1909

"Le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le procès de développement de la vie sociale, politique et intellectuelle." - K. Marx


Le déterminisme économique de Karl Marx

Paul Lafargue

Recherches sur l'origine et l'évolution des idées de justice, du bien, de l'âme et de dieu.

1909


Origine des idées abstraites

1

Opinions contradictoires sur l’origine des idées abstraites

Il arrive souvent dans l'histoire de la pensée que des hypothèses et des théories, après avoir été l'objet d'études et de discussions, disparaissent du champ de l'activité intellectuelle, pour ne reparaître qu'après un temps d'oubli plus ou moins prolongé ; elles sont alors examinées de nouveau à la lumière des connaissances amassées dans l'intervalle et parfois elles finissent par être classées dans le bagage des vérités acquises.

La théorie de la continuité des espèces, inconsciemment admise par le sauvage, qui prend pour ancêtres des plantes et des animaux dotés de qualités humaines, scientifiquement entrevue par les penseurs de l'antiquité et de la Renaissance et génialement précisée par les naturalistes de la fin du XVIII° siècle, tomba dans un oubli si profond après le mémorable débat entre Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, qu'on en attribua la conception à Darwin, lorsqu'il la fit revivre en 1859 dans son Origine des Espèces. Les preuves qui, en 1831, avaient manqué à Geoffroy Saint-Hilaire pour faire triompher sa thèse de "l'unité de plan" avaient été accumulées en telle abondance que Darwin et ses disciples purent compléter la théorie et l'imposer au monde scientifique.

La théorie matérialiste de l'origine des idées abstraites a eu un pareil sort : émise et discutée par les penseurs de la Grèce, reprise en Angleterre par les philosophes du XVII° siècle et en France par ceux du XVIII° siècle, elle a, depuis le triomphe de la Bourgeoisie, été éliminée de l'ordre des préoccupations philosophiques.


A côte des idées qui correspondent à des choses et à des êtres, il en existe d'autres qui n'ont pas de contre-partie tangible dans le monde objectif, telles que les idées du Juste, du Vrai, du Bien, du Mal, de Nombre, de Cause, d'Infini, etc. Si on ignore le phénomène cérébral qui transforme la sensation en idée, de même qu'on ne sait comment une dynamo transmute le mouvement en électricité, on n'est pas embarrassé pour se rendre compte de l'origine des idées qui font les perceptions des objets tombant sous les sens ; tandis que l'origine des idées abstraites, qui ne correspondent à aucune réalité objective, a été l'objet d'études qui n'ont pas encore donné de résultats définitifs.

Les philosophes grecs, que l'on rencontre à l'entrée de toutes les avenues de la pensée, ont posé et essayé de résoudre le problème des idées abstraites. Zénon le fondateur de l'école stoïcienne, regardait les sens comme la source des connaissances ; mais la sensation ne devenait notion qu'après avoir subi une série de transformations intellectuelles. Les sauvages et les barbares qui furent les créateurs des langues latine et grecque, devançant les philosophes, semblent avoir cru que les pensées provenaient des sensations, puisqu'en grec idea, apparence physique d'un objet, ce qui frappe la vue, signifie idée, et qu'en latin sapientia, saveur d'un corps, ce qui frappe le palais, devient raison  [1].

Platon, au contraire, pensait que les idées du Bien, du Vrai, du Beau, étaient innées, immuables, universelles ; "l'âme, dans son voyage à la suite de Dieu, dédaignant ce qu'im­proprement nous appelons des êtres et élevant ses regards vers le seul Être véritable, l'avait contemplé et se ressouvenait de ce qu'elle avait vu." (Phèdre).Socrate avait également placé par de là l'humanité le Droit naturel, dont les lois, écrites nulle part, sont néanmoins respec­tées par toute la terre, bien que les hommes ne se soient jamais assemblés pour les décréter d'un commun accord  [2].

Aristote ne semble pas avoir eu une foi aussi robuste dans le Droit naturel, dont il se moque agréablement quand il assure qu'il n'était inviolable que pour les Dieux ; cependant les immortels de l'Olympe en prenaient à leur aise avec ce droit naturel et leurs faits et gestes choquaient si grossièrement la morale courante des mortels, que Pythagore condamnait aux supplices de l'enfer les âmes d'Homère et d'Hésiode, pour s'être risqués à les narrer. Le droit pour Aristote n'était pas universel ; selon lui, il ne pouvait exister qu'entre personnes égales : le père de famille, par exemple, ne pouvait commettre d'injustice envers sa femme, ses enfants et ses esclaves, envers toute personne vivant sous sa dépendance ; il pouvait les frap­per, les vendre et les tuer sans pour cela sortir du droit. Aristote, ainsi qu'on le fait d'habitude, adaptait son Droit aux mœurs de son époque ; comme il ne concevait pas la transformation de la famille patriarcale, il se voyait contraint d'ériger ses coutumes en principes du droit. Mais au lieu d'accorder un caractère universel et immuable au droit, il ne lui concédait qu'une valeur relative, et limitait son action entre personnes placées sur le pied d'égalité.

Mais comment se fait-il que son maître, Platon, dont l'esprit est si subtil, qui avait sous les yeux les mêmes coutumes et qui n'en comprenait pas davantage l'abolition, puisque dans sa République idéale il introduit l'esclavage, n'ait pas eu les mêmes opinions sur la relativité du Juste ? On s'est autorisé d'un mot échappé à Aristote pour avancer que Platon, ainsi que les prêtres des mystères sacrés et que la plupart des sophistes, n'avait pas exposé dans ses écrits toute sa philosophie, qui n'était révélée qu'à un petit nombre de disciples éprouvés : il aurait été intimidé par la condamnation de Socrate et par les dangers qu'avait courus à Athènes Anaxagoras, qui y avait importé d'Ionie la philosophie de la nature et qui n'avait échappé à la mort que par la fuite.

Cette opinion est confirmée par une lecture attentive et comparée des Dialogues de Platon, qui, ainsi que le remarque Gœthe, se moque souvent de ses lecteurs En tout cas, le maître de Socrate et plusieurs des disciples de ce dernier n'avaient qu'une mince idée de l'immutabilité de la Justice. Archelaûs, qui mérita le surnom de naturaliste (phusikos) et qui fut le maître de Socrate, niait le Droit naturel et soutenait que les lois civiles étaient les uniques fondements des notions du Juste et de l'Injuste. Aristippe qui, comme Platon, fut le disciple de Socrate, affichait un profond mépris pour le droit naturel et social et professait que le sage devait se mettre au-dessus des lois civiles et se permettre tout ce qu'elles défendaient, quand il pouvait le faire en toute sécurité : les actions qu'elles interdisaient n'étant mauvaises que dans l'opinion vulgaire, inventée pour tenir en bride les sots  [3]. Platon, sans avoir l'audace d'émettre de semblables doctrines, montrait par son estime avouée pour la pédérastie le peu de cas qu'il faisait des lois du Droit naturel. Cet amour contre nature, interdit aux esclaves, était le privilège des citoyens libres et des hommes vertueux ; dans la République (liv. V), Socrate en fait une des récompenses du courage guerrier.


La querelle sur l'origine des idées fut rallumée aux XVII° et XVIII° siècles en Angleterre et en France, alors que la Bourgeoisie se remuait et se préparait pour s'emparer de la dictature sociale. - Il n'y à point de notions innées, déclaraient Diderot et les Encyclopédistes ; l'hom­me vient au monde comme une table rase sur laquelle les objets de la nature gravent leurs impressions avec le temps. L'école sensualiste de Condillac reprenait le fameux axiome : rien n'existe dans l'entendement qui, primitivement, n'ait été dans les sens. Buffon conseillait de rassembler des faits pour se procurer des idées, qui ne sont que des sensations comparées ou pour mieux dire des associations de sensations.

Descartes ressuscitant la méthode d'introspection et le connais-toi toi-même de Socrate et remettant en usage le casse-tête chinois de l'École Alexandrine, étant donné soi, trouver Dieu, s'isolait dans son Moi pour connaître l'univers et datait de son Moi le commencement de la philosophie, ainsi que le lui reproche Vico. Comme dans "son Moi purifié des croyances apprises, ou comme on dit des prolongés conçus depuis l'enfance par les sens, ainsi que de toutes les vérités enseignées par les sciences", Descartes trouvait les idées de subs­tance, de cause, etc., il les supposait inhérentes à l'intelligence et non acquisses par l'expé­rience : elles étaient selon l'expression de Kant des idées universelles et nécessaires, des concepts rationnels dont l'objet ne peut être fourni par l'expérience, mais qui existent incon­testablement dans notre esprit ; que nous le sachions ou que nous l'ignorions nous portons à chaque instant des jugements nécessaires et universels : dans la plus simple des propositions sont contenus les principes de substance, de cause et d'être.

