1902

Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité...
L'ouvrage de base du marxisme sur la question du Parti.


Que faire ?

Lénine

II: LA SPONTANEITE DES MASSES ET LA CONSCIENCE DE LA SOCIAL-DEMOCRATIE

c) LE "GROUPE DE L'AUTOLIBERATION" ET LE RABOTCHEÏE DIELO

Si nous avons analysé avec force détails l'éditorial peu connu et presque oublié aujourd'hui du premier numéro de la Rabotchaïa Mysl, c'est qu'il a le premier de tous et avec le plus de relief exprimé le courant général, qui plus tard allait apparaître au grand jour sous la forme d'une infinité de petits ruisselets. V. I.-ne avait parfaitement raison lorsque, louant ce premier numéro cet éditorial de la Rabotchaïa Mysl, il en constatait "la fougue et le brio" (Listok Rabotnika n° 9-10, p. 49). Tout homme fort de son opinion et croyant apporter du nouveau, écrit avec "fougue" et il écrit de telle sorte qu'il exprime sa manière de voir avec relief. Seuls les gens habitués à rester assis entre deux chaises, manquent de "fougue"; seuls ces gens-là, après avoir loué hier la fougue de la Rabotchaïa Mysl, sont aujourd'hui capables de reprocher à ses adversaires "leur fougue polémique".

Sans nous arrêter au "Supplément spécial à la Rabotchaïa Mysl" (nous aurons dans la suite, à divers propos, à nous reporter à cette oeuvre qui expose avec le plus de logique les idées des économistes), nous nous bornerons à signaler sommairement l'"Appel du Groupe de l'autolibération des ouvriers" (mars 1899, reproduit dans le Nakanouné de Londres, n° 7, juillet 1899). Les auteurs de cet appel disent très justement que "la Russie ouvrière, qui ne fait encore que de s'éveiller et de regarder autour d'elle, s'accroche d'instinct aux premiers moyens de lutte qui s'offrent à elle", mais ils en tirent la même conclusion erronée que la Rabotchaïa Mysl, oubliant que l'instinctif est précisément l'inconscient (le spontané), auquel les socialistes doivent venir en aide; que les "premiers" moyens de lutte "qui s'offrent" seront toujours, dans la société contemporaine, les moyens de lutte trade-unioniste et la "première" idéologie, l'idéologie bourgeoise (trade-unioniste). Ces auteurs ne "nient" pas non plus la politique, ils disent seulement (seulement !) après Monsieur V. V., que la politique est une superstructure et que, par conséquent, "l'agitation politique doit être la superstructure de l'agitation en faveur de la lutte économique, qu'elle doit surgir sur le terrain de cette lutte et marcher derrière elle".

Quant au Rabotchéïé Diélo, il a commencé son activité directement par la "défense" des économistes. Après avoir énoncé une contre-vérité manifeste en déclarant, dès son premier numéro (n° 1, pp. 141-142), "ignorer de quels jeunes camarades parlait Axelrod", qui, dans sa brochure que l'on connaît [1], donnait un avertissement aux économistes, le Rabotchéïé Diélo a dû, au cours de sa polémique avec Axelrod et Plekhanov au sujet de cette contre-vérité, reconnaître qu'"en feignant de ne pas savoir de qui il s'agissait, il voulait défendre tous les plus jeunes social-démocrates de l'étranger contre cette accusation injuste" (l'accusation d'étroitesse portée contre les économistes par Axelrod). En réalité, cette accusation était parfaitement juste, et le Rabotchéïé Diélo savait fort bien qu'elle visait entre autres V. I.-ne, membre de sa rédaction. Je ferai remarquer à ce propos que, dans la polémique en question, Axelrod avait entièrement raison et le Rabotchéïé Diélo entièrement tort dans l'interprétation de ma brochure Les tâches des social-démocrates russes. Cette brochure a été écrite en 1897, dès avant l'apparition de la Rabotchaïa Mysl, alors que je considérais à bon droit comme dominante la tendance initiale de "l'Union de lutte"de St.-Pétersbourg telle que je l'ai caractérisée plus haut. Effectivement, cette tendance fut prépondérante tout au moins jusque vers le milieu de 1898. Aussi le Rabotchéïé Diélo n'était-il nullement fondé pour démentir l'existence et le danger de l'économisme, à se référer à une brochure exposant des vues qui furent supplantées à Saint-Pétersbourg en 1897-1898, par les vues "économistes [2]".

