familial de la femme, se livraient, avec l'approbation des philosophes moralistes, à des moeurs infâmes que, selon Hérodote, ils importaient dans tous les pays où ils passaient [27]. Jupiter "le père des Dieux", "le vengeur des pères", "le gardien de la foi conjugale", méritait d'être l'amant de Ganymède.

6

La farce après la tragédie

La théorie fabriquée par Apollon, pour expliquer le rôle prépondérant du père dans l'acte de la génération, ne parvint pas à convaincre l'esprit positif du populaire, qui préfère un fait tangible à tous les raisonnements de la sophistique. Il s'y prit d'une autre façon pour autoriser la substitution du père à la mère dans la direction de la famille.

On connaît la couvade basque : la femme accouche, le mari se couche, geint et se contorsionne ; les compères et les commères du voisinage viennent gravement le complimenter de son heureuse délivrance. Cette curieuse coutume, que Strabon avait déjà signalée chez les Ibères, s'est conservée jusqu'à nos jours. Ou s'était imaginé qu'il n'y avait que les Basques assez amis de la farce pour donner à leurs amis et connaissances le spectacle d'une scène aussi grotesque. Mais quand les Européens découvrirent l'Amérique, ils s'aperçurent que leurs coreligionnaires de la Biscaye et de la Guipozcoa n'étaient pas les seuls à jouer la couvade. "Aussitôt que chez les Apiponnes, écrit un missionnaire, la femme a mis au monde un enfant, on voit le mari se mettre au lit : on l'entoure de soins, il jeûne pendant un certain temps, vous jureriez que c'est lui qui vient d'accoucher." – "Chez d'autres indigènes, écrit un voyageur, le mari se met tout nu dans son hamac ; il est soigné par les femmes du voisinage, tandis que la mère du nouveau-né prépare la cuisine, sans que personne s'occupe d'elle."

Cet usage a été observé un peu partout : en Europe, en Afrique, en Asie, dans le vieux et dans le nouveau monde ; dans le présent et dans le passé. Marco-Polo le trouvait dans le Yunnam, au XIIIº siècle. Apollonius qui vivait deux siècles avant notre ère, raconte que "les femmes du Pont-Euxin mettent au monde leurs enfants avec la participation des hommes, qui se couchent, poussent des cris perçants, s'enveloppent la tête, se font préparer des bains et nourrir délicatement par leurs femmes." – "Les Cypriens, dit Plutarque, se mettent au lit et imitent les contorsions de la femme en couches." Les Athéniens célébraient le 2 du mois gorpeius (septembre), une fête en l'honneur d'Ariadne ; pendant le sacrifice "un jeune homme, couché dans un lit, imitait les mouvements et les cris d'une femme en travail." (Plut. Thésée XVIII). Je pourrais multiplier les citations, mais celles-ci suffisent pour établir que cette ridicule coutume a été assez générale sur toute la terre.

Les dieux, ces singes de l'homme, ne croyaient pas la comédie de la couvade au-dessous de leur majesté. Jupiter se mit au lit, poussa des gémissements et jura qu'il avait porté dans sa cuisse le petit Bacchus que sa mère venait de mettre aux cieux : par privilège rare, Bacchus était Bimétor, à double mère ; les civilisés se contentent d'être à plusieurs pères. Jupiter n'était pas à son premier accouchement, déjà il avait enfanté Minerve.

La couvade des Basques n'était qu'un amusant sujet de plaisanteries, tant qu'on la crut une particularité de ce peuple si original ; mais le fait de la retrouver chez des peuples si divers et jusque dans l'Olympe, mérite considération. L'homme, le plus cruel et le plus grotesque des animaux, travestit parfois les phénomènes sociaux les plus considérables en des cérémonies les plus ridicules. La couvade est une des supercheries qu'employa l'homme pour déposséder la femme de ses biens et de son rang. La parturition proclamait le droit supérieur de la femme dans la famille : l'homme parodia l'enfantement pour se convaincre qu'il était bien le faiseur de l'enfant.

La famille patriarcale fit son entrée dans le monde escortée par la discorde, le crime et la farce dégradante.


Notes

[1] Das Mutterrecht, sine Untersuchung über die Gynaikokratie der Allen Welt nach ihrer religiosen und rechtlichen Natur, von J.-J. Bachofen, Stuttgart, 1861.

[2] Ancient Society or researches in the lines of Human progress from Savagery through Barbarism to Civilization, by Lewis H. Morgan, London, 1877.