Leibniz répliquait à ceux qui, avec Locke, affirmaient que les idées s'introduisaient par la voie des sens qu'en effet rien n'existait dans l'entendement qui primitivement n'avait été dans les sens, excepté l'entendement lui-même. L'homme d'après lui apportait en naissant des idées et des notions cachées dans son entendement que la rencontre des objets extérieurs faisait apparaître. L'intelligence est préformée avant que l'expérience individuelle ne commence. Il comparait les idées et les notions antérieures à l'expérience aux veines diversement colorées qui sillonnent un bloc de marbre et dont le sculpteur habile se sert pour orner les statues qu'il en tire.

Hobbes qui avant Locke avait dit dans son traité sur La nature humaine qu'il n'y avait point de "notions dans l'âme qui n'aient préexisté dans la sensation" et que les sensations sont les origines des idées, reprenant la thèse d'Archelaûs, soutenait dans son De Cive qu'il fallait s'adresser aux lois civiles pour savoir ce qui était juste et injuste. Elles nous indiquent ce qu'il faut "nommer larcin, meurtre, adultère ou injure à un citoyen : car ce n'est un larcin d'ôter simplement à quelqu'un ce qu'il possède, mais ce qui lui appartient ; or c'est à la loi à déterminer ce qui est à nous et ce qui est à autrui . Pareillement tout homicide n'est pas meur­tre, mais bien quand on tue celui que la loi civile défend de faire mourir. Ni ce n'est pas un adultère que de coucher avec une femme, mais seulement d'avoir affaire à une femme que la loi défend d'approcher"  [4]. Les patriciens de Rome et d'Athènes ne commettaient pas d'adultère en forniquant avec les femmes des artisans : in quas stuprum non vomittitur, disait la brutale formule juridique ; elles étaient consacrées à la débauche aristocratique. De nos jours le mari qui, en Angleterre, tuerait sa femme surprise en flagrant délit d'adultère, serait bel et bien pendu, comme un vulgaire assassin, tandis qu'en France, loin d'être puni, il devient un héros qui a vengé son honneur, niché entre les cuisses de madame son épouse. Le cours d'une rivière suffit pour transformer un crime en un acte vertueux, disait, avant Pascale, le sceptique Montagne (Essais, liv. II, chap. XIII).

Locke prétendait que les idées découlaient de deux sources : la sensation et la réflexion ; Condillac dépouilla en apparence la doctrine du philosophe anglais d'une de ses sources, de la réflexion, pour ne conserver que la sensation qui se transformait en attention, comparaison, jugement, raisonnement et enfin en désir et volonté : son ex-disciple Maine de Biran, jetant aux orties la sensation et remettant en honneur la méthode de Descartes, qui tirait tout de son Moi, ainsi que d'un puits, trouvait dans l'entendement le point de départ des idées  [5]. Les notions de cause et de substance, disait-il, sont dans notre esprit antérieures aux deux prin­cipes qui les contiennent ; nous pensons d'abord ces idées en nous-mêmes, dans  la con­nais­sance de cause et de substance que nous sommes ; une fois ces idées acquises, l'induction les transporte hors de nous et nous fait concevoir des causes et des substances partout où il y a des phénomènes et des qualités. Le principe de cause et de substance se réduit donc à n'être qu'un phénomène ou plutôt qu'une fiction de notre entendement, selon le mot de Hume. La méthode d'introspection de Descartes et de Socrate, dont les spiritualistes bourgeois abusent si libéralement, aboutit d'un côté au scepticisme et de l'autre à l'impuissance ; car "prétendre illuminer les profondeurs de l'activité psychologique au moyen de la conscience individuelle, c'est vouloir éclairer l'univers avec une allumette", dit Maudsley.

La victoire définitive de la Bourgeoisie en Angleterre et en France imprima une complète révolution à la pensée philosophique : les théories de Hobbes, de Locke et de Condillac, après avoir tenu le haut du pavé, furent détrônées ; on ne daigna plus les discuter et on ne les mentionnait que tronquées et falsifiées pour donner des exemples des aberrations dans lesquelles tombe l'esprit humain, quand il abandonne les voies de Dieu. La réaction alla si loin que sous Charles X même la philosophie des sophistes du spiritualisme fut tenue en suspicion ; on essaya d'en interdire l'enseignement dans les collèges  [6]. La Bourgeoisie triomphante restaura sur l'autel de sa Raison les vérités éternelles et le spiritualisme le plus vulgaire. La Justice, que les philosophes de Grèce, d'Angleterre et de France avaient réduite à des proportions raisonnables qui l'accommodaient aux conditions du milieu social où elle se manifestait devint un principe nécessaire, immuable et universel. "La Justice, s'écrie un des plus académiques sophistes de la philosophie bourgeoise, est invariable et toujours présente, bien qu'elle n'arrive que par degrés dans la pensée humaine et dans les faits sociaux. Les limites de son champ d'action reculent toujours, et ne se rétrécissent jamais, aucune puissance humaine ne peut lui faire quitter le terrain acquis."

Les Encyclopédistes s'étaient lancés avec un enthousiasme révolutionnaire à la recherche des origines des idées, qu'ils espéraient trouver en interrogeant l'intelligence des enfants et des sauvages  [7]; la nouvelle philosophie repoussa avec dédain ces recherches qui étaient de nature à conduire à de dangereux résultats. "Écartons d'abord la question d'origine, s'écrie Victor Cousin, le maître sophiste, dans sa logomachie sur le Vrai, le Beau et le Bien. La philosophie du dernier siècle se complaisait trop à ces sortes de questions. Comment demander la lumière à la région des ténèbres et l'explication de la réalité à une hypothèse ? Pourquoi remonter à un prétendu état primitif pour se rendre compte d'un état présent qu'on peut étudier en lui-même ? Pourquoi rechercher ce qu'a pu être en germe ce qu'on peut apercevoir et ce qu'il s'agit de connaître achevé et parfait ?… Nous nions absolument qu'il faille étudier la nature humaine dans le fameux sauvage de l'Aveyron ou dans ses pareils des îles de l'Océanie ou du continent américain... L'homme vrai, c'est l'homme parfait en son genre ; la vraie nature humaine, c'est la nature humaine arrivée à son développement, comme la vraie société c'est aussi la société perfectionnée... Détournons les yeux de l'enfant et du sauvage pour les porter sur l'homme actuel, l'homme réel et achevé" (XV° et XVI° leçons). Le Moi de Socrate et de Descartes devait fatalement conduire à l'adoration du Bourgeois, l'homme parfait en son genre, réel, achevé, le type de la nature humaine arrivée à son com­plet développement et à la consécration de la société bourgeoise, l'ordre social perfectionné, fondé sur les principes éternels et immuables du Bien et du Juste.

2

La formation de l’instinct et des idées abstraites

On peut appliquer à l'instinct des animaux ce que les philosophes spiritualistes disent des idées innées. Les bêtes naissent avec une prédisposition organique, avec une préformation intellectuelle, selon le mot de Leibniz, qui leur permet d'accomplir spontanément, sans passer par l'école d'aucune expérience, las actes les plus compliqués, nécessaires à leur conservation individuelle et à la propagation de l'espèce. Cette préformation n'est nulle part plus remar­quable que chez les insectes à métamorphoses (papillons, hannetons, etc.) ; au fur et à mesure de leurs transformations, ils adoptent des genres différents de vie, en rigoureuse corrélation avec chacune des nouvelles formes qu'ils revêtent. Sébastien Mercier avait bien raison quand il déclarait que "l'instinct était une idée innée"  [8]. Les spiritualistes n'ayant pas idée que l'ins­tinct pourrait être le résultat de la lente adaptation d'une espèce animale aux conditions de son milieu naturel, concluent bravement que l'instinct est un présent de Dieu. L'homme n'a jamais hésité à mettre hors de sa portée les causes des phénomènes qui lui échappaient.

Mais l'instinct n'est pas, comme la Justice des sophistes du spiritualisme, une faculté im­mu­able susceptible d'aucune déviation, d'aucune modification. Les animaux domestiques ont plus ou moins modifié les instincts, que Dieu, dans son inépuisable bonté, octroya à leurs ancêtres sauvages. Les poules et les canards de nos basses-cours ont presque entièrement perdu l'instinct du vol, devenu inutile dans le milieu artificiel où l'homme les a placés depuis des siècles ; l'instinct aquatique est oblitéré chez les canards de Ceylan, au point qu'il faut les pousser pour les faire entrer dans l'eau. Différentes races de poules (les Houdan, les La Flèche, les Campine, etc.) ont été dépouillées de l'instinct impérieux de la maternité ; bien qu'excellentes pondeuses, elles ne songent jamais à couver leurs œufs. Les veaux dans cer­taines parties de l'Allemagne ayant été dès leur naissance enlevés à leurs mères, depuis des générations, on remarque chez les vaches un notable affaiblissement de l'instinct maternel. Giard pense qu'une des principales causes de cet instinct chez les mammifères serait le besoin organique de se débarrasser du lait qui tuméfie et endolorit les mamelles  [9]. Un autre naturaliste démontre que l'instinct constructeur de nid des épinoches doit être attribué, non à Dieu, mais à une inflammation temporaire des reins pendant la saison des amours.