Mais le Rabotchéïé Diélo n'a pas seulement "défendu" les économistes; il a constamment dévié lui-même vers leurs principales erreurs. Ce qui était à l'origine de cette déviation, c'était l'interprétation équivoque de la thèse suivante de son programme: "Le phénomène essentiel de la vie russe, appelé principalement à déterminer les tâches (souligné par nous) et le caractère de l'activité littéraire de l'Union, est, à notre avis, le mouvement ouvrier de masse (souligné par le Rabotchéïé Diélo), qui a surgi ces dernières années." Que le mouvement de masse soit un phénomène très important, cela est hors de discussion. Mais toute la question est de savoir comment comprendre la "détermination des tâches" par ce mouvement de masse. Elle peut être comprise de deux façons : ou bien l'on s'incline devant la spontanéité de ce mouvement, c'est-à-dire que l'on ramène le rôle de la social-démocratie à celui de simple servante du mouvement ouvrier comme tel (ainsi l'entendent la Rabotchaïa Mysl, le "Groupe de l'autolibération [3]" et les autres économistes) ou bien l'on admet que le mouvement de masse nous impose de nouvelles tâches théoriques, politiques et d'organisation, beaucoup plus compliquées que celles dont on pouvait se contenter avant l'apparition du mouvement de masse. Le Rabotchéïé Diélo a toujours penché et penche pour première interprétation; il n'a jamais parlé avec précision nouvelles tâches, et il a toujours raisonné comme si ce "mouvement de masse" nous débarrassait de la nécessité de concevoir nettement et d'accomplir les tâches qu'il impose. Il suffira d'indiquer que le Rabotchéïé Diélo a jugé impossible d'assigner comme première tâche au mouvement ouvrier de masse le renversement de l'autocratie, tâche qu'il a abaissée (au nom du mouvement de masse) au niveau de la lutte pour les revendications politiques immédiates ("Réponse", p. 25).

Laissant de côté l'article de B. Kritchevski, rédacteur en chef du Rabotchéïé Diélo - "La lutte économique et politique dans le mouvement russe" - paru au n° 7, article où se trouvent les mêmes erreurs [4], nous passerons directement n° 10 du Rabotchéïé Diélo. Certes, nous n'examinerons pas une à une les objections de B. Kritchevski et de Martynov contre la Zaria et l'Iskra. Ce qui nous intéresse ici, c'est uniquement la position de principe occupée par le Rabotchéïé Diélo dans son n° 10. Ainsi nous n'examinerons pas ce fait curieux que le Rabotchéïé Diélo voit une "contradiction fondamentale" entre la thèse suivante :

"La social-démocratie ne se lie pas les mains, ne restreint par son activité à un plan ou procédé de lutte politique quelconque, élaboré à l'avance; elle admet tous les moyens de lutte pourvu qu'ils correspondent aux forces réelles du parti, etc." (Iskra, n° 1)

et la thèse que voici :

"S'il n'existe pas une organisation forte, rompue à la lutte politique et sachant la mener à tout moment et quelles que soient le circonstances, il ne saurait être question d'aucun plan d'action systématique, éclairé par des principes fermes et rigoureusement appliqué, le seul qui mérite le nom de tactique" (Iskra,n° 4)

