Lénine


Le développement du capitalisme en Russie


Chapitre I : LES ERREURS THEORIQUES DES ÉCONOMISTES POPULISTES


VII. La théorie du revenu national

Maintenant que nous avons exposé les thèses fondamentales de la théorie de la réalisation de Marx, il nous reste à montrer à quel point elle est importante pour la théorie de la « consommation », de la « répartition » et du « revenu » de la nation. Tous ces problèmes, le dernier surtout, ont été jusqu’ici une véritable pierre d’achoppement pour les économistes. Plus on en parlait, plus on en écrivait, et plus augmentait la confusion qui découle de l'erreur fondamentale de A. Smith. Voici quelques exemples de cette confusion.

II est intéressant de noter, par exemple, que pour l’essentiel Proudhon a fait la même erreur, et qu'il s'est contenté de formuler l'ancienne théorie de façon un peu différente. Il dit en effet :

«A (c'est-à-dire tous les propriétaires, entrepreneurs et capitalistes) commence une entreprise avec 10000 francs, paie cette somme d'avance aux ouvriers qui, en échange, doivent fabriquer des produits; après avoir converti ainsi son argent en marchandises, A doit une fois la production finie, au bout d'un an par exemple, convertir de nouveau les marchandises en argent. A qui vendra-t-il sa marchandise ? Aux ouvriers naturellement, puisqu'il n'y a que deux classes dans la société : les entrepreneurs d'un côté et les ouvriers de l'autre. Ces ouvriers, qui ont reçu 10 000 francs pour le produit de leur travail à titre de salaire, subvenant à leurs stricts besoins vitaux, doivent toutefois payer maintenant plus de 10 000 francs pour le surplus perçu par A, à titre d'intérêt et autres profits qu'il escomptait au début de l’année : ces 10 000 francs, l'ouvrier ne peut les couvrir qu'en empruntant, ce qui le plonge dans des dettes sans cesse croissantes et dans la misère. De deux choses l’une : ou bien l'ouvrier peut consommer 9 quand il a produit 10, ou bien il ne rembourse à l'entrepreneur que son salaire, mais alors c'est l'entrepreneur qui fait faillite et tombe dans la misère, car il ne touche pas les intérêts du capital qu'il est tenu lui-même de payer. (Diehl. Proudhon, II, 200, d’après le recueil l'Industrie. Articles du Handwörterbuch der Staatsouissenschaften. [1] M. 1896, p. 101.)

Le lecteur voit donc que Proudhon se heurte à la même difficulté que MM. V. V. et N.-on; lui non plus ne voit pas comment on peut réaliser la plus-value. Simplement, il a utilisé une formule un peu particulière pour exprimer cette difficulté. Sa formule particulière ne fait d'ailleurs que le rapprocher davantage de nos populistes : tout comme Proudhon, ces derniers considèrent que c'est précisément dans la réalisation de la plus-value (des intérêts ou du profit, selon la terminologie de Proudhon) que réside la « difficulté », sans voir qu'étant donné la confusion qu'ils ont héritée des anciens économistes, ils sont dans l’impossibilité d'expliquer non seulement la réalisation de la plus-value, mais également celle du capital constant, c'est-à-dire que leur « difficulté » aboutit à une incompréhension de l'ensemble du processus de la réalisation du produit dans la société capitaliste.

A propos de cette « théorie » de Proudhon, Marx fait cette remarque sarcastique :
« Proudhon traduit son incapacité à comprendre ces problèmes », à savoir : la réalisation du produit dans la société capitaliste « et l’exprime dans cette formule absurde : L’ouvrier ne peut pas racheter son propre produit, [2] parce que celui-ci contient l'intérêt qu'il faut ajouter au « prix de revient ». (Das Kapital, III, 2, 379. La traduction russe, p. 698, comporte des erreurs) [3].

Et Marx reproduit une remarque dirigée contre Proudhon par un certain Forcade, économiste vulgaire, qui « généralise, à juste titre, la difficulté que Proudhon n'avait envisagée que d'un point de vue étroit ». Forcade disait notamment que le prix des marchandises comprend non seulement un excédent sur le salaire, le profit, mais également une part qui compense le capital constant. Par conséquent, concluait-il contre Proudhon, le capitaliste ne peut pas non plus acheter de nouvelles marchandises, avec son profit (Forcade, loin de résoudre le problème, ne l’a même pas compris).