Il n'est pas nécessaire d'un temps très long pour renverser l'instinct le mieux enraciné. Romanes cite le cas d'une poule à qui on avait fait couver trois fois de suite des œufs de canard et qui poussait consciencieusement dans l'eau de véritables poussins qu'on lui avait permis d'élever. L'homme a bouleversé les instincts de la race canine : selon ses besoins il l'a dotée de nouveaux instincts et les a supprimés. Le chien à l'état sauvage n'aboie pas, les chiens des sauvages sont silencieux ; c'est le civilisé qui a donna au chien l'instinct aboyeur et qui ensuite l'a supprimé chez les chiens de certaines races. Le chien courant quand il rencontre le gibier fond dessus, en donnant de la voix ; tandis que la vue du gibier rend muet le chien d'arrêt et le cloue sur place. Si le chien d'arrêt est de bonne race, il n'a pas besoin d'éducation individuelle pour manifester cet instinct relativement de nouvelle acquisition ; les jeunes chiens chassant pour la première fois s'arrêtent muets et immobiles de tort et travers devant des pierres, des moutons, etc. Le penchant est implanté dans le cerveau, mais il est aveugle et nécessite une direction spéciale. Puisque pour modifier ou supprimer les instincts d'un animal et lui en développer de nouveaux, il ne s'agit que de le placer dans de nouvelles conditions d'existence, l'instinct des animaux sauvages n'est donc que la résultante de leur adaptation aux conditions du milieu naturel dans lequel ils vivent, il ne s'est pas créé tout d'une pièce, il s'est développé graduellement dans les espèces animales sous l'action et la réaction de phénomènes externes et internes que l'on peut ignorer, mais qui nécessairement ont existé.

L'homme peut étudier sur lui-même la formation de l'instinct. Il ne peut rien apprendre intellectuellement ou corporellement sans une certaine tension cérébrale, qui se détend à mesure que l'objet à l'étude devient plus coutumier. Quand par exemple on commence le piano, on doit surveiller attentivement le jeu des mains et des doigts pour frapper exactement la note voulue, mais avec l'habitude on arrive à la toucher machinalement, sans regarder le clavier et en pensant à autre chose : pareillement quand on étudie une langue étrangère on doit avoir constamment en éveil son attention pour le choix des mots, des articles, des prépositions, des terminaisons, des adjectifs, des verbes, etc., qui arrivent instinctivement dès qu'on s'est familiarisé avec la langue nouvelle. Le cerveau et le corps de l'homme et de l'animal ont la propriété de transformer en actes automatiques ce qui primitivement était voulu et conscient et le résultat d'une attention soutenue ; s'il ne possédait pas la propriété de s'automatiser, l'homme serait incapable d'éducation physique et intellectuelle ; s'il était obligé de surveiller ses mouvements pour parler, marcher, manger, etc., il resterait dans une éternelle enfance.. L'éducation apprend à l'homme à se passer de son intelligence ; elle tend à le transformer en machine de plus en plus compliquée : la conclusion est paradoxale.

Le cerveau d'un adulte est plus ou moins automatisé selon le degré de son éducation et de celle de sa race ; les notions abstraites élémentaires de cause, de substance, d'être, de nombre, de justice, etc., lui sont aussi familières et instinctives que le boire et le manger, et il a perdu tout souvenir de la manière dont il les a acquises, car l'homme civilisé, ainsi que le chien d'arrêt, hérite en naissant de l'habitude traditionnelle de les acquérir à la première occasion : mais cette tendance à les acquérir est la résultante d'une progressive expérience ancestrale prolongée pendant des milliers d'années. Il serait aussi ridicule de penser que les idées abstraites ont germé spontanément dans la tête humaine, que de croire que la bicyclette ou toute autre machine du type le plus perfectionné ont été construites du premier coup. Les idées abstraites, ainsi que l'instinct des animaux, se sont graduellement formés dans l'individu et dans l'espèce ; pour en chercher les origines il ne faut pas seulement analyser la manière de penser de l'adulte civilisé, ainsi que le fait Descartes, mais encore, ainsi que le voulaient les Encyclopédistes, questionner l'intelligence de l'enfant et remonter le cours des âges pour étudier celle du barbare et du sauvage, comme on est obligé de le faire, quand on veut trouver les origines de nos institutions politiques et sociales, de nos arts et de nos connaissances  [10].


Les sensualistes du siècle dernier, en faisant du cerveau une table rase, ce qui était une manière radicale de renouveler la "purification" de Descartes, négligeaient ce fait d'impor­tance capitale, que le cerveau du civilisé est un champ labouré depuis des siècles et ense­mencé de notions et d'idées par des milliers de générations et que, selon l'exacte expression de Leibniz, il est préformé avant que l'expérience individuelle ne commence. On doit admettre qu'il possède l'arrangement moléculaire destiné à donner naissance à un nombre considérable d'idées et de notions ; ce n'est qu'une telle admission qui permet d'ex­pliquer que des hommes extraordinaires comme Pascal aient pu trouver par eux-mêmes des séries d'idées abstraites, tels que les théorèmes du premier livre d'Euclide, qui n'ont pu être élaborées que par une longue suite de penseurs : en tout cas, le cerveau possède une telle aptitude à acquérir certaines notions et idées élémentaires qu'il ne s'aperçoit pas du fait de leurs acquisitions. Le cerveau ne se borne pas seulement à recevoir les impressions venues de l'extérieur par la voie des sens, il fait de lui-même un travail moléculaire, que les physiologistes anglais appellent cérébration inconsciente, qui l'aide à compléter ses acquisitions et même à en faire de nouvelles sans passer par l'expérience. Les écoliers mettent à profit cette précieuse faculté, quand ils apprennent imparfaitement leurs leçons avant de se coucher, laissant au sommeil le soin de les fixer dans la mémoire.

Le cerveau est d'ailleurs rempli de mystères ; il est une terra ignota, que les physiologistes commencent à peine à explorer. Il est certain qu'il possède les facultés qui souvent ne trouvent pas leur emploi dans le milieu où l'individu et sa race évoluent ; ces facultés à l'état dormant ne peuvent donc pas être la résultante de l'action directe du milieu extérieur sur le cerveau, mais celle de son action sur d'autres organes, qui à leur tour réagissent sur les centres nerveux. Il est possible qu'une modification ou une nouvelle adaptation de la patte, de l'œil ou de tout autre organe exerce une action sur le cerveau, augmentant sa masse et com­pli­quant son organisation. Les naturalistes attachent une importance capitale à la transfor­mation des pieds des singes arboricoles, qui de préhenseurs sont devenus propres à la marche érecte ; elle a été le point de départ du genus homo. On ne peut contester que le changement des pattes antérieures en mains et que l'usage de la main comme organe exclusif de préhen­sion et de maniement des armes et des outils, aient été parmi les causes les plus efficaces du développement intellectuel de l'espèce humaine. Le corps d'un animal est un tout, dont aucune pièce ne peut être modifiée, sans entraîner des modifications dans les autres parties de son organisme : Gœthe nommait le phénomène "balancement des organes".

Voici quelques exemples dont on ne peut fournir d'autre explication. L'agami, gallinacé de l'Amérique méridionale, capturé à l'état sauvage et introduit dans une basse-cour, en prend la direction, comme un chien berger, se faisant obéir des poules, des canards et même des din­dons plus grands et plus forts que lui : il les surveille, lorsqu'on distribue les grains, les em­pêche de se battre et de s'éloigner du poulailler, assiste à leur sortie le matin et à leur rentrée le soir. Comment trouve-t-il à exercer cet instinct dans la nature ? Et s'il ne l'exerce pas, comment cet instinct subsiste-l-il ? Comment existe-t-il, s'il ne trouve d'emploi que dans la domesticité ?

Les sauvages et les barbares sont capables de beaucoup plus d'opérations intellectuelles qu'ils n'en accomplissent dans leur vie quotidienne : durant des centaines d'années les Euro­péens ont transporté des côtes de l'Afrique dans les colonies des milliers de nègres sauvages et barbares séparés des civilisés par des siècles de culture ; cependant, au bout de très peu de temps, ils s'assimilaient les métiers de la civilisation. - Les Guaranis du Paraguay, lorsque les jésuites entreprirent leur éducation, erraient nus dans les forêts, n'ayant pour armes que l'arc et la massue de bois, ne connaissant que la culture du maïs ; leur intelligence était si rudimen­taire qu'ils ne pouvaient compter au-delà de 20, en se servant des doigts et des orteils ; cependant les jésuites firent de ces sauvages des ouvriers habiles, capables de travaux diffi­ciles, tels que orgues compliqués, sphères géographiques, peintures et sculptures décoratives, etc. Ces métiers et ces arts, avec les idées qui leur correspondent, n'existaient pas à l'état inné dans les mains et le cerveau des Guaranis ; ils y avaient été pour ainsi dire versés par les jésuites, comme on ajoute de nouveaux airs à un orgue de Barbarie. Le cerveau des Guaranis, s'il était incapable par sa propre initiative de les découvrir, était au moins merveil­leusement prédisposé, ou préformé, selon le mot de Leibniz, pour les acquérir.

