1905

 

Vpériod n° 15, 20 (7) avril 1920.
Œuvres t. 8, Paris-Moscou.


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Lénine

Marx et le « partage noir » américain


Il a été fait allusion, dans le n° 12 de Vpériod, à une intervention sur la question agraire, faite par Marx contre Kriege. Ce n'était pas en 1848, comme le prétendait à tort l'article du camarade..., mais en 1846. Très jeune à l'époque, le collaborateur de Marx, Hermann Kriege, avait émigré en 1845 en Amérique et y avait fondé la revue Volkstribun (le Tribun du peuple) qui se consacrait à la propagande du communisme. Mais sa propagande fut telle que Marx se vit obligé de protester résolument, au nom des communistes allemands, contre Hermann Kriege qui compromettait le Parti communiste. La critique de la tendance Kriege, publiée en 1846 dans le Westfalisches Dampfboot et reproduite dans le tome II des Œuvres de Marx, édition Mehring, présente pour les social-démocrates russes d'aujourd'hui le plus grand intérêt.

Le fait est que le cours même du mouvement social en Amérique posait alors la question agraire au premier plan comme aujourd'hui en Russie ; et il s'agissait précisément non d'une société capitaliste développée, mais de la création des conditions premières, essentielles, d'un vrai développement du capitalisme. Cette dernière circonstance est d'une importance particulière pour établir un parallèle entre l'attitude de Marx à l'égard des idées américaines de « partage noir », et celle des social-démocrates russes à l'égard du mouvement paysan contemporain.

Kriege ne donnait, dans sa revue, aucune documentation pouvant servir à l'étude des particularités sociales concrètes du régime américain, pour mettre en lumière le vrai caractère du mouvement des réformateurs agrariens d'alors, qui aspiraient à supprimer la rente. Par contre (tout comme nos « socialistes-révolutionnaires »), Kriege revêtait la question relative à la révolution agraire de phrases pompeuses et grandiloquentes : « Tout pauvre, écrivait Kriege, devient sur-le-champ un membre utile de la société humaine, dès qu'on lui donne la possibilité d'agir de façon productive. Mais celle-ci lui est assurée à jamais dès que la société lui donne un morceau de terre sur lequel il peu t se nourrir, lui et sa famille... Si cette gigantesque superficie de terre (les 1 400 millions d'acres de terres nationales de l'Amérique du Nord) est enlevée au commerce et assurée par lots restreints au Travail, il en sera fini d'un seul coup du paupérisme américain »... [Rappelez-vous le langage de la Révolioutsionnaïa Rossia à partir de son n° 8 sur le passage des terres du Capital au Travail, l'importance des terres de l'Etat en Russie, la jouissance égalitaire de la terre, l'idée bourgeoise de faire entrer les terres dans le trafic commercial, etc... Tout à fait comme Kriege !]

Ce à quoi Marx objecte : « On aurait pu s'attendre à la compréhension du fait qu'il n'est pas au pouvoir des législateurs d'arrêter, par décrets, le développement du régime patriarcal désiré par Kriege, en régime industriel, ou de rejeter les Etats industriels et commerciaux du littoral oriental dans la barbarie patriarcale. »

Nous voici donc en présence d'un véritable plan américain de partage noir : le retrait d'une masse de terres du trafic commercial, le droit à la terre, la limitation de la possession ou de la jouissance foncière. Et Marx formule de prime abord une sobre critique de l'utopisme, indique l'inévitable transformation du régime patriarcal en régime industriel, c'est-à-dire la nécessité de l'évolution capitaliste, pour parler un langage moderne. Mais ce serait une grande erreur de penser que les utopiques rêveries des participants du mouvement incitent Marx à adopter en général, vis-à-vis de ce dernier, une attitude négative. Il n'en est rien. Déjà, dès le début de sa carrière de publiciste, Marx savait dégager, du clinquant de ses oripeaux idéologiques, le contenu réel et progressif du mouvement. Dans la deuxième partie de sa critique intitulée : l'Economie (c'est-à-dire l'économie politique), du « Tribun du peuple » et son comportement à l'égard de la Jeune Amérique, Marx écrivait :

