1908

"Nombre d'écrivains qui se réclament du marxisme ont entrepris parmi nous, cette année, une véritable campagne contre la philosophie marxiste. (...)
En ce qui me concerne, je suis aussi un « chercheur » en philosophie. Plus précisément : je me suis donné pour tâche, dans ces notes, de rechercher où se sont égarés les gens qui nous offrent, sous couleur de marxisme, quelque chose d'incroyablement incohérent, confus et réactionnaire."


Matérialisme et empiriocriticisme

Lénine

5
La révolution moderne dans les sciences de la nature et l’idéalisme philosophique

7: Un « physicien idéaliste » russe


De fâcheuses conditions de travail m'ont à peu près complètement empêché de prendre connaissance des publications russes sur le sujet traité. Je me bornerai donc à résumer un très important article dû à la plume de notre fameux philosophe ultra‑réactionnaire, M. Lopatine. Cet article, intitulé : « Un physicien idéaliste », est paru dans les Problèmes de Philosophie et de Psychologie [1] (septembre‑octobre 1907). Philosophe idéaliste authentiquement russe, M. Lopatine est pour les idéalistes européens contemporains ce que l'Union du peuple russe [2] est pour les partis réactionnaires des pays d'Occident. Il n'en est que plus instructif de voir des tendances philosophiques similaires se manifester dans des milieux aussi profondément différents quant à la culture et aux mœurs. L'article de M. Lopatine est, comme disent les Français, un éloge [3] de feu Chichkine, physicien russe (décédé en 1906). M. Lopatine est ravi que cet homme instruit, qui s'est beaucoup intéréssé à Hertz et à la nouvelle physique en général, n'ait pas seulement appartenu à la droite du parti cadet (p. 339), mais ait été aussi foncièrement croyant, admirateur de la philosophie de V. Soloviev, etc., etc. Cependant, malgré ses « préférences » pour les régions où la philosophie voisine avec la police, M. Lopatine a su donner au lecteur quelques indications caractérisant les conceptions gnoséologiques du physicien idéaliste, « Il fut, écrit M. Lopatine, un positiviste authentique, par son aspiration constante à la critique la plus large des procédés de recherches, des hypothèses et des faits scientifiques pour en déterminer la valeur en tant que moyens et matériaux de construction d'une conception du monde intégrale et achevée. A ce point de vue, N. Chichkine était aux antipodes d'un grand nombre de ses contemporains. Je me suis déjà efforcé à plusieurs reprises, dans mes articles parus ici même, de montrer de quels matériaux disparates et souvent fragiles se forme la prétendue conception scientifique du monde : on y trouve des faits démontrés, des généralisations plus ou moins hardies, des hypothèses commodes à un moment donné pour tel ou tel domaine scientifique, et même des fictions scientifiques auxiliaires, le tout élevé à la dignité de vérités objectives incontestables, du point de vue desquelles toutes les autres idées et toutes les autres croyances d'ordre philosophique ou religieux doivent être jugées après avoir été épurées de tout ce qu'elles renferment d'étranger à ces vérités. Notre penseur savant de si haut talent, le professeur V. Vernadski, a montré avec une netteté exemplaire tout ce qu'il y a de creux et de déplacé dans le désir prétentieux de transformer les vues scientifiques d'une époque historique donnée en un système dogmatique immuable et obligatoire. Cette erreur n'est pourtant pas uniquement le fait du grand public qui lit (M. Lopatine ajoute ici en note : « On a écrit pour ce public divers ouvrages populaires destinés à le convaincre de l'existence d'un catéchisme scientifique contenant des réponses à toutes les questions. Les œuvres typiques de ce genre sont : Force et Matière de Büchner et les Enigmes de l'univers de Haeckel ») et de certains savants spécialisés ; chose beaucoup plus étrange, c'est que cette erreur est assez souvent imputable aussi aux philosophes officiels, dont tous les efforts ne tendent parfois qu'à démontrer qu'ils ne disent rien de plus que ce qui a déjà été dit par les représentants des sciences spéciales, mais ils le disent en leur propre langage.

« N. Chichkine n'avait nul dogmatisme préconçu. Il fut un partisan convaincu de l'explication mécaniste des phénomènes de la nature, mais cette explication n'était pour lui qu'une méthode d'investigation... » (341). Hum... hum... Refrains connus !... « Il ne pensait nullement que la théorie mécaniste pût découvrir le fond même des phénomènes étudiés ; il n'y voyait que le moyen le plus commode et le plus fécond de grouper les phénomènes et de leur donner un fondement scientifique. Aussi la conception mécaniste et la conception matérialiste de la nature étaient‑elles loin de coïncider à ses yeux... » Tout comme chez les auteurs des Essais « sur » la philosophie marxiste ! ... « Il lui semblait, bien au contraire, que la théorie mécaniste dût adopter, dans les questions d'ordre supérieur, une attitude rigoureusement critique, voire conciliante »...