Il est également certain que le sauvage est aussi étranger aux notions abstraites du civilisé qu'à ses arts et métiers, ce que prouve l'absence dans sa langue de termes pour les idées générales. Comment donc les notions et idées abstraites qui sont si familières au civilisé se sont-elles glissées dans le cerveau humain ? Pour résoudre ce problème qui a tant préoccupé la pensée philosophique, il faut, avec les Encyclopédistes, s'engager dans la voie ouverte par Vico, étudier les sauvages et les enfants et interroger le langage, le plus important, sinon le premier mode de manifestation des sentiments et des idées  [11]: il joue un rôle si considérable que le chrétien des premiers siècles, reproduisant l'idée des hommes-primitifs, dit : "le Verbe est Dieu" et que les Grecs désignent par le même vocable, logos, la parole et la pensée et que du verbe : phrazô (parler), ils dérivent phrazomai, se parler à soi-même, penser. En effet la tête la plus abstraite ne peut penser sans se servir de mots, sans se parler mentalement, si non verbalement comme les enfants et beaucoup d'adultes qui marmottent ce qu'ils pensent. Le langage tient une trop grande place dans le développement de l'intelligence pour que la formation étymologique des mots et leurs significations successives ne reflètent pas les conditions de vie et l'état mental des hommes qui les ont créés et employés.

Un fait frappe tout d'abord : souvent un même mot est usité pour désigner une idée abs­trai­te et un objet concret. Les mots qui dans les langues européennes signifient les biens matériels et la ligne droite veulent aussi dire le Bien moral et le Droit, le Juste :

Ta agatha (grec), les biens, les richesses ; to agathon, le Bien.

Bona (latin), les biens ; bonum, le Bien.

Goods (anglais), les biens ; the good, le Bien, etc...

Orthos (grec), rectum (latin), derecho (espagnol), right (anglais), etc... veulent dire ce qui est en ligne droite et le Droit, le Juste.

Voici encore d'autres exemples choisis dans la langue grecque : kalon, flèche, javelot et le Beau, la Vertu ; phren, cœur, entrailles et raison, volonté ; kakos, homme d'origine plé­béienne, et lâche, méchant, laid ; kakon, mal, vice, crime. Le mot kakos concourt à former une série de termes employés pour ce qui est sale et mal ; kakké, excrément ; kakkaó, aller à la selle ; kakia, vice, lâcheté ; kakotheos, impie ; kakópbonia, cacophonie, etc...

Le fait est digne de remarque, bien que peu remarqué ; il en va ainsi des phénomènes journaliers : parce qu'ils crèvent les yeux, on ne les voit pas. Cependant il vaut la peine de se demander comment la langue vulgaire et la langue philosophique et juridique ont pu réunir sous le même vocable le matériel et l'idéal, le concret et l'abstrait. Deux questions se posent tout d'abord : l'abstrait et l'idéal se seraient-ils abaissés jusqu'au concret, et jusqu'à la matière, ou la matière et le concret se seraient-ils transformés en idéal et en abstraction ? - Comment s'est accomplie cette transsubstantiation ?

L'histoire des significations successives des mots résout la première difficulté ; elle nous montre la signification concrète précédant toujours la signification abstraite.

Aissa (grec), usité d'abord pour lot, portion qui revient à quelqu'un dans un partage, finit par vouloir dire, arrêt du destin ;

Moira, d'abord part d'un convive dans un repas, lot d'un guerrier dans le partage du butin, puis part d'existence et enfin la déesse Destinée, à qui "les dieux et les mortels sont également soumis".

Nomos débute par être employé pour pâturage et finit par signifier loi.

Le lien qui rattache le sens abstrait au sens concret n'est pas toujours apparent ; ainsi il est difficile au premier coup d'œil d'apercevoir comment l'esprit humain a pu relier pâturage à l'idée abstraite de Loi, la ligne droite à l'idée du Juste, la part d'un convive dans un festin à l'immuable Destinée. Je montrerai les liens qui unissent ces différentes significations dans l'étude sur les Origines de l'idée du Juste et du Bien : il n'importe en ce moment que de signaler le fait.

L'esprit humain emploie d'ordinaire la même méthode de travail, malgré la différence des objets sur lesquels il opère : par exemple la route qu'il a suivie pour transformer les sons en voyelles et consonnes est la même que celle qu'il a gravie pour s'élever du concret à l'abstrait. L'origine des lettres parut si mystérieuse à l'évêque Mallinkrot que dans son De arte typographicâ, pour se mettre l'esprit en repos, il attribuait leur invention à Dieu qui déjà était l'auteur responsable de l'instinct et des idées abstraites. Mais les recherches des philologues ont arraché un à un les voiles qui enveloppaient le mystère alphabétique : ils ont démontré que les lettres n'étaient pas tombées toutes formées du ciel, mais que l'homme n'était arrivé que graduellement à représenter les sons par des consonnes et des voyelles. Je vais men­tionner les premières étapes parcourues, qui sont utiles à ma démonstration.

L'homme débute par l'écriture figurative, il représente un objet par son image, un chien par le dessin d'un chien ; il passe ensuite à l'écriture symbolique et il figure la partie pour le tout, la tête d'un animal pour l'animal tout entier ; puis il s'élève à l'écriture métaphorique, il portraiture un objet ayant quelque ressemblance réelle ou supposée avec l'idée à exprimer, la partie antérieure d'un lion pour signifier l'idée de priorité, une coudée pour la Justice et la Vérité, un vautour pour la Maternité, etc. Le premier essai de phonation se fit par rébus ; on représente un son par l'image d'un objet ayant le même son, les Égyptiens nommant deb la queue du cochon figurent le son deb par l'image de la queue en trompette du porc ; on retient ensuite un certain nombre d'images plus ou moins modifiées non plus pour la valeur phonétique de plusieurs syllabes, mais pour celle de la syllabe initiale, etc., etc.  [12].

L'écriture devait fatalement passer par l'étape métaphorique, puisque l'homme primitif pense et parle par métaphores. Le Peau-rouge d'Amérique, pour dire un guerrier courageux, dit : il est comme l'ours ; un volume au regard perçant, il est comme l'aigle ; pour affirmer qu'il oublie un outrage, il déclare qu'il l'enfouit dans la terre, etc. Ces métaphores sont parfois indéchiffrables pour nous ; ainsi il est difficile de comprendre comment les Égyptiens sont arrivés à représenter dans leurs hiéroglyphes la Justice et la Vérité par la coudée et la Mater­nité par le Vautour. Je vais débrouiller la métaphore du vautour ; j'expliquerai plus loin celle de la coudée.

La famille matriarcale a eu en Égypte une longévité extraordinaire, aussi constate-t-on dans ses mythes religieux de nombreuses traces de l'antagonisme des deux sexes, luttant l'un pour conserver sa haute position dans la famille, l'autre pour l'en déposséder. L'Égyptien, ainsi qu'Apollon dans les Euménides d'Eschyle, déclare que c'est l'homme qui remplit la fonction importante dans l'acte de la génération et que la femme, "comme la capsule d'un fruit, ne fait que recevoir et nourrir son germe" ; la femme égyptienne lui retourne le com­pli­ment et se vante de concevoir sans la coopération de l'homme. La statue de Neith, la déesse Mère, "la dame souveraine de la région supérieure", portait à Sais, nous dit Plutarque, cette arrogante inscription : "Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera : nul n'a soulevé ma robe, le fruit que j'ai enfanté est le Soleil." Son nom, entre autres signes, a pour emblème le vautour et la première lettre du mot Mère (mou[13]. Or les Hiéroglyphes de Horapollon nous apprennent que les Égyptiens croyaient que dans l'espèce des vautours il n'y avait pas de mâles et que les femelles étaient fécondées par le vent ; ils attribuaient à cet oiseau, considéré partout ailleurs comme féroce et vorace, une tendresse maternelle si extrê­me qu'il se déchirait la poitrine pour nourrir ses petits. Aussi après en avoir fait, à cause de son étrange propriété génératrice, l'oiseau de Neith, la déesse Mère, qui elle aussi procrée sans le concours du mâle, ils en firent le symbole de la Mère, puis de la Maternité.

Cet exemple caractéristique donne une idée des tours et des détours par lesquels passe l'esprit humain pour figurer ses idées abstraites par des images d'objets concrets.