[3] Der Ursprung der Familie, des Privateigenthums und des Staats, von F. Engels, Hottingen-Zurich, 1884.

[4] Duveyrier, Les Touareg du Nord, Paris, 1851.

[5] Au singulier Targui, au pluriel Touareg ou Targa, au féminin Targuia.

[6] Hérodote, liv. 1, § 173.

[7] Hérodote, liv. IV, § 180.

[8] Diodore de Sicile, liv. I, 27.

[9] Revue Egyptologique, 1880.

[10] "Si l'on demande à un Lycien de quelle famille il est, rapporte Hérodote, il fait la généalogie de sa mère" (I, § 175). Plutarque nous apprend que les Crétois se servaient du mot matrie au lieu de celui de patrie. Ulpien, le jurisconsulte du IIIº siècle, donne encore au mot matrix le sens de métropole qui lui-même préserve le souvenir du temps où l'homme ne connaissait que la famille, que le clan et que le pays de la mère.

[11] Carver, dans ses Travels in North America, raconte que s'étant enquis pourquoi une femme de la tribu des Naudowessies était entourée d'un si grand respect, il lui fut répondu que, dans une certaine occasion solennelle elle avait invité les quarante principaux guerriers de la tribu, les avait régalés d'un festin et les avait traités tous en maris. Elle avait fait revivre une vieille coutume tombée en désuétude.

[12] Tacite, Moeurs des Germains.

[13] "Les Pani Kotk de l'Inde anglaise reconnaissent à leurs femmes une situation privilégiée qu'elles légitiment par un travail plus actif et plus intelligent que celui du sexe masculin. A elles de fouir le sol, de l'ensemencer, de le complanter, à elles de filer, de tisser, de brasser la bière ; elles ne se refusent à aucune corvée". Hodgson, Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1849.

[14] A. de Quatrefages, Hommes fossiles et homme sauvages, 1881

[15] Diodore de Sicile, III § 31.

[16] Tacite, Moeurs des Germains, § 7 e t 5 .

[17] Montaigne, Essais, liv. II chap. XII. – La mothe-Le-Vayer, Cinq dialogues faits à l'imitation des anciens, par Oratus Tubero.

[18] Il faut faire une exception pour Vico, un des plus originaux penseurs de l'époque moderne. Les faits qu'il connaissait n'étaient pas assez nombreux ni assez détaillés pour lui permettre d'élaborer une théorie complète : cependant dans la Scienza Nuova, il insiste sur la promiscuité primitive et base l'établissement du patriciat à Rome et sa séparation de la plèbe sur la différence de la forme de mariage. Les patriciens pouvaient nommer leur père patrem ciere ; tandis que les plébéiens qui conservaient encore la généalogie maternelle, ne connaissaient pas leur père.

[19] L. Fison and A. W. Howitt, Kamilaroi and Kurnai, Melbourne, 1880.

[20] Le père Charlevoix, de la Compagnie de Jésus, raconte : "qu'un Iroquois qui servait comme officier dans nos troupes crut faire un exemple de magnanimité en s'arrêtant dans un combat au moment où il allait percer son père". Histoire de la Nouvelle France, III, Paris, 1774.

[21] Eschyle nomme Apollon : Loxias (tortueux), à cause de la difficulté d'entendre les oracles.

[22] Adairs, History of American Indians, cité par Morgan.

[23] Odyssée, Chant I.

[24] Fustel de Coulanges, La Cité antique.

[25] Au mois de janvier 1886, le tribunal civil de la Seine déboutait une femme de sa demande en séparation et reconnaissait que le mari a droit de battre sa femme "quand la correction est motivée par des écarts de conduite qui ont excité sa légitime indignation". La loi française autorise le mari à emprisonner et à assassiner sa femme. Les français prouvent de cette manière galante et humaine leur tendre amour pour la femme.

[26] Hipparchie, en l'honneur de qui les cyniques célébraient une fête, les Cynogamies, bien que fille d'une riche famille de Marronnée, épousa le philosophe cynique Cratès, pauvre et difforme, afin de n'être pas emprisonnée dans le gynécée et posséder la liberté dont jouissaient les courtisanes.

[27] Socrate était d'avis que "pendant la durée d'une expédition, il ne serait permis à aucun de ceux qu'il voudrait embrasser de s'y refuser, afin que le guerrier qui aimerait quelqu'un de l'un ou de l'autre sexe, soit plus ardent à remporter le prix de la valeur". Platon, la République, liv. V, par. 15. "Les Perses ont emprunté des Grecs l'amour des garçons", Hérodote, I, par. 136.


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