Confondre la reconnaissance de principe de tous les moyens, de tous les plans et procédés de lutte, pourvu qu'ils soient rationnels, avec la nécessité de se guider à un moment politique donné d'après un plan appliqué rigoureusement, si l'on veut parler tactique, équivalait à confondre la reconnaissance par la médecine de tous les systèmes de traitement, avec la nécessité de s'en tenir à un système déterminé dans le traitement d'une maladie donnée. Mais c'est que le Rabotchéïé Diélo souffre lui-même de la maladie que nous avons appelée le culte du spontané et ne veut admettre aucun "système de traitement" de cette maladie. Aussi a-t-il fait cette découverte remarquable que "la tactique-plan contredit l'esprit fondamental du marxisme" (n° 10, p. 18); que la tactique est "le processus d'accroissement des tâches du parti qui croissent en même temps que lui" (p. 11, souligné par le Rabotchéïé Diélo). Ce dernier apophtegme a toutes les chances de devenir un apophtegme fameux, un monument indestructible de la "tendance" du Rabotchéïé Diélo. A la question: "où aller ?" cet organe dirigeant répond : le mouvement est le processus de variation de distance entre le point de départ et les points suivants du mouvement. Cette réflexion d'une incomparable profondeur n'est pas seulement curieuse (il ne vaudrait pas alors la peine de s'y arrêter), elle est encore le programme de toute une tendance, programme que la R. M. (dans le "Supplément spécial à la Rabotchaïa MysI") a exprimé en ces termes : est désirable la lutte qui est possible; est possible celle qui se livre au moment présent. C'est là précisément la tendance de l'opportunisme illimité, qui s'adapte passivement à la spontanéité.

"La tactique-plan contredit l'esprit fondamental du marxisme !" Mais c'est calomnier le marxisme, c'est en faire une caricature analogue à celle que nous opposaient les populistes dans leur guerre contre nous. C'est rabaisser l'initiative et l'énergie des militants conscients, alors que le marxisme stimule au contraire, formidablement l'initiative et l'énergie du social-démocrate, en lui ouvrant les plus larges perspectives, en mettant (si l'on peut s'exprimer ainsi) à sa disposition les forces prodigieuses des millions et des millions d'ouvriers qui se dressent "spontanément" pour la lutte ! Toute l'histoire de la social-démocratie internationale fourmille de plans formulés par tel ou tel chef politique, plans qui attestent la clairvoyance des uns et la justesse de leurs vues en matière de politique et d'organisation, ou qui dévoilent la myopie et les erreurs politiques des autres. Lorsque l'Allemagne connut un des plus grands revirements de son histoire : formation de l'Empire, ouverture du Reichstag, octroi du suffrage universel, Liebknecht avait un plan de politique et d'action social-démocrates en général, et Schweitzer en avait un autre. Quand la loi d'exception s'abattit sur les socialistes allemands, Most et Hasselmann avaient un plan : l'appel pur et simple à la violence et à la terreur; Höchberg, Schramm et (en partie) Bernstein en avaient un autre : les social-démocrates ayant, par leur violence déraisonnable et leur révolutionnisme, provoqué la loi qui les frappait, devaient maintenant, par une conduite exemplaire, obtenir leur pardon; enfin, il existait un troisième plan : celui des hommes qui préparaient et réalisaient la publication d'un organe illégal. Quand on jette un coup d'œil rétrospectif, avec un recul de plusieurs années, alors que la lutte pour le choix du chemin à suivre est terminée et que l'histoire s'est définitivement prononcée sur la valeur de la route choisie, il n'est certes pas difficile de faire preuve de profondeur en déclarant sentencieusement que les tâches du parti croissent en même temps que ce dernier. Mais, aux heures de trouble [5], quand les "critiques" et économistes russes rabaissent la social-démocratie au niveau du trade-unionisme et que les terroristes prêchent avec ardeur l'adoption d'une "tactique-plan" qui ne fait que reprendre les anciennes erreurs, - s'en tenir dans un pareil moment à de telles sentences, c'est se décerner "un certificat d'indigence". Au moment où de nombreux social-démocrates russes manquent justement d'initiative et d'énergie, manquent d'"envergure dans la propagande, l'agitation et l'organisation politiques [6]", manquent de "plans" pour une organisation plus large du travail révolutionnaire, dire dans un pareil moment que "la tactique-plan contredit l'esprit fondamental du marxisme", c'est non seulement avilir théoriquement le marxisme, mais pratiquement tirer le parti en arrière.

"Le social-démocrate révolutionnaire - nous enseigne plus loin le Rabotchéïé Diélo - n'a pour tâche que d'accélérer par son travail conscient le développement objectif, et non de le supprimer ou de le remplacer par des plans subjectifs. L'Iskra, en théorie, sait tout cela. Mais l'importance considérable que le marxisme attribue avec raison au travail révolutionnaire conscient, entraîne en fait l'Iskra, par suite de son doctrinarisme en matière de tactique, à sous-estimer l'importance de l'élément objectif ou spontané du développement" (p. 18).