Si dans l'écriture métaphorique et emblématique l'image d'un objet matériel devient le symbole d'une idée abstraite, on conçoit qu'un mot créé pour désigner un objet ou un de ses attributs finisse par servir pour désigner une idée abstraite.


Dans la tête de l’enfant et du sauvage, "l'enfant du genre humain" selon le mot de Vico, il n'existe que des images d'objets déterminés : quand le petit enfant dit poupée, il n'entend pas parler de n'importe quelle poupée, mais d'une certaine poupée, qu'il a tenue dans ses mains ou qu'on lui a déjà montrée, et si on lui en présente une autre, il arrive qu'il la repousse avec colère ; aussi chaque mot est pour lui un nom propre, le symbole de l'objet avec lequel il est venu en contact. Sa langue, ainsi que celle du sauvage, ne possède pas de termes génériques embrassant une classe d'objets de même nature, mais des séries de noms propres : aussi les langues sauvages n'ont pas de termes pour les idées générales tels que homme, corps, etc., et pour les idées abstraites de temps, de cause, etc. ; il y en a qui manquent du verbe être. Le Tasmanien avait une abondance de mots pour chaque arbre de différentes espèces, mais pas de terme pour dire arbre en général ; le Malais ne possède pas de mot pour couleur, bien qu'il ait des mots pour chaque couleur ; l'Abiponne n'a pas de mots polar homme, corps, temps, etc., et ne possède pas le verbe être, il ne dit pas : je suis un Abiponne, mais "moi, Abiponne"  [14].

Mais petit à petit l'enfant et l'homme primitif transportent le nom et l'idée des premières personnes et choses qu'ils ont connues à toutes les personnes et choses qui présentent avec elles des ressemblances réelles ou fictives ; ils élaborent de la sorte par voie d'analogie et de comparaison des idées générales abstraites embrassant des groupes d'objets plus ou moins étendus, et parfois le nom propre d'un objet devient le terme symbolique de l'idée abstraite représentant le groupe d'objets ayant des analogies avec l'objet pour qui le mot avait été forgé. Platon prétend que les idées générales, ainsi obtenues, qui classent des objets sans tenir compte de leurs différences individuelles, sont des "essences d'origine divine". Socrate, dans le X° livre de la République, dit que "l'idée de lit" est une essence de création divine, parce qu'elle est immuable, toujours identique à elle-même, tandis que les lits manufacturés par les menuisiers diffèrent tous entre eux.

L'esprit humain a souvent rapproché les objets les plus disparates, n'ayant entre eux qu'un vague point de ressemblance : ainsi, par un procédé d'anthropomorphisme, l'homme a pris ses propres membres pour terme de comparaison, comme le prouvent les métaphores qui per­sistent dans les langues civilisées, bien qu'elles datent des débuts de l'humanité, telles que entrailles de la terre, veine d'une mine, cœur d'un chêne, dent d'une scie, chair d'un fruit, gorge d'une montagne, bras de mer, etc. Lorsque l'idée abstraite de mesure fait éclosion dans sa tête, il prend pour unité de mesure son pied, sa main, son pouce, ses bras (orgyia, mesure grecque égale à deux bras étendus). Toute mesure est une métaphore ; quand on dit qu'un objet a trois pieds deux pouces, cela signifie qu'il est long comme trois pieds deux pouces. Mais avec le développement de la civilisation on fut forcé de recourir à d'autres unités de mesure : ainsi les Grecs avaient le stadion, la longueur parcourue par les coureurs à pied aux jeux olympiques et les Latins le jugerum, la surface que pouvait labourer pendant un jour un jugum (un joug de bœuf).

Un mot abstrait, ainsi que le remarque Max Müller, n'est souvent qu'un adjectif transformé en substantif, c'est-à-dire l'attribut d'un objet métamorphosé en personnage, en entité méta­physique, en être imaginaire, et c'est par voie métaphorique que se fait cette métempsycose : la métaphore est une des principales voies par lesquelles l'abstraction pénètre dans la tête humaine. Dans les métaphores précédentes on dit bouche d'une caverne, langue de terre parce que la bouche présente une ouverture et la langue une forme allongée ; on s'est servi du même procédé pour se procurer de nouveaux ternies de comparaison à mesure que le besoin s'en faisait sentir et c'est toujours la propriété la plus saillante de l'objet, celle qui par conséquent impressionne le plus vivement les sens, qui joue le rôle de terme de comparaison. Un grand nombre de langues sauvages manquent de mots pour les idées abstraites de dureté, rondeur, chaleur, etc., et elles en sont privées parce que le sauvage n'est pas encore parvenu à la création des êtres imaginaires ou entités métaphysiques, qui correspondent à ces termes ; ainsi pour dur, il dit "comme pierre" ; pour rond "comme lune", pour chaud, "comme soleil" ; parce que les qualités de dur, rond et chaud sont dans son cerveau inséparables de pierre, lune et soleil. Ce n'est qu'après un long travail cérébral que ces qualités sont détachées, abstraites de ces objets concrets pour être métamorphosées en êtres imaginaires, alors le qualificatif devient substantif et sert de signe à l'idée abstraite formée dans le cerveau.

On n'a pas trouvé de peuplades sauvages sans l'idée de nombre, l'idée abstraite par excel­lence, bien que la numération de certains sauvages soit extrêmement limitée. Il est probable que dans le bagage intellectuel qu'il a hérité des animaux, l'homme a trouvé des axiomes de la mathématique qu'ils mettent en pratique : par exemple, les pigeons ne commencent à cou­ver que lorsque la femelle a pondu deux œufs, comme s'ils savaient que un et un font deux ; les chiens, les oiseaux de proie, en fait tous les animaux, pour aller à l'objet qu'ils convoitent, suivent la ligne droite, comme s'ils savaient qu'elle est le plus court chemin d'un point à un autre.

Il se conçoit que l'idée abstraite de nombre, contrairement à ce que pense Vico, soit une des premières, sinon la première à se former dans le cerveau des animaux et de l'homme, car si tous les objets n'ont pas la qualité d'être durs, ronds ou chauds, etc., ils ont néanmoins une propriété qui leur est commune, celle d'être distincts les uns des autres par la forme et par la position relative qu'ils occupent dans l'espace et cette propriété est le point de départ de la numération : c'est pour cette raison que les pythagoriciens disaient que "les choses sont nombre  [15]." Il faut que la matière cérébrale ait l'idée de nombre, c'est-à-dire puisse distinguer les objets les uns des autres, pour entrer en fonction, pour penser : c'est ce qu'avait reconnu le pythagoricien Philolaûs, le premier qui, au dire de Diogène de Laërce, ait affirmé que le mouvement de la terre décrivait un cercle, quand il déclarait que "le nombre réside dans tout ce qui est et sans lui il est impossible de rien connaître et de rien penser".

Mais l'extension de la numération au-delà du nombre 2 fut un des plus pénibles travaux d'Hercule que se soit imposée la tête humaine, ainsi que le prouvent le caractère mystique attribué aux dix premiers nombres  [16]et les souvenirs mythologiques et légendaires attachés à certains chiffres : 10 - (sièges de Troie et de Veies, qui durent juste dix ans) ; 12 (les 12 dieux de l'Olympe, les 12 travaux d'Hercule, les 12 apôtres, etc.) ; 50 (les 50 fils de Priam, les 50 Danaïdes ; Endymion, d'après Pausanias, rendit Séléné mère de 50 filles ; Actéon chassait avec 50 couples de chiens quand Diane le métamorphosa ; le bateau que construisit Danaûs sur les indications de Minerve avait 50 rames, ainsi que celui d'Hercule lors de son expé­dition contre Troie, etc.) Ces nombres sont autant d'étapes, où l'esprit humain s'est arrêté afin de se reposer des efforts accomplis pour y parvenir et il les a marquées de légendes afin d'en préserver le souvenir.

Le sauvage quand il arrive au bout de sa numération, dit beaucoup, pour désigner les objets qui viennent en surplus et qu'il ne peut compter faute de nombres. Vico remarque que pour les Romains 60, puis 100, puis 1,000 sont des quantités innombrables. Les Hovas de Madagascar disent pour 1,000 le soir, pour 10,000 la nuit, et le mot tapitrisa, dont ils se servent pour désigner le million, se traduit littéralement par fini de compter : il en était de même pour nous, mais depuis la guerre de 1870-71, et les trusts américains, c'est le milliard qui marque le terme de notre numération.