« Nous reconnaissons entièrement la légitimité historique du mouvement des nationaux-réformistes américains. Nous savons que ce mouvement poursuit un résultat qui favoriserait, il est vrai, pour le moment, l'industrialisme de la société bourgeoise moderne, mais qui, en tant que résultat d'un mouvement prolétarien, en qualité d'attentat à la propriété foncière en général, et tout spécialement dans les conditions où se trouve l'Amérique, doit nécessairement pousser au communisme grâce à ses propres conséquences. Kriege, qui a adhéré avec les communistes allemands de New York au mouvement contre la rente (Anti-Rent-Bewegung), revêt ce simple fait de ses phrases ronflantes..., sans aller jusqu'au fond du mouvement, prouvant par là qu'il ne voit pas du tout clair dans les rapports entre la jeune Amérique et les conditions sociales américaines...
Citons encore un exemple de la façon dont il répand son amour enthousiaste de l'humanité sur le parcellement de la propriété foncière à la mode des agrariens et à l'échelle américaine. Dans le n° 10 du Tribun du peuple, on peut lire dans « Ce que nous voulons » : « Les nationaux-réformistes américains appellent la terre le patrimoine commun de tous les hommes... et exigent que le pouvoir législatif populaire prenne des mesures pour conserver les 1400 millions d'acres de terre qui ne sont pas encore tombés entre les mains des spéculateurs rapaces, comme patrimoine commun inaliénable de l'humanité tout entière. » Pour conserver à l'humanité tout entière ce « patrimoine commun », ce « bien commun inaliénable », il adopte le plan des nationaux-réformistes : « mettre à la disposition de chaque paysan, quel que soit son pays, 160 acres de terre américaine pour assurer sa subsistance », ou comme il le dit dans le n° 14, dans sa « Réponse à Konze » : « De cette propriété du peuple encore intacte, nul ne doit recevoir en possession plus de 160 acres, et encore à la condition de les cultiver lui-même ». Ainsi, pour que la terre reste un « patrimoine commun inaliénable », et avec cela, à « l'humanité tout entière », il faut se mettre immédiatement à la partager. Kriege s'imagine qu'il pourra empêcher par des lois, les inévitables conséquences de ce partage : concentration, progrès industriel, etc... 160 acres de terre sont pour lui une mesure constamment égale à elle-même, comme si la valeur d'une telle superficie ne variait pas selon la qualité. Les « paysans » devront échanger entre eux et avec les autres hommes, sinon leur terre, tout au moins ses produits. Or, si l'on en vient là, on verra bientôt l'un des « paysans » même sans capital, grâce à son labeur et à la productivité naturelle supérieure de ses 160 acres, réduire un autre à devenir son valet. Et puis, que ce soit la « terre » ou les produits de la terre qui « tombent entre les mains des spéculateurs rapaces », n'est-ce pas la même chose ? Examinons sérieusement le cadeau de Kriege à l'humanité. 