Nous voilà derechef devant une confusion théorique extraordinaire, digne des sieurs V. V. et consorts. Mais, demanderons-nous à notre philosophe, en quoi peut donc consister la "sous-estimation" du développement objectif chez l'auteur de plans subjectifs ? Evidemment, à perdre de vue que ce développement objectif crée ou consolide, ruine ou affaiblit telles ou telles classes, couches, groupes, nations, groupes de nations, etc., déterminant par là même tel ou tel groupement politique international de forces, telle ou telle position des partis révolutionnaires, etc. Mais la faute de cet auteur sera dès lors d'avoir sous-estimé non pas l'élément spontané, mais au contraire l'élément conscient, car il aura manqué de la "conscience" nécessaire pour une juste compréhension du développement objectif. C'est pourquoi le seul fait de parler d'"appréciation de l'importance relative" (souligné dans le Rabotchéïé Diélo) de la spontanéité et de la conscience, révèle une absence complète de "conscience". Si certains "éléments spontanés du développement" sont accessibles en général à la conscience humaine, l'appréciation erronée de ces éléments équivaut à une "sous-estimation de l'élément conscient". Et s'ils sont inaccessibles à la conscience, nous ne les connaissons pas et nous ne pouvons en parler. Que veut donc B. Kritchevski ? S'il trouve erronés les "plans subjectifs" de l'Iskra (il les déclare en effet erronés), il devrait montrer de quels faits objectifs précisément ces plans ne tiennent pas compte, et accuser l'Iskra de manque de conscience, de "sous-estimation de l'élément conscient", pour parler sa langue. Mais si, mécontent des plans subjectifs, il n'a pas d'autres arguments que ceux de la "sous-estimation de l'élément spontané" (!!), il ne fait que prouver par là que : 1° théoriquement, il comprend le marxisme à la façon des Kiaréev et des Mikhiaïlovski, bien assez raillés par Beltov [7]; 2° pratiquement, il est entièrement satisfait des "éléments spontanés du développement" qui ont entraîné nos marxistes légaux dans le bernsteinisme et nos social-démocrates dans l'économisme, et qu'il est "moult fâché" contre ceux qui ont décidé de détourner à tout prix la social-démocratie russe des voies du développement "spontané".