La langue nous montre que l'homme a pris sa main, son pied et ses bras pour unités de longueur ; ce sont encore ses doigts et ses orteils qui lui servent pour compter. F. Nansen dit que les Esquimaux, avec qui il a vécu plus d'une année, n'ont pas de nom pour tout chiffre dépassant 5 : ils comptent sur les doigts de la main droite et ils s'arrêtent quand tous les doigts ont été nommés et touchés ; pour 6 ils prennent la main gauche et disent le premier doigt de l'autre main, pour 7 le deuxième, ainsi de suite jusqu'à 10, après ils comptent de la mêmes façon sur leurs orteils et s'arrêtent à 20, le terme de leur numération : mais les grands mathématiciens vont au-delà, et pour 21, ils disent le premier doigt de l'autre homme et ils recommencent en passant par les mains et les pieds. 20 est un homme, 100 cinq hommes. Les chiffres romains qui ont été en usage jusqu'à l'introduction des chiffres arabes préservent le souvenir de ce mode primitif de numération : I est un doigt, II sont deux doigts, V est une main dont les trois doigts médians sont repliés, tandis que le petit doigt et le pouce sont redressés ; X sont deux V ou deux mains opposées. Mais quand il fallut compter au-delà de 100 et de 1,000, on dut recourir à d'autres objets que les membres humains ; les Romains prirent des cailloux, calculi, d'où dérive le mot calcul des langues modernes : les expressions latines calculum ponere (poser le caillou) et subducere calculum (retirer le caillou) indiquent que c'était en ajoutant et en enlevant des cailloux qu'ils additionnaient et soustrayaient. J'ai vu au Familistère de Guise enseigner par un procédé analogue les deux premières opérations arithmétiques à des enfants de cinq et six ans. Les cailloux étaient tout indiqués pour cet usage ; ils servaient déjà pour le tirage au sort des lots dans le partage du butin et des terres.

Les sauvages ne peuvent calculer de tête ; il faut qu'ils aient devant les yeux les objets qu'ils comptent, aussi quand ils font des échanges ils placent par terre les objets qu'ils donnent en face de ceux qu'ils reçoivent : cette équation primitive, qui n'est en définitive qu'une métaphore tangible, peut seule satisfaire leur esprit. Les nombres sont dans leur tête, ainsi que dans celles des enfants, des idées concrètes : quand ils disent deux, trois, cinq, ils voient deux, trois, cinq doigts, cailloux ou tous autres objets ; dans beaucoup de langues sauvages les cinq premiers chiffres portent les noms des doigts : ce n'est que par un procédé de distillation intellectuelle que les nombres arrivent à se dépouiller dans la tête de l'adulte civilisé de toute forme rappelant un objet quelconque, pour ne conserver que la figure de signes conventionnels  [17]. Le métaphysicien le plus idéaliste ne peut penser sans mots ; ni  cal­cu­ler sans signes, c'est-à-dire sans objets concrets. Les philosophes grecs quand ils commen­cèrent leurs recherches sur les propriétés des nombres, leur donnaient des figures géomé­triques : ils les divisaient en trois groupes, le groupe des nombres de la ligne (mékos), le grou­pe des nombres de surface, carrés (epidedon) ; le groupe des nombres à triple accrois­sement, cubes (triké auxé). Les mathématiciens modernes ont encore conservé l'expression de nombre linéaire pour un nombre racine.

Le sauvage, pour long, dur, rond, chaud, dit comme pied, pierre, lune, soleil ; mais les pieds sont d'inégale longueur, les pierres plus ou moins dures, la lune n'est pas toujours ronde, le soleil est plus chaud en été qu'en hiver ; aussi, quand l'esprit humain sentit le besoin d'un degré supérieur d'exactitude, il reconnut l'insuffisance des termes de comparaison dont il s'était servi jusqu'alors ; il imagina alors des types de longueur, de dureté, de rondeur et de chaleur pour être employés comme termes de comparaison ; c'est ainsi que dans la mécanique abstraite, les mathématiciens imaginent un levier absolument rigide et sans épaisseur et un coin absolument incompressible afin de continuer leurs investigations théoriques, arrêtées par les imperfections des leviers et des coins de la réalité. Mais le coin et le levier des mathé­maticiens, ainsi que les types de longueur, de rondeur, de dureté, bien que dérivés d'objets réels, dont les attributs ont été soumis à distillation intellectuelle, ne correspondent plus à aucun objet réel, mais à des idées formées dans la tête humaine. Parce que les objets de la réalité diffèrent entre eux et du type imaginaire toujours un et identique à lui-même, Platon appelle les objets réels de vaines et mensongères images et le type idéal, une essence de création divine : dans ce cas, ainsi que dans une foule d'autres, Dieu créateur, c'est l'homme pensant.

Les artistes, par un procédé analogue, ont enfanté des chimères, dont le corps, bien que composé d'organes détachés, abstraits de différents animaux, ne correspond à rien de réel, mais à une fantaisie de l'imagination. La chimère est une idée abstraite, aussi abstraite que n'importe quelle idée du Beau, du Bien, du Juste, du Temps, de Cause : mais Platon lui-même n'a pas osé la classer dans le nombre de ses essences divines.

L'homme, probablement quand les tribus barbares commencèrent à se différencier en classes, s'est séparé du règne animal et s'est élevé au rang d'être surnaturel, dont les destins sont la préoccupation constante des dieux et des corps célestes ; plus tard, il isola le cerveau des autres organes pour en faire le siège de l'âme : la science naturelle ramène l'homme dans la série animale, dont il est le résumé et le couronnement ; la philosophie socialiste fera rentrer le cerveau dans la série des organes.

Le cerveau possède la propriété de penser, comme l'estomac celle de digérer : il ne peut pen­ser qu'à l'aide d'idées qu'il fabrique avec les matériaux que lui fournissent le milieu naturel et le milieu social ou artificiel dans lesquels l'homme évolue.


Notes

[1]   Les Grecs semblent avoir attaché plus d'importance au sens de la vue et les Latins au sens du goût, ainsi que le prouvent les exemples suivants :

  Eidos (grec), aspect, forme physique ; eidôlon, image, ombre, fantôme, idée ;

  Phantasia, aspect, forme extérieure, image, idée ;

  Gnôma, signe, pensée ;

  Gnômôn, équerre, cadran solaire, celui qui sait, savant ;

  Noeô, voir, penser ;

  Saphès, clair, manifeste, ce qui saute aux yeux ; Sophia, science, sagesse ;

  Sapor (latin), saveur, goût pour juger les aliments, raison ;

  Sapidus, sapide, ce qui a du goût, sage, vertueux ;

  Sapiens, qui a le palais délicat, sage ;

  Sapio, avoir de la saveur, avoir de la raison, connaître.

Cette différence sur les sources sensorielles des Idées caractérise ces deux peuples, qui jouèrent un si grand rôle historique, l'un dans l'évolution de la pensée et dans sa manifestation poétique et plastique, et l'autre dans l'élaboration du droit, dans la brutale manipulation des hommes et des nations et dans l'organisation unitaire du monde antique.

Le très jeune enfant et le sauvage portent à la bouche l'objet qu'ils veulent reconnaître ; les chimistes font de même ; dans les idéogrammes égyptiens, l'homme portant la main à la bouche est un symbole, qui signifie l'idée de pensée.

Les physiologistes croient que la pensée a débuté dans la série animale par l'élaboration des perceptions olfactives ; car chez les amphibiens et les reptiles le rudiment de l'écorce cérébrale n'est guère relié qu'avec l'appareil olfactif et ce n'est que postérieurement à l'établissement de ces rapports que les autres appareils des sens sont rattachés au manteau des hémisphères cérébraux.

Les fibres nerveuses de l'embryon ne se revêtent pas de myéline simultanément, mais successivement. L'ordre d'apparition de la myéline traduit l'ordre suivant lequel apparaissent les diverses fonctions nerveu­ses : de toutes les fibres qui aboutissent à l'écorce cérébrale, celles qui forment le réseau olfactif se recou­vrent les premières de myéline.

L'embryologie enseigne comment se construit la vie mentale, toujours les centres sensitifs sensoriels entrent en fonction avant les centres d'idéation ; ils y apportent les matériaux et y allument la flamme.

N.-B. On a imprimé en lettres latines les mots grecs afin de faciliter la lecture de l'étude aux camarades qui ne sont pas familiarisés avec l'alphabet grec.

[2]   Une des "lois non écrites" de Socrate était l'entente universelle pour interdire les relations sexuelles entre les père et mère et leurs enfants. Xénophon, qui avait voyagé en Perse et qui n'ignorait pas que les mages pratiquaient cet inceste pour honorer la divinité et procréer des grands-prêtres, prétendait qu'il était contraire à la loi naturelle et divine, parce que les enfants issus de tels accouplements sont chétifs ; il ramenait la loi du Droit naturel de son maître Socrate à n'être qu'une loi physiologique, acquise par l'expérience.

