1908

"Nombre d'écrivains qui se réclament du marxisme ont entrepris parmi nous, cette année, une véritable campagne contre la philosophie marxiste. (...)
En ce qui me concerne, je suis aussi un « chercheur » en philosophie. Plus précisément : je me suis donné pour tâche, dans ces notes, de rechercher où se sont égarés les gens qui nous offrent, sous couleur de marxisme, quelque chose d'incroyablement incohérent, confus et réactionnaire."


Matérialisme et empiriocriticisme

Lénine

1
La théorie de la connaissance de l’empiriocriticisme et du matérialisme dialectique. I

6: Du solipsisme de Mach et d’ Avenarius


Nous avons vu que l'idéalisme subjectif est le point de départ et le principe fondamental de la philosophie empiriocriticiste. Le monde est notre sensation, tel est ce principe fondamental qu'on s'efforce d'estomper, sans pouvoir y rien changer, à l'aide de petits mots tels que l'« élément » et de théories de la « série indépendante », de la « coordination » et de l'« introjection ». Cette philosophie a ceci d'absurde qu'elle aboutit au solipsisme, à ne reconnaître que l'existence de l'individu philosophant. Mais nos disciples russes de Mach assurent le lecteur que « l'accusation d'idéalisme et même de solipsisme » portée contre Mach est le fait, d'un « subjectivisme extrême ». C'est ce que dit Bogdanov dans sa préface à l'Analyse des sensations, p. XI, et c'est ce que répète après lui, sur tous les modes, toute la confrérie machiste.

Force nous est, après avoir examiné les écrans derrière lesquels se cachent, pour se soustraire au solipsisme, Mach et Avenarius, d'ajouter ceci : le « subjectivisme extrême » des assertions est entièrement le fait de Bogdanov et Cie, les écrivains philosophes des plus diverses tendances ayant depuis longtemps découvert, sous ses travestissements, le péché capital de la doctrine de Mach. Bornons‑nous à énumérer les opinions qui démontrent suffisamment le « subjectivisme » de l'ignorance de nos disciples de Mach. Notons aussi que presque tous les philosophes de métier témoignent leur sympathie aux différentes variétés de l'idéalisme : l'idéalisme n'est pas, à leurs yeux, comme pour nous, marxistes, un grief : mais constatant que telle est en réalité la tendance philosophique de Mach, ils opposent à un système idéaliste un autre système, non moins idéaliste, qui leur apparaît plus conséquent.

O. Ewald, dans son livre consacré à l'analyse de la doctrine d'Avenarius : Le créateur de l'empiriocriticisme, se condamne volens nolens au solipsisme (l.c., pp. 61‑62).

Hans Kleinpeter, élève de Mach, qui, dans sa préface à Erkenntnis und Irrtum, souligne particulièrement sa solidarité avec lui : « Mach nous offre justement un exemple de la compatibilité de l'idéalisme gnoséologique avec les exigences des sciences de la nature » (toutes choses sont « compatibles » pour les éclectiques !), « exemple qui montre que ces dernières peuvent très bien avoir le solipsisme pour point de départ, sans s'y arrêter » (Archiv für systematische Philosophie [1], t. VI, 1900, p. 87).

E. Lucka, à propos de l'Analyse des sensations de Mach : abstraction faite des malentendus (Missverständnisse), « Mach se place sur le terrain de l'idéalisme pur ». On ne comprend pas pourquoi Mach se défend d'être un adepte de Berkeley » (Kant‑Studien [2], t. VIII, 1903, pp. 416, 417).

W. Jérusalem, kantien réactionnaire s'il en fut, avec lequel Mach se solidarise dans la même préface (« parenté d'idées plus proche » qu'il ne le croyait auparavant : p. X, Vorwort à Erkenntnis und Irrtum, 1906) : « le phénoménalisme conséquent conduit au solipsisme », aussi faut-il bien emprunter quelque chose à Kant ! (Voir Der kritische Idealismus und die reine Logik, 1905, p. 26).

R. Hönigswald : ... « l'alternative est, pour les immanents et les empiriocriticistes : ou le solipsisme ou la métaphysique à la Fichte, Schelling ou Hegel » (Über die Lehre Humes von der Realität der Aussendinge, 1904, p. 68).

Le physicien anglais Oliver Lodge, dans l'ouvrage où il tance vertement le matérialiste Haeckel, mentionne incidemment comme bien connus les « solipsistes comme Mach et Karl Pearson » (Sir Oliver Lodge : la Vie et la Matière, Paris, 1907, p. 15).

