1917

«Pravda» 28, 9 avril 1917.
Signé : N. Lénine
conforme au texte de la «Pravda»

Œuvres t. 24, pp. 28-31, Paris-Moscou


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Lénine

Sur la dualité du pouvoir


 

Le problème fondamental de toute révolution est celui du pouvoir. Tant que ce problème n'est pas élucidé, il ne saurait être question de jouer consciemment son rôle dans la révolution, et encore moins de la diriger.

Notre révolution a ceci de tout à fait original qu'elle a créé une dualité du pouvoir. C'est là un fait dont il faut saisir la portée avant tout ; il est impossible d'aller de l'avant sans l'avoir compris. Il faut savoir compléter et corriger les vieilles « formules », par exemple celles du bolchévisme, car si elles se sont révélées justes dans l'ensemble, leur application concrète s'est révélée différente. Personne autrefois ne songeait, ni ne pouvait songer, à une dualité du pouvoir.

En quoi consiste la dualité du pouvoir ? En ceci qu'à côté du Gouvernement provisoire, du gouvernement de la bourgeoisie, s'est formé un autre gouvernement, faible encore, embryonnaire, mais qui n'en a pas moins une existence réelle, incontestable, et qui grandit : ce sont les Soviets des députés ouvriers et soldats.

Quelle est la composition de classe de ce deuxième gouvernement ? Le prolétariat et la paysannerie (sous l'uniforme de soldat). Quel en est le caractère politique ? C'est une dictature révolutionnaire, c'est-à-dire un pouvoir qui s'appuie directement sur un coup de force révolutionnaire, sur l'initiative directe, venant d'en bas, des masses populaires, et non sur une loi édictée par un pouvoir d'Etat centralisé. Ce pouvoir est tout différent de celui qui existe généralement dans une république démocratique bourgeoise parlementaire du type habituel et qui prévaut jusqu'à présent dans les pays avancés d'Europe et d'Amérique. C'est une chose qu'on oublie souvent, à laquelle on ne réfléchit pas assez, alors que c'est là l'essentiel. Ce pouvoir est du même type que la Commune de Paris de 1871, type dont voici les principales caractéristiques : 1) la source du pouvoir n'est pas la loi, préalablement discutée et votée par un Parlement, mais l'initiative des masses populaires, initiative directe, locale, venant d'en bas, un «coup de force» direct, pour employer une expression courante ; 2) la police et l'armée, institutions séparées du peuple et opposées au peuple, sont remplacées par l'armement direct du peuple tout entier ; sous ce pouvoir, ce sont les ouvriers et les paysans armés, c'est le peuple en armes qui veillent eux-mêmes au maintien de l'ordre public ; 3) le corps des fonctionnaires, la bureaucratie sont, eux aussi, remplacés par le pouvoir direct du peuple, ou du moins placés sous un contrôle spécial ; non seulement les postes deviennent électifs, mais leurs titulaires, ramenés à l'état de simples mandataires, sont révocables à la première demande du peuple ; de corps privilégié jouissant de «sinécures» à traitements élevés, bourgeois, ils deviennent les ouvriers d'une «arme spéciale», dont les traitements n'excèdent pas le salaire habituel d'un bon ouvrier.

Là, et là seulement, est l'essence de la Commune de Paris en tant que type d'Etat particulier. C'est cette essence qu'ont oubliée et dénaturée MM. les Plékhanov (chauvins avoués qui ont trahi le marxisme), les Kautsky (hommes du «centre», c'est-à-dire qui balancent entre le chauvinisme et le marxisme), et d'une façon générale tous les social-démocrates, les socialistes-révolutionnaires et leurs pareils qui dominent aujourd'hui.

On s'en tire avec des phrases, on se cantonne dans le silence, on se dérobe, on se congratule mille fois à l'occasion de la révolution, et l'on ne veut pas réfléchir à ce que sont les Soviets des députés ouvriers et soldats. On ne veut pas voir cette vérité évidente que, pour autant que ces Soviets existent, pour autant qu'ils sont le pouvoir, il existe en Russie un Etat du type de la Commune de Paris.