Rodbertus, lui non plus, n'a rien apporté sur ce problème. Bien qu'il ait affirmé avec beaucoup d'insistance que « le revenu est formé de la rente foncière, du profit du capital et du salaire» [4], il n’est absolument pas parvenu à comprendre le concept de « revenu ». Dans son exposé des tâches que devrait résoudre l'économie politique si elle suivait « une méthode juste » (l.c., p. 26); il écrit à propos de la répartition du produit national : « Une véritable science de l'économie nationale (souligné par Rodbertus) devrait montrer que dans l’ensemble du produit national il « a toujours une partie qui est destinée à compenser le capital employé à la production ou usé, et une autre, destinée à satisfaire les besoins immédiats de la société et de ses membres et constituée par le revenu national» (ibid., page 27). Mais bien que le rôle d'une véritable science soit de montrer cela, la « science » de Rodbertus, elle, n'a rien montré du tout. Le lecteur peut voir en effet que Rodbertus s'est contenté de répéter mot pour mot les thèses d'Adam Smith sans même s'apercevoir apparemment que c'est précisément là que le problème commençait. Quels sont donc les ouvriers qui « compensent » le capital national ? Comment se réalise leur produit ? Sur tous ces problèmes, il ne dit absolument rien. Dans les thèses spéciales qui résument sa théorie (diese neue Theorie, die ich der bisherigen gegenüberstelle [5], p. 32), il commence par dire à propos de la répartition du produit national que « la rente » (on sait que par ce terme Rodbertus entendait ce que l'on a l'habitude d’appeler la plus-value) « et le salaire sont, par conséquent, les parties constituantes du produit pour autant qu’il forme le revenu » (p. 33). Cette réserve très importante devait l'amener au problème essentiel : il vient de dire, en effet, que par revenu on entend les objets qui servent à satisfaire « les besoins immédiats ». Il y a donc des produits qui ne servent pas à la consommation individuelle. Comment sont-ils réalisés ? Mais Rodbertus ne remarque pas le point obscur qui se trouve ici; il s’empresse d'oublier ses réserves et d'affirmer sans équivoque que « le produit est divisé en trois parties » (salaire, profit et rente) (pp. 49-50, etc.). On voit donc, qu'en fait, il reprend à son compte la théorie d'Adam Smith avec son erreur fondamentale et que, pour ce qui concerne la question du revenu, il n'explique absolument rien. Il promettait de nous donner une nouvelle théorie de la répartition du revenu national [6] complète et meilleure : en fait, sa promesse n'était qu’une phrase creuse. La vérité, c'est que sur ce sujet, Rodbertus n'a pas fait progresser la théorie d’un pas. Pour voir à quel point ses idées sur le « revenu » sont confuses, il suffit de lire les raisonnements interminables qu'il développe dans la quatrième lettre sociale à von Kirchmann (Das Kapital, Berlin [7] 1884) où il se demande s'il faut compter l'argent dans le revenu national, si le salaire est pris sur le capital ou sur le revenu, etc. Pour reprendre le mot d'Engels, tous ces raisonnements « sont du domaine de la scolastique » (Vorwort [8] au livre II du Capital, p. XXI). [9], [10]

Dans les idées des économistes sur le revenu national, la confusion la plus totale continue à régner. C'est ainsi par exemple que dans un article sur les « Crises » paru dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften (recueil cité, p. 81), où il parle de la réalisation du produit dans la société capitaliste (au § 5 - « répartition » ), Herkner trouve que le raisonnement de K. G. Rau est « juste ». Pourtant ce dernier ne fait que reprendre l'erreur de Smith consistant à partager tout le produit de la société en revenus. Quant à R. Meyer, il cite dans un article consacré au « revenu » (ibid., p. 283 et suivantes) les définitions confuses de A. Wagner (qui lui aussi reprend l’erreur de A. Smith) et il avoue franchement qu' « il est difficile de distinguer le revenu du capital », et que « le plus difficile est la distinction à faire entre le rapport (Ertrag) et le revenu (Einkommen) ».

Nous voyons par conséquent que les économistes qui ont fait et font encore de longs discours sur l'attention insuffisante accordée par les classiques (et par Marx) à la « répartition » et à la « consommation » » n'ont absolument pas pu expliquer les problèmes essentiels de la « répartition » et de la « consommation ». Cela est normal, car on ne peut parler de la « consommation » si on n'a pas compris le processus de reproduction de l'ensemble du capital social et de récupération des diverses parties constitutives du produit social. Cet exemple prouve une fois de plus à quel point il est absurde de considérer à part la « répartition » et la « consommation », comme s'il s’agissait de branches indépendantes de la science, correspondant à des processus et à des phénomènes autonomes de la vie économique. L'objet de l’économie politique, ce n'est nullement la « production » mais les rapports sociaux existant entre les hommes dans le domaine de la production ; la structure sociale de la production. Si on explique et si on analyse à fond ces rapports sociaux, on détermine du même coup la place que chacune des classes occupe dans la production et, par conséquent, la part de la consommation nationale qui lui revient. Et la solution du problème devant laquelle s'est arrêtée l'économie politique classique, et que n’ont pas fait avancer d'une ligne tous les spécialistes de la « répartition » et de la « consommation » - cette solution a été donnée par la théorie qui précisément touche de près aux classiques et qui mène jusqu'au bout l'analyse de la production du capital, individuel et social.