La revue Nature [3], organe des savants anglais, a exprimé sous la plume du géomètre E. T. Dixon une opinion bien définie sur le disciple de Mach, Pearson, opinion qui vaut la peine d'être citée, non pour sa nouveauté, mais parce. que les disciples russes de Mach ont naïvement pris le tissu de confusions de Mach pour la « philosophie des sciences de la nature » (Bogdanov, p. XII et autres de la préface à l'Analyse des sensations).

« Toute l’œuvre de Pearson, écrit Dixon, repose sur la thèse que nous ne pouvons rien connaître directement en dehors de nos impressions des sens (sense impressions) donc, les choses dont nous parlons habituellement comme de choses objectives ou extérieures ne sont que des séries d'impressions des sens. Le professeur Pearson admet pourtant l'existence de consciences autres que la sienne, non seulement de façon tacite en leur adressant son livre, mais encore de façon directe en bien des passages de ce livre. » De l'observation des mouvements des corps des autres hommes, Pearson conclut par analogie à l'existence de la conscience d'autrui, et du moment que la conscience d'autrui existe dans la réalité, il existe également d'autres hommes en dehors de moi ! « Certes, nous ne pourrions réfuter ainsi l'idéaliste conséquent qui affirmerait l'irréalité, l'existence dans sa seule imagination, aussi bien des consciences d'autrui que des objets extérieurs ; mais admettre la réalité des consciences d'autrui, c'est admettre la réalité des moyens grâce auxquels nous concluons à l'existence de ces consciences, c'est‑à‑dire... la réalité de l'aspect extérieur des corps humains. » La seule issue à cette impasse, c'est l'« hypothèse » qu'une réalité objective, extérieure à nous, correspond à nos impressions des sens. Cette hypothèse fournit une explication satisfaisante de nos impressions des sens. « Je ne puis douter sérieusement que le professeur Pearson y croit comme tout le monde. Mais s'il avait à le reconnaître de façon catégorique, il serait obligé de récrire presque toutes les pages de sa Grammaire de la Science [4]. »

La philosophie idéaliste tant admirée de Mach ne suscite, on le voit, que railleries chez les savants réfléchis.

Citons, pour finir, l'appréciation du physicien allemand L. Boltzmann. Les disciples de Mach diront peut‑être, comme l'a déjà dit Fr. Adler, que ce physicien appartient à Ia vieille école. Pourtant il ne s'agit pas maintenant des théories de la physique, mais d'une question capitale de la philosophie. Boltzmann a écrit contre ceux qui se laissent « séduire par les nouveaux dogmes gnoséologiques » : « Le manque de confiance aux représentations que nous ne pouvons que déduire des perceptions directes des sens, a conduit à un extrême diamétralement opposé à l'ancienne foi naïve. On dit : seules des perceptions sensibles nous sont données, et nous n'avons pas le droit de faire un pas de plus. Mais si ces gens‑là étaient conséquents, ils devraient soulever la question qui s'impose ensuite : nos propres perceptions d'hier nous sont‑elles aussi données ? Rien ne nous est immédiatement donné de plus que la perception sensible ou la pensée seule, précisément celle que nous pensons au moment donné. Aussi faudrait‑il, pour être conséquent, nier non seulement l'existence de tous les autres hommes, à l'exception de son propre Moi mais aussi l'existence de toutes les représentations passées [5]. »

Ce physicien a parfaitement raison de traiter le point de vue « phénoménologique » soi‑disant « nouveau » de Mach et Cie comme une vieille absurdité relevant, en philosophie, de l'idéalisme subjectif.

Non, la cécité « subjective » affecte ceux qui « n'ont pas remarqué » le solipsisme, erreur capitale de Mach.


Notes

[1] « Archiv fùr systematische Philosophie », revue Idéaliste qui parut à Berlin de 1895 à 1931 ; seconde section de la revue Archiv fùr Philosophie (voir note 86). P. Natorp fut le premier directeur de la revue. A partir de 1931 elle paraît sous le titre Archiv für systematische Philosophie und Soziologie. (N.R.)

[2] « Kantstudien », revue philosophique allemande idéaliste (« néo‑kantienne ») fondé par H. Vaihinger ; parut de façon intermittente de 1897 à 1944 (Hambourg‑Berlin-Cologne). (N.R.)

[3] « Nature », revue hebdomadaire illustrée des sciences de la  nature ; paraît à Londres à partir de 1869. (N.R.)

[4] Nature, 1892, 21 July, p. 269.

[5] Ludwig Boltzmann, Populäre Schriften, Leipzig, 1905, p. 132. Cf. pp. 168, 177, 187, etc.


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