J'ai bien souligné : «pour autant». Car ce n'est qu'un pouvoir embryonnaire. Par un accord direct avec le Gouvernement provisoire bourgeois, et par diverses concessions de fait, il a lui-même livré et continue de livrer ses positions à la bourgeoisie.

Pourquoi ? Serait-ce que Tchkhéidzé, Tsérétéli, Stéklov et Cie commettent une «erreur» ? Allons donc ! Un philistin pourrait le penser, mais non un marxiste. La raison en est le degré insuffisant de conscience et d'organisation des prolétaires et des paysans. L'«erreur» de ces chefs, c'est leur position petite-bourgeoise, c'est qu'ils obscurcissent la conscience des ouvriers au lieu de l'éclairer, qu'ils propagent les illusions petites-bourgeoises au lieu de les réfuter, qu'ils renforcent l'influence de la bourgeoisie sur les masses, au lieu de soustraire celles-ci à cette influence.

Cela doit déjà suffire à faire comprendre pourquoi nos camarades, eux aussi, commettent tant d'erreurs en posant «simplement» la question : faut-il renverser tout de suite le Gouvernement provisoire ?

Je réponds : 1) il faut le renverser, car c'est un gouvernement oligarchique, bourgeois et non populaire, qui ne peut donner ni la paix, ni le pain, ni la liberté complète ; 2) on ne peut pas le renverser en ce moment, car il repose sur un accord direct et indirect, formel et de fait, avec les Soviets des députés ouvriers et, tout d'abord, avec le Soviet principal, celui de Pétrograd ; 3) on ne peut, d'une façon générale, le «renverser» par la méthode habituelle, car il bénéficie du «soutien» prêté à la bourgeoisie par le second gouvernement, le Soviet des députés ouvriers ; or, ce dernier gouvernement est le seul gouvernement révolutionnaire possible, le seul qui exprime directement la conscience et la volonté de la majorité des ouvriers et des paysans. L'humanité n'a pas encore élaboré, et nous ne connaissons pas jusqu'à ce jour, de type de gouvernement supérieur et préférable aux Soviets de députés des ouvriers, des salariés agricoles, des paysans et des soldats.

Pour devenir le pouvoir, les ouvriers conscients doivent conquérir la majorité : aussi longtemps qu'aucune violence n'est exercée sur les masses, il n'existe pas d'autre chemin pour arriver au pouvoir. Nous ne sommes pas des blanquistes, des partisans de la prise du pouvoir par une minorité. Nous sommes des marxistes, des partisans de la lutte de classe prolétarienne ; nous sommes contre les entraînements petits-bourgeois, contre le chauvinisme jusqu'auboutiste, la phraséologie, la dépendance à l'égard de la bourgeoisie.

Fondons un parti communiste prolétarien ; les meilleurs partisans du bolchévisme en ont déjà créé les éléments ; groupons-nous pour une action de classe prolétarienne, et les prolétaires, les paysans pauvres se rallieront à nous, toujours plus nombreux. Car la vie dissipera chaque jour davantage les illusions petites-bourgeoises des «social-démocrates», des Tchkhéidzé, Tsérétéli, Stéklov et autres, des «socialistes-révolutionnaires», des petits bourgeois plus «purs» encore, etc., etc.

La bourgeoisie est pour le pouvoir unique de la bourgeoisie.

Les ouvriers conscients sont pour le pouvoir unique des Soviets de députés des ouvriers, des salariés agricoles, des paysans et des soldats, pour un pouvoir unique préparé non par des aventures, mais en éclairant la conscience du prolétariat, en l'affranchissant de l'influence de la bourgeoisie.

La petite bourgeoisie - « social-démocrates», socialistes-révolutionnaires, etc., etc. - entrave par ses hésitations cet éclaircissement, cet affranchissement.

Tel est le véritable rapport des forces entre les classes en présence. C'est lui qui détermine nos tâches.


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