Cela s'appelle, dans le langage des disciples de Mach, « surmonter » l'opposition « unilatérale, étroite et surannée » du matérialisme et de l'idéalisme... « Les questions du commencement et de la fin des choses, de l'essence intime de notre esprit, de la volonté libre, de l'immortalité de l'âme, etc., posées dans toute leur ampleur, ne peuvent être de son ressort, car, en tant que méthode d'investigation, elle est limitée par son application exclusive aux faits de l'expérience physique » (p. .342)... Les deux dernières lignes constituent sans contredit un plagiat de l'Empiriomonisme de A. Bogdanov.

« La lumière peut être considérée comme matière, comme mouvement, comme électricité, comme sensation », écrivait Chichkine dans un article sur « Les phénomènes psychophysiques au point de vue de la théorie mécaniste » (Problèmes de Philosophie et de Psychologie, fasc. 1, p. 127).

Il est certain que M. Lopatine a eu parfaitement raison de classer Chichkine parmi les positivistes, et que ce physicien a appartenu sans réserve, en physique nouvelle, à l'école de Mach. Parlant de la lumière, Chichkine veut dire que les différentes manières de traiter la lumière représentent différentes méthodes d'« organisation de l'expérience » (d'après la terminologie de A. Bogdanov), également légitimes suivant le point de vue admis, ou différentes « liaisons d'éléments » (d'après la terminologie de Mach), la théorie de la lumière élaborée par les physiciens n'étant pas un décalque de la réalité objective. Mais Chichkine raisonne aussi mal que possible. « La lumière peut être considérée comme matière, comme mouvement »... La nature ne connaît ni matière sans mouvement, ni mouvement sans matière. La première « antinomie » de Chichkine est dépourvue de sens. « Comme électricité »... L'électricité est un mouvement de la matière ; Chichkine n'a donc pas raison ici non plus. La théorie électro‑magnétique de la lumière a démontré que la lumière et l'électricité sont des formes de mouvement d'une seule et même matière (l'éther)... « Comme sensation »... La sensation est une image de la matière en mouvement. Nous ne pouvons rien savoir ni des formes de la matière ni des formes du mouvement, si ce n'est par nos sensations ; les sensations sont déterminées par l'action de la matière en mouvement sur nos organes des sens. Tel est l'avis des sciences de la nature. La sensation de rouge reflète les vibrations de l'éther d'une vitesse approximative de 450 trillions par seconde. La sensation de bleu reflète les vibrations de l'éther d'une vitesse approximative de 620 trillions par seconde. Les vibrations de l'éther existent indépendamment de nos sensations de lumière. Nos sensations de lumière dépendent de l'action des vibrations de l'éther sur l'organe humain de la vue. Nos sensations reflètent la réalité objective, c'est‑à‑dire ce qui existe indépendamment de l'humanité et des sensations humaines. Tel est l'avis des sciences de la nature. Les arguments de Chichkine contre le matérialisme se réduisent à la plus vile sophistique.


Notes

[1] « Problèmes de philosophie et de psychologie » : revue idéaliste ; fondée par le professeur N. Groth ; parut à Moscou de novembre 1889 à avril 1918 (à partir de 1894, éditée par la Société de psychologie de Moscou). La revue publiait des articles de philosophie, de psychologie, de logique, d'éthique, d'esthétique,   des notes critiques et analyses de doctrines et ouvrages de philosophes et psychologues d'Europe occidentale. Dans les années 90, y collaborèrent les « marxistes légaux » Strouvé, Boulgakov, et à l'époque de la réaction, Bogdanov et autres disciples de Mach. A partir de 1894 la revue parut sous la direction de L. Lopatine. (N.R.)

[2] « Union du peuple russe » : organisation ultra‑réactionnaire des Cent‑Noirs monarchistes ; fondée en octobre 1905 à Pétersbourg.
L'« Union prônait le caractère immuable de l'autocratie tsariste, le maintien de l'économie semi‑féodale des propriétaires fonciers, des privilèges de la noblesse. A son programme figurait le mot d'ordre nationaliste monarchique du servage : « orthodoxie, autocratie, nationalisme ». Sa principale méthode de lutte contre la révolution était les pogroms et les assassinats.
Après la dissolution de la II° Douma, l'« union » se scinda en deux organisations : « La Chambre de Michel l'Archange » avec à sa tête Pourichkévitch, qui préconisait l'utilisation de la Ill° Douma, et l'« Union du peuple russe » proprement dite avec à sa tête Doubrovine, qui poursuivait la tactique de terreur. (N.R.)

[3] En français dans le texte. (N.R.)


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