1 400 millions d'acres doivent être conservés « comme patrimoine commun inaliénable de l'humanité tout entière ». C'est-à-dire qu'il en revient 160 à chaque paysan. Nous pouvons donc calculer l'ampleur de « l'humanité tout entière » de Kriege — exactement 8.750.000 « paysans » soit, à 5 bouches par famille, une masse totale de 43 750 000 êtres humains. Nous pouvons pareillement calculer combien durera la « perpétuité » pendantlaquelle « le prolétariat en sa qualité de représentant de l'humanité pourra revendiquer toute la terre », du moins aux Etats-Unis. Si la population des Etats-Unis continue à s'accroître dans la même mesure que jusqu'ici, c'est-à-dire à doubler en 25 ans, cette « perpétuité » ne durera pas 40 années entières, dans ce laps de temps, ces 1 400 millions d'acres seront occupés et il ne restera plus rien à « revendiquer » aux générations suivantes. Mais comme la répartition gratuite du sol augmentera grandement l'immigration, la « perpétuité » de Kriege pourrait prendre fin déjà plus tôt, surtout si l'on tient compte qu'une quantité de terre pour 44 millions d'hommes ne serait point, même au paupérisme européen actuel, un déversoir suffisant, car il y a un indigent sur 10 habitants en Europe, et les seules îles Britanniques en fournissent 7 millions. Nous trouvons la même naïveté économique dans le n° 13, dans l'article intitulé « Aux femmes », où Kriege dit que si la ville de New York donnait gratuitement ses 52 000 acres de Long-Island, cela suffirait pour délivrer à jamais « d'un seul coup » New York de tout le paupérisme, la misère et les crimes. Si Kriege avait conçu le mouvement d'affranchissement de la terre comme la première forme indispensable dans certaines conditions du mouvement prolétarien, comme un mouvement qui, par suite des conditions d'existence de la classe dont il émane, doit nécessairement se développer en un mouvement communiste ; s'il avait montré comment les tendances communistes devaient nécessairement se manifester à l'origine en Amérique sous cette forme agraire apparemment en contradiction complète avec le communisme, il n'y aurait rien eu à objecter à cela.
Mais voilà que Kriege proclame une forme de mouvement, d'ailleurs secondaire, d'hommes réels déterminés comme la cause de l'humanité en général, il l'érige... en fin dernière et suprême de tout mouvement en général, faisant ainsi des buts déterminés du mouvement une pure absurdité qui dépasse toutes les bornes. Cependant, il continue avec un calme imperturbable, dans le même article du n° 10, son chant triomphal. « Ainsi s'accompliraient enfin les vieux rêves des Européens ; un domaine leur serait préparé de ce côté de l'Océan qu'ils n'auraient plus qu'à occuper et à faire fructifier par le labeur de leurs mains pour pouvoir jeter à la face de tous les tyrans du monde cette fière déclaration : ceci est ma chaumière que vous n'avez point bâtie, ceci est mon foyer dont vous enviez l'ardente chaleur. »
Il aurait pu ajouter : Ceci est mon tas de fumier, produit par moi, ma femme et mes enfants, mon valet de ferme et mes bêtes. Mais quels sont donc les Européens dont les « rêves » trouveraient là leur accomplissement ? Non pas les ouvriers communistes, mais bien des boutiquiers et des artisans faillis, ou des paysans ruinés aspirant au bonheur de redevenir en Amérique des petits bourgeois et des paysans. Et quelle sorte de « désir » ces 1 400 millions d'acres permettraient-ils de réaliser ? Nul autre que celui de faire de tous les hommes des propriétaires privés, désir qui est aussi réalisable et aussi communiste que celui de faire de tous les hommes des empereurs, des rois et des papes. »