Viennent ensuite des choses tout à fait amusantes. "De même que les hommes, malgré tous les progrès des sciences naturelles, continueront à se multiplier par des procédés ancestraux, de même la naissance d'un nouvel ordre social, malgré tous les progrès des sciences sociales et la croissance des combattants conscients, sera toujours et surtout le résultat d'explosions spontanées" (19). De même que la sagesse ancestrale dit : pour avoir des enfants, en est-il qui ont manqué d'intelligence ? - de même la sagesse des "socialistes modernes" (à la Narcisse Touporylov [8]) dit : pour participer à la naissance spontanée d'un nouvel ordre social, en est-il qui manqueraient d'intelligence ? Nous pensons aussi que nul n'en manquerait. Pour y participer, il suffit de se laisser aller à l'économisme, quand règne l'économisme, au terrorisme, quand apparaît le terrorisme. Ainsi le Rabotchéïé Diélo, au printemps dernier, alors qu'il importait tellement de mettre en garde contre l'engouement pour la terreur, se trouvait placé, tout perplexe, devant une question "nouvelle" pour lui. Et maintenant, six mois après, alors que la question a cessé d'être d'une actualité aussi brûlante, il nous présente en même temps cette déclaration : "nous pensons que la tâche de la social-démocratie ne peut ni ne doit être de s'opposer à l'essor des tendances terroristes" (R.D. n° 10, p. 23). Ainsi que la résolution du congrès : "Le congrès reconnaît comme inopportune la terreur offensive systématique" (Deux congrès, p. 18). C'est admirable de clarté et d'esprit de suite ! Nous ne nous opposons pas, mais nous déclarons inopportune, et nous le déclarons de façon que la "résolution" n'embrasse pas la terreur non systématique et défensive. Avouons qu'une telle résolution n'offre aucun danger et qu'elle est garantie contre toute erreur, comme le serait celui qui aurait parlé pour ne rien dire ! Et pour rédiger une telle résolution, il ne faut qu'une chose : savoir se tenir à la queue du mouvement. Quand l'Iskra s'est moquée du Rabotchéïé Diélo qui a proclamé que la question de la terreur était une question nouvelle, le Rabotchéïé Diélo a accusé sévèrement l'Iskra "d'avoir la prétention incroyable d'imposer à l'organisation du Parti la solution de problèmes tactiques, présentée il y avait plus de quinze ans par un groupe d'écrivains de l'émigration" (p. 24). En effet, quelle attitude prétentieuse et quelle exagération de l'élément conscient : résoudre théoriquement les questions par avance, afin de convaincre ensuite du bien-fondé de cette solution, l'organisation, le parti et la masse [9] ! Il en irait bien autrement s'il s'agissait de répéter les choses déjà dites et, sans rien "imposer" à personne, d'obéir à chaque "tournant" aussi bien vers l'économisme que vers le terrorisme. Le Rabotchéïé Diélo va jusqu'à synthétiser ce grand précepte de la sagesse humaine, accuse l'Iskra et la Zaria "d'opposer au mouvement leur programme comme un esprit planant au-dessus du chaos informe" (p. 29). Mais quel est le rôle de la social-démocratie, si ce n'est d'être "l'esprit" qui non seulement plane au-dessus du mouvement spontané, mais élève ce dernier jusqu'à "son programme" ? Ce n'est pourtant pas de se traîner à la queue du mouvement : chose inutile dans le meilleur des cas, et, dans le pire, extrêmement nuisible pour le mouvement. Le Rabotchéïé Diélo, lui, ne se borne pas à suivre cette "tactique-processus"; il l'érige même en principe, de sorte que sa tendance devrait être qualifiée non d'opportunisme, mais plutôt de queuisme (du mot queue). Force est de reconnaître que des gens fermement décidés à toujours marcher à la queue du mouvement, sont absolument et à jamais garantis contre le défaut de "sous-estimer l'élément spontané du développement".


Ainsi, nous l'avons constaté, l'erreur fondamentale de la "nouvelle tendance" de la social-démocratie russe est de s'incliner devant la spontanéité, de ne pas comprendre que la spontanéité de la masse exige de nous, social-démocrates, une haute conscience. Au fur et à mesure que l'élan spontané des masses s'accroît et que le mouvement s'élargit, le besoin de haute conscience dans le travail théorique, politique et d'organisation de la social-démocratie augmente infiniment plus vite encore.

L'élan spontané des masses en Russie a été (il l'est encore) si rapide que la jeunesse social-démocrate s'est avérée peu préparée pour accomplir ces tâches gigantesques. Le manque de préparation, voilà notre malheur à nous tous, le malheur de tous les social-démocrates russes. L'élan des masses n'a cessé de grandir et de s'étendre sans solution de continuité; loin de s'interrompre là où il a une fois commencé, il s'est étendu à de nouvelles localités, à de nouvelles couches de la population (le mouvement ouvrier a provoqué un redoublement d'effervescence parmi la jeunesse studieuse, les intellectuels en général, et même les paysans). Les révolutionnaires, eux, retardaient sur la progression du mouvement, et dans leurs "théories" et dans leur activité; ils n'ont pas su créer une organisation fonctionnant sans solution de continuité, capable de diriger le mouvement tout entier.

Dans le premier chapitre, nous avons constaté que le Rabotchéïé Diélo rabaisse nos tâches théoriques et répète "spontanément" le cri d'appel à la mode: "liberté de critique"; mais ceux qui le répètent n'ont pas eu assez de "conscience" pour comprendre l'opposition diamétrale existant entre les positions des "critiques" opportunistes et des révolutionnaires en Allemagne et en Russie.

Dans les chapitres suivants, nous verrons comment ce culte de la spontanéité s'est exprimé dans le domaine des tâches politiques et dans le travail d'organisation de la social-démocratie.