Le problème du « revenu national » et de la « consommation nationale » est absolument insoluble si on le considère à part et ne faisant qu’engendrer une infinité de raisonnements, définitions et classifications scolastiques. Mais ce problème est entièrement résolu quand le processus de production du capital social total a été analysé. Bien plus, il cesse de constituer un problème particulier à partir du moment où on a montré quel est le rapport entre la « consommation nationale et le produit national et où on a expliqué la réalisation de chacun des éléments de ce produit. Il ne reste qu'à donner un nom à ces différents éléments.

« Si l'on ne veut pas s'embarrasser de difficultés inutiles, il faut distinguer le rapport brut (Rohertrag) et rapport net du revenu brut et du revenu net.

Le rapport brut ou produit brut c'est tout le produit reproduit....

Le revenu brut est la portion de valeur et la partie du produit brut dont cette portion de valeur est la mesure (Bruttoprodukts oder Rohprodukts) qui subsistent après déduction de la totalité de la production de la portion de valeur et de la partie du produit dont elle est a mesure qui remplace le capital constant avancé et consommé dans la production. Le revenu brut est donc égal au salaire (ou à la partie du produit destinée à redevenir la recette de l'ouvrier) + le profit + la rente. Le revenu net, par contre, c'est a plus-value, donc le surproduit qui demeure après déduction du salaire; il représente effectivement la plus-value réalisée par le capital et qu'il faut partager avec les propriétaires fonciers; il représente le surproduit dont cette plus-value est la mesure.

... A considérer le revenu de la société tout entière, le revenu national se compose de salaire, plus profit, plus rente, c'est-à-dire du revenu brut. Néanmoins ceci est encore une abstraction, étant donné que toute la société capitaliste se place à un point de vue capitaliste; elle considère par conséquent que seul le revenu se résolvant en profit et en rente est du revenu net » (III, 2, 373-376. Trad. russe, pp. 695-696). [11]

On voit donc qu'en expliquant le processus de la réalisation, Marx a, du même coup, expliqué le problème du revenu, qu'il a résolu la principale difficulté qui empêchait d’y voir clair, à savoir : comment « le revenu de l'un devient-il capital pour l'autre » ? comment le produit qui consiste en objets de consommation individuelle et qui se décompose entièrement en salaire, profit et rente, peut-il renfermer en plus la partie constante du capital, qui ne peut jamais être un revenu ? L'analyse de la réalisation dans la 3e partie du livre II du Capital a entièrement résolu ces questions, et dans la partie finale du livre III du Capital qui est consacrée au problème des « revenus », Marx n'avait plus qu'à donner leurs noms aux divers éléments du produit social et qu'à se référer à cette analyse du livre II [12], [13].


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Dictionnaire de sciences politiques. (N.R.)

[2] En français dans le texte. (N.R.)

[3] K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960, p. 220. [N.E.]

[4] Dr. Rodbertus-Jagetzow. Zur Beleuchtung der sozialen Frage. Berlin 1875, S.72 u.ff. (N.R.)

[5] Cette nouvelle théorie que j'oppose à celles qui ont existé jusqu'ici. (N.R.)

[6] Ibid., p. 32 : « ... bin ich genötigt, der vorstehenden Skizze einer besseren Methode Auch noch eine vollständige, solcher besseren Methode entsprechendi Therorie, wenigstens der Verteilung des Nationalprodukts, hinzuzufügen » (« ... je suis obligé d'ajouter au présent essai une meilleure méthode aussi une théorie complète et répondant à cette meilleure méthode au moins sur la répartition du produit national »). (N.R.)

[7] Le Capital, Berlin. (N. R.)

[8] Préface. (N. R.)

[9] Aussi K. Diehl a-t-il entièrement tort, lorsqu'il dit que Rodbertus a formulé « une nouvelle théorie de la répartition du revenu » (Handwörterbuch der Staatswissenschaften. Art. « Rodbertus », t. V, p. 448.)(voir note suivante).

[10] K. Marx, le Capital, livre II, tome I, préface d'Engels, Editions Sociales, Paris, 1960, p. 23. [N.E.]

[11] K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960, pp. 217-218. [N.E.]

[12] Cf. Das Kapital, III, 2, VII. Abschnitt : « Die Revenuen », chap. 49. « Zur Analyse des Produktionsprozesses » trad. russe, pp. 688-706). Ici Marx indique également les circonstances qui avaient empêché jusqu'alors les économistes de comprendre ce processus ( pp. 379-382. Trad. russe, pp. 698-700).(voir note suivante).

[13] K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960, pp. 220-223. [N.E.]


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