La critique de Marx est pleine de venin et de sarcasme.

Il flagelle Kriege pour les traits que nous observons précisément maintenant chez nos « socialistes-révolutionnaires » : règne de la phrase, utopies petites-bourgeoises, déguisées en utopisme révolutionnaire extrême, incompréhension des principes réels du régime économique moderne et de son évolution. C'est avec une perspicacité remarquable que Marx, qui n'était alors qu'un futur économiste, montre le rôle de l'échange et de l'économie marchande. Si ce n'est pas la terre, dit-il, ce sont les produits de la terre que les paysans échangeront, et cela dit tout ! Toute cette façon de poser la question s'applique, dans une large mesure, au mouvement paysan russe et à ses idéologues « socialistes » petits-bourgeois.

Mais Marx est en même temps fort éloigné de la « négation » pure et simple de ce mouvement petit-bourgeois, de l'ignorer en doctrinaire craignant, comme la plupart des exégètes, de se salir les mains au contact de la démocratie révolutionnaire petite-bourgeoise. Tout en raillant sans pitié l'ineptie du déguisement idéologique du mouvement, Marx s'efforce d'en définir sobrement, en matérialiste, son contenu historique réel et les conséquences nécessaires qui doivent intervenir en raison des conditions objectives, indépendamment de la volonté et de la conscience, des rêves et des théories de tels ou tels. Aussi Marx, loin de blâmer, approuve-t-il pleinement les communistes d'appuyer ce mouvement. Se plaçant au point de vue dialectique, c'est-à-dire considérant le mouvement sous tous ses aspects, tenant compte du passé et de l'avenir, Marx discerne ce que l'attaque contre la propriété foncière a de révolutionnaire et reconnaît, dans le mouvement petit-bourgeois, une forme primitive, originale, du mouvement prolétarien communiste. Ce que vous rêvez d'obtenir par ce mouvement, dit Marx de Kriege, vous ne l'obtiendrez pas : au lieu de la fraternité, ce serait un particularisme petit-bourgeois ; au lieu de l'inaliénabilité des lots paysans, l'entrée des terres dans la circulation commerciale ; au lieu du coup à porter aux mercantis-spoliateurs, une extension de la base du développement capitaliste. Mais le mal capitaliste que vous croyez vainement pouvoir éviter est historiquement un bien, car il hâtera énormément l'évolution sociale et rapprochera de beaucoup les formes nouvelles, supérieures, du mouvement communiste. Le coup porté à la propriété foncière facilitera, ultérieurement, les inévitables attaques contre la propriété en général ; l'action révolutionnaire d'une classe inférieure pour une réforme tendant à un bien-être provisoire restreint — pas pour tous, loin de là ! — facilitera l'inévitable action révolutionnaire de la classe la plus assujettie pour une réforme qui, cette fois, garantira effectivement à tous les travailleurs un bonheur humain complet.

Pour nous, social-démocrates russes, l'attitude de Marx envers Kriege doit nous servir d'exemple. Le caractère vraiment petit-bourgeois du mouvement paysan actuel en Russie ne fait pas de doute ; nous devons l'expliquer par tous les moyens et combattre sans merci, inflexiblement, toutes les illusions des « socialistes-révolutionnaires » ou des socialistes primitifs de toute espèce, à ce sujet. L'organisation particulière d'un parti indépendant du prolétariat, tendant à travers tous les bouleversements démocratiques à une complète révolution socialiste, doit être le but permanent que nous ne devons perdre de vue à aucun moment. Mais se détourner pour cette raison du mouvement paysan, ce serait faire preuve d'un philistinisme et d'un pédantisme incurables. Non, le caractère révolutionnaire-démocratique de ce mouvement est hors de doute et nous devons à tout prix l'appuyer, le développer, le rendre conscient au point de vue politique et préciser son esprit de classe, le pousser en avant, marcher avec lui la main dans la main jusqu'au bout, car nous allons beaucoup plus loin que la fin de n'importe quel mouvement paysan, nous allons vers la disparition complète de toute division de la société en classes.

Nous doutons qu'il y ait au monde un autre pays où les paysans opprimés et abreuvés d'outrages aient à souffrir autant qu'en Russie. Plus l'oppression fut sombre, et plus le réveil des paysans sera maintenant puissant, plus irrésistible sera leur poussée révolutionnaire. Le devoir du prolétariat révolutionnaire conscient est de la soutenir de toutes ses forces, afin qu'elle ne laisse pas pierre sur pierre de la vieille Russie maudite, qui est celle de l'autocratie et du servage, afin qu'elle donne naissance à une nouvelle génération d'hommes libres et hardis, afin qu'elle crée un nouveau pays républicain, où notre action prolétarienne pour le socialisme pourrait se déployer en toute liberté.


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