Socrate ne voulait pas se souvenir qu'Hésiode, reproduisant les légendes religieuses de son époque, donne pour femme à Ouranos sa propre mère Gaia. la plus antique déesse. "1a mère de toutes choses", dit Homère ; dans les religions de l'Inde, de la Scandinavie et de l'Egypte on rencontre des cas d'inceste divin : Brahma épouse sa fille Saravasty, Odin sa fille Frigga, et Amon, dans le Papyrus Anastasy, de Berlin, se vante d'être le mari de sa mère. Ces mythes, que l'on pourrait retrouver dans toutes les religions primitives, ont une valeur historique : les légendes et cérémonies religieuses préservent le souvenir d'époques depuis longtemps ensevelies dans l'oubli. Le récit biblique du sacrifice d'Abraham et la Communion chrétienne, ce repas symbolique dans lequel le dévot catholique mange son Dieu fait homme, sont les lointains échos des holocaustes humains et des festins cannibalesques des sémites préhistoriques. L'homme, pour créer ses légendes religieuses, emploie le même procédé que pour élaborer ses idées, il se sert, comme matériaux, des événements de sa vie quotidienne ; dans le cours des siècles, les phénomènes qui leur ont donné naissance se transforment et s'évanouissent, mais la forme légendaire ou cérémonielle, qui a été leur manifestation intellectuelle, persiste ; il ne s'agit que de l'interpréter sagacement pour évoquer les coutumes d'un passé que l'on croyait à jamais perdu.

La coutume incestueuse des prêtres persans et les légendes religieuses de peuples de races si différentes feraient donc supposer qu'à une époque reculée les rapports sexuels entre parents et enfants étaient chose habituelle ; à ce propre, Engels remarque que les tribus sauvages qui les premières parvinrent à les interdire, durent, par ce seul fait, acquérir un avantage sur leurs rivales, et durent, par conséquent ou les détruire ou leur imposer leurs mœurs. Il est donc plus que probable que la défense de ces mariages incestueux, la coutume la plus universelle que l'on connaisse, si universelle que Socrate la croyait une des lois de son Droit naturel, n'a pas toujours régné et qu'au contraire ces relations sexuelles se pratiquaient naturellement dans l'espèce humaine, émergeant de l'animalité. Mais l'expérience ayant démontré leurs mauvais effets les fit interdire, ainsi que le pensait Xénophon. Les éleveurs ont dû pareillement les interdire parmi les animaux domestiques, afin de les empêcher de dégénérer.

[3]   Les opinions anarchiques d'Aristippe et de l'école Cyrénaïque se sont reproduites à différentes reprises dans le cours de l'histoire : des sectes chrétiennes, pendant les premiers siècles et pendant le moyen-âge, et des sectes politiques, pendant la Révolution anglaise du XVIIe siècle et pendant la Révolution française du XVIIIe siècle, les ont fait revivre et de nos jours les sectes anarchistes les professent. Le déséquilibre social se traduit dans le cerveau par ce rejet cynique des notions de la morale courante et conventionnelle.

[4]   De Cive, traduction de Sorbière, Amsterdam, 1649 - Hobbes dans le Léviathan reprend la même thèse qu'il n'avait cru devoir confier qu'au latin dans De Cive : "Les désirs et les passions de l'homme, dis-il, ne sont pas des péchés en eux-mêmes, non plus que les actions qui proviennent de ces passions ne sont des fautes jusqu'à ce qu'une loi les interdise".

[5]   L'évolution intellectuelle de M. de Biran est des plus intéressantes, elle permet de constater chez le plus remarquable philosophe français du commencement du siècle le brusque et extraordinaire revirement de la pensée bourgeoise dès que de classe révolutionnaire, la Bourgeoisie devint classe régnante et conservatrice.

De Biran, dans un manuscrit de 1794, publié après sa mort survenue en 1824, déclare que Bacon et Locke ont fondé la science philosophique et que Condillac lui a "assigné des bornes" et a dissipé pour toujours "ces rêveries que l'on qualifiait de métaphysique".

L'Institut national où régnait le sensualisme de Condîllac couronna en nivôse an IX (1801) une étude de Biran sur l'Influence de l'habitude sur la faculté de penser, qu'il avait mise au concours. Biran y posait en axiome que "la  faculté de sentir est l'origine de toutes les facultés" et se proposait d'appliquer à l'étude de l'homme la méthode de Bacon et d' éclairer la métaphysique en transportant la physique dans son sein. De Gerando, qui lui aussi devait renier Condillac et sa philosophie, dans son mémoire sur l'Influence de l'habitude sur la faculté de penser, que couronna en 1800 l'Institut, affirmait que "la doctrine de Condillac était comme le dernier mot de la raison humaine sur les doctrines qui l'intéressent le plus".

L'Institut couronna en 1805 un nouveau mémoire de Biran sur la Décomposition de la pensée. La scène politique s'était transformée : la Bourgeoisie victorieuse s'occupait de réintroduire et d'enrôler à son service la religion catholique qu'elle avait ridiculisée, dépouillée et fouler aux pieds alors qu'elle était la servante à tout faire de l'aristocratie, sa rivale. Pendant que les hommes politiques réorganisaient le pouvoir, reprenant et renforçant les forces répressives de l'ancien régime, les philosophes se chargeaient de déblayer le terrain intellectuel de la philosophie "analytique" et démolisseurs des Encyclopédistes. L'Institut en couronnant ce mémoire de Biran et celui-ci en l'écrivant remplissaient en conscience la tâche imposée par les nouvelles conditions sociales. Le mémoire de Biran signale ce qu'il y a d'illusion dans la prétendue analyse de Condillac et dans cette sensation qui se métamorphose en jugement et en volonté, sans qu'on ait pris le soin de lui assigner un principe de transformation ; il rend la méthode de Bacon, intempestivement appliquée à l'étude de l'être intellectuel, responsable des aberrations de la philosophie du dix-huitième siècle et s'élève contre toute assimilation entre les phénomènes physiques perçus par les sens et les faits intérieurs. Les sophistes avaient succédé aux philosophes.

Cabanas lui-même, qui devait mourir en 1808, eut cependant le temps de faire sa volte-face. Dans son célèbre ouvrage sur les Rapports du Physique et du Moral de l'homme, paru en 1802, il avait écrit : "La médecine et la morale reposent sur une base commune, sur une connaissance physique de la nature humaine... La source de la morale est dans l'organisation humaine....Si Condillac avait connu l'économie animale, il aurait senti que l'âme est une faculté et non pas un être. Il faut considérer le cerveau comme un organe particulier destiné spécialement à produire la pensée, de même que l'estomac et les intestins sont destinés à opérer la digestion. Les impressions sont les aliments du cerveau... elles arrivent au cerveau et le font entrer en activité... elles lui arrivent isolées, sans cohérence, mais le cerveau entre en action, réagit sur elles et bientôt les renvoie métamorphosées en idées..." Cabanis, qui avait écrit ces horreurs matérialistes, proclamait dans sa Lettre à Fauriel sur les Causes premières, publiée seize ans après sa mort, l'existence de Dieu, "l'intelligence ordonnatrice du monde" et l'immortalité de l'âme par "la persistance du Moi" après la mort. Fauriel avait converti Cabanis, comme Fontanes avait métamorphosé le Chateaubriand, rousseaulâtre et athée des Essais sur les Révolutions de 1797, en le Chateaubriand réactionnaire et mystagogue du Génie du Christianisme de 1802. Il existait alors une petite clique de convertisseurs, influents dans la presse et les sphères gouvernementales, qui avaient entrepris de ramener dans les saines doctrines les littérateurs et les philosophes égarés.

Il ne faut pas perdre son temps à accuser de palinodies et de trahison les hommes qui avaient traversé la Révolution et qui en étaient revenus. Ces hommes remarquables auraient peut-être préféré conserver les opinions politiques et philosophiques, qui, à leurs débuts dans la vie, les avaient portés aux premiers rangs ; mais ils durent les sacrifier pour conserver leurs moyens d'existence et leurs positions acquises et pour conquérir les faveurs de la Bourgeoisie assagie ; ils les remplacèrent par la politique et la philosophie qui convenaient à ses intérêts maternels et satisfaisaient ses besoins intellectuels. Ils étaient d'ailleurs des bourgeois ; subissant les influences de l'ambiance sociale, ils évoluaient avec leur classe, et ils purent faire ce changement de peau sans douloureux déchirements. Il n'y a donc pas à faire de l'indignation morale, mais à rechercher et à analyser les causes sociales qui leur ont imposé des volte-face politiques et des transformations intellectuelles à vue. Il est dans l'histoire peu de moments où l'on puisse saisir mieux que pendant les premières années du XIXe siècle l'action directe des événements sociaux sur la pensée. Cette époque est d'autant plus caractéristique que c'est alors que se formulèrent presque toutes les théories économiques, politiques, philosophiques, religieuses, littéraires et artistiques qui devaient former le gros du bagage intellectuel de la nouvelle classe régnante.