Notes

[1] Les tâches actuelles et la tactique des social-démocrates russes, Genève 1898. Deux lettres à la Rabotchaïa Gazéta, écrites en 1897.

[2] Sa première contre-vérité ("nous ne savons pas de quels jeunes camarades parlait P. Axelrod"), le Rabotchéïé Diélo, en se défendant, l'a complétée par une seconde, lorsqu'il écrivait dans sa "Réponse" :
"Depuis que la critique des Tâches a été faite, des tendances ont surgi ou se sont plus ou moins nettement précisées parmi certains social-démocrates russes, vers l'exclusivisme économique, qui marquent un pas en arrière par rapport à l'état de notre mouvement tel qu'il est représenté dans les Tâches " (p. 9). C'est ce que dit la "Réponse", parue en 1900. Or le premier numéro du Rabotchéïé Diélo (avec la critique) est paru en avril 1899. L'économisme n'est-il vraiment apparu qu'en 1899 ? Non, c'est en 1899 qu'a retenti pour la première fois la protestation des social-démocrates russes contre l'économisme (protestation contre le Credo). Quant à l'économisme, il est né en 1897, comme le sait parfaitement le Rabotchéïé Diélo, puisque dès novembre 1898 (List. "Rab." n° 9-10) V. I.-ne faisait l'éloge de la Rabotchaïa Mysl.

[3] Le Groupe de l'autolibération, de tendance économiste, fût fondé en 1898 et ne subsistera que quelques mois.

[4] Voici, par exemple, comment se trouve énoncée dans cet article "la théorie des stades" ou la théorie du "zigzag tâtonnant" dans la lutte politique : "Les revendications politiques, communes par leur caractère à toute la Russie, doivent néanmoins, dans les premiers temps" (ceci a été écrit en août 1900 !) "correspondre à l'expérience tirée de la lutte économique par la couche donnée (sic !) d'ouvriers. Ce n'est que (!) sur le terrain de cette expérience que l'on peut et doit entreprendre l'agitation politique", etc. (p. 11). A la page 4, s'élevant contre les accusations, selon lui absolument injustifiées, d'hérésie économiste, l'auteur s'exclame pathétiquement : "Quel est le social-démocrate qui ignore que, conformément à la doctrine de Marx et d'Engels, les intérêts économiques des différentes classes jouent un rôle décisif dans l'histoire et que, par conséquent, la lutte du prolétariat pour ses intérêts économiques doit, en particulier, avoir une importance primordiale pour son développement de classe et sa lutte émancipatrice ?" (souligné par nous). Ce "par conséquent" est absolument déplacé. De ce que les intérêts économiques jouent un rôle décisif, il ne s'ensuit nullement que la lutte économique (= professionnelle) soit d'un intérêt primordial, car les intérêts les plus essentiels, "décisifs", des classes ne peuvent être satisfaits, en général, que par des transformations politiques radicales, en particulier, l'intérêt économique capital du prolétariat ne peut être satisfait que par une révolution politique remplaçant la dictature de Ia bourgeoisie par celle du prolétariat. B. Kritchevski répète le raisonnement des "V V. de la social-démocratie russe" (le politique vient après l'économique, etc.) et des bernsteiniens de la social-démocratie allemande (c'est justement par un raisonnement analogue que Voltmann, par exemple, cherchait à démontrer que les ouvriers doivent commencer par acquérir la "force économique" avant de songer à la révolution politique).

[5] Ein Jahr der Verwîrrung ("Une année de trouble"), c'est ainsi que Mehring a intitulé le chapitre de son Histoire de la social-démocratie allemande dans lequel il décrit les hésitations et l'indécision manifestées au début par les socialistes dans le choix d'une "tactique-plan" correspondant aux conditions nouvelles.

[6] Cf. l'éditorial de l'Iskra n° 1.

[7] Beltov était un pseudonyme de G. Plekhanov.

[8] Référence à une satyre écrite par J. Martov et raillant les économistes, publiée dans la Zaria.

[9] Il ne faut pas oublier non plus que, en résolvant "théoriquement" la question de la terreur, le groupe "Libération du Travail". a synthétisé l'expérience du mouvement révolutionnaire antérieur.


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