[6]   "Dans ces dernières années, écrit en 1828 un professeur de philosophie, le pouvoir a presque ramené l'étude de la philosophie à l'âge de la scolastique... On a ordonné que les leçons se fissent en latin et sous la forme de l'antique
argumentation ; cet ordre est en pleine exécution dans la plupart de nos collèges... On philosophe en latin d'un bout de la France à l'autre avec le cérémonial et l'étiquette de l'ancien syllogisme. Et sur quoi philosophe-t-on ? Sur les thèses de l'école et sur les objecta qui leur correspondent, c'est-à-dire que l'on argumente sur la logique, la métaphysique et la morale." Essai sur l'histoire de la Philosophie en France au dix-neuvième siècle, par Ph. Damiron, professeur de philosophie au collège de Bourbon, Paris, 1828.

[7]   La Société des observateurs de l'homme, dont faisaient partie Cuvier, l'aliéniste Pinel, le philosophe Gerando. Le jurisconsulte Portalis, etc., votait en prairial an VIII (1800) un prix de 600 francs pour l'éiude suivante : "Déterminer par l'observation journalière de un ou plusieurs enfants au berceau l'ordre dans lequel les facultés physiques, intellectuelles et morales se développent et jusqu'à quel point ce développement est secondé ou contrarié par l'influence des objets et des personnes qui environnent l'enfant."

Dans la même séance, dont rend compte la Décade philosophique du 30 prairial, de Gerando lut des considérations sur les méthodes à suivre dans l'observation des peuples sauvages. Un autre membre communiqua une étude sur l'enfance de Massieu, sourd et muet de naissance.

La Société s'était beaucoup intéressée à l'observation du jeune sauvage de l'Aveyron, amené à Paris vers la fin de l'an
VIII : trois chasseurs l'avaient trouvé dans les bois, où il vivait nu, se nourrissant de glands et de racines : il paraissait avoir une dizaine d'années.

[8]   Le 7 nivôse an VIII (1800), S. Mercier faisait dans le Paris qui sortait de la Révolution une première confé­rence sur les Idées innées pour "détrôner Condillac, Locke et leur métaphysique". On attribue à Royer-Collard le premier réveil de la philosophie spiritualiste, complètement démodée depuis un demi-siècle. Cet honneur, si honneur il y a, revient à cet esprit déséquilibré qui opposait Kant aux Encyclopédistes et se proposait bruyamment de réfuter Newton, "cet anatomiste de la lumière, qui ne peut rien imaginer de plus ridicule que de faire tourner la terre, comme une dinde, devant le foyer solaire". Le spiritualisme bourgeois ne pouvait avoir en France un plus digne parrain.

Les conférences de Mercier faisaient sensation ; un public nombreux y assistait. La Décade philoso­phique du 10 floréal rend compte de la conférence sur les Idées innées : "Je les admets, s'écria-t-il en débu­tant, et j'obéis en cela à ma raison intime... L'homme pense indépendamment des objets et des sens... Les Idées innées expliquent tout. Le tableau des idées d'un homme serait le tableau des vérités célestes... L'instinct est une idée innée... ''

Mercier avait un précédent, le célèbre décret de Robespierre qui rétablit Dieu comme un simple commis­saire de police dégommé.

ARTICLE PREMIER - Le peuple français reconnaît l'existence de l'Etre supplie et de l'immortalité de l'âme.

ART. 2. - Il sera institué des fêtes pour rappeler l'homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être.

Un hymne récité à la fête de la restauration de l'Être suprême, après le discours de Robespierre, prédisait la fin de l'athéisme :

Où sont-ils ceux qui t'osaient menacer ?

Qui, sous le manteau du civisme,

Vils professeurs de l'athéisme,

Du Cœur de l'homme espéraient t'effacer !

...

Pensaient-ils donc...

Qu'en revenant à la nature

De la nature on oublierait l'auteur ?

[9]   Le supplément du Figaro du 18 janvier 1880 reproduit d'après les lettres d'un missionnaire les naïves lamentations d'une Indienne de l'Equateur sur le cadavre de son nouveau-né, qui caractérisent bien le rôle du lait dans l'amour maternel primitif : "O mon maître, ô fils de mes entrailles, mon petit père, mon amour, pourquoi m'as-tu quitté ? Pour toi, chaque jour, s'emplissait d'un lait tiède et sucré ce sein avec lequel tu aimais jouer ! Ingrat, ai-je donc oublié une seule fois à ton réveil de me pencher sur toi, pour t'allaiter ? Ah ! malheur a moi, je n'ai plus personne pour délivrer mon sein du lait qui l'opprime !"

[10]   Les anciens ne craignaient pas de remonter jusqu'aux animaux pour découvrir les origines de certaines de nos connaissances ; ainsi, tout en attribuant aux dieux l'origine de la médecine, ils admettaient que plusieurs remèdes et opérations de petite chirurgie étaient dues aux animaux. Pline l'Ancien rapporte dans son Histoire Naturelle que les chèvres sauvages de Crète enseignèrent l'usage de certaines herbes vulnéraires, que le chien apprit celui du chiendent et que les Egyptiens prétendaient que la découverte de la purgation était due au chien, celle de la saignée à l'hippopotame et celle du lavement à l'ibis.

[11]   Vico, dans la préface de son opuscule sur l'Antique Sagesse de l'Italie, dit : "J'ai résolu de retrouver dans les origines de la langue latine, l'antique sagesse de I'Italie... Nous chercherons dans l'origine même des mots quelle a été sa philosophie."

"Tout a passé par les mots, dit - Madame de Stael, et tout s'y retrouve quand on sait les examiner."

[12]   F. Lenormand, Essai sur la Propagation de l'Alphabet phénicien parmi les Peuples de l'Ancien Monde.

[13]   Champollion le Jeune, Panthéon Egyptien, 1825.

[14]   L'idée de temps fut très longue à pénétrer dans la cervelle humaine. Vico remarque que les paysans florentins de son époque disaient tant de moissons pour tant d'années. "Les Latins pour tant d'années disaient tant d'épis (aristas), ce qui est encore plus particulier que moisson. L'expression n'indiquait que l'indigence du langage (et de la pensée, aurait-il pu ajouter), les grammairiens ont cru y voir l'effort de l'art." Avant d'avoir eu la notion de l'année, c'est-à-dire de la révolution solaire, l'homme a eu l'idée des saisons, et celle des révolutions de la lune. Pline l'Ancien dit que "l'on a compté l'été pour une année, l'hiver pour une autre ; les Arcadiens, chez qui l'année était de trois mois, la mesuraient par le nombre de saisons, et les Egyptiens par les lunes ; voilà pourquoi plusieurs d'entre eux sont cités comme ayant vécu mille ans".

[15]   Platon qui, dans le Timée, fait dialoguer un astronome et qui pour la circonstance oublie ses essences d'ori­gine divine, donne du nombre et du temps une origine matérialiste : "L'observation du jour et de la nuit, les révolutions des mois et des années, dit-il, nous ont fourni le nombre, révélé le temps, inspiré le désir de connaître la nature et le monde."

[16]   La décade avait un caractère sacré pour les pythagoriciens et les Kabbalistes. Les Scandinaves regardaient le nombre 3 et son multiple 9, comme particulièrement chers aux Dieux ; chaque neuf mois, ils faisaient des sacrifices sanglants, qui duraient neuf jours, pendant lesquels on immolant neuf victimes, humaines ou animales. Les neuvaines catholiques, qui sont des prières durant neuf jours, conservent le souvenir de ce culte, comme leur Sainte Trinité préserve le caractère mystique que tous les peuples sauvages attachent au nombre trois ; il se retrouve dans toutes les religions primitives : trois Parques chez les Grecs et les Scan­dinaves, trois déesses de la vie chez les Iroquois, etc. Le nombre 5 jouissait chez les Chinois d'un privilège exceptionnel : 5 éléments, 5 facultés, 5 choses périodiques, 5 notes dans la gamme archaïque, 5 points cardinaux (les nôtres, plus le point où se tient l'observateur) etc. Notre singulière division du temps en semaines de 7 jours qui ne cadrent ni avec les mois, ni avec l'année, est un legs des Chaldéens pour qui le nombre 7 avait des propriétés magiques.

[17]   Les Grecs se servaient pour chiffres des lettres de l'alphabet, en conservant les anciennes lettres cadméennes, ce qui en portait le nombre à 27. Les 9 premières lettres étaient les unités, les 9 suivantes les dizaines et les 9 dernières les centaines.

Il devait être extrêmement pénible et difficile de calculer avec les chiffres des Grecs et des Romains, qui ne possédaient pas le zéro. Les métaphysiciens abstracteurs d'abstraction du nirvana étaient seuls capables d'inventer ce chiffre merveilleux, symbole du néant, qui n'a pas de valeur et qui donne de la valeur, et qui, selon l'expression de Pascal, "est un véritable indivisible de nombre, comme l'indivisible est un véritable zéro". Le zéro joue un rôle si considérable dans la numération moderne que son nom arabe sifr, que les Portugais ont transformé en cifra. les Anglais en cipher, les Français en chiffre, après avoir été d'abord employé pour le zéro seul, sert à désigner tous les signes des nombres.


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