1917

Le « Rabotchi » n° 2, 8 septembre (26 août) 1917
Conforme au texte du journal

Œuvres t. 25, pp. 286-289, Paris-Moscou


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Lénine

Résolution de papier


 

Parmi les ministres «socialistes» et les chefs de la petite bourgeoisie, monsieur Tsérétéli est l'un des plus bavards. Il faut se forcer pour lire jusqu'au bout ses innombrables interventions, tant sont creux et plats ces discours vraiment «ministériels» qui ne disent rien, n'engagent à rien et sont dépourvus de toute signification sérieuse. La fatuité sans bornes de l'orateur rend ces éloquentes «déclarations» (dont le vide précisément devait faire de Tsérétéli le favori de la bourgeoisie) encore plus insupportables, et il est parfois difficile de savoir si c'est une stupidité extraordinaire ou un cynique utilitarisme politique que dissimulent ces phrases doucereuses, lisses, bien léchées.

Plus l'éloquence de Tsérétéli est creuse et plus il faut insister sur l'aventure exceptionnelle et tout à fait invraisemblable advenue à cet orateur le 18 août, à l'Assemblée plénière du Soviet de Petrograd. Incroyable, mais vrai : quelques mots simples, clairs, concrets et véridiques ont échappé à Tsérétéli. Quelques mots qui expriment avec exactitude une vérité politique sérieuse, profonde, dont la signification n'est pas fortuite et qui caractérise toute la situation politique actuelle dans ses traits principaux, essentiels, dans ses fondements.

D'après le compte rendu de la Retch, Tsérétéli (le lecteur se rappelle certainement qu'il a combattu la résolution sur la suppression de la peine de mort) a dit :

«...Vos résolutions, quelles qu'elles soient, ne serviront à rien. Ce qu'il faut ce sont non pas des résolutions de papier, mais des actes...»

Ce qui est vrai est vrai. Il est agréable d'entendre des paroles sensées...

Certes, en énonçant cette vérité, Tsérétéli parle avant tout et surtout contre lui-même. Car étant l'un des chefs les plus en vue du Soviet, il a contribué à prostituer cet organisme, à le ravaler au rôle lamentable d'assemblée libérale destinée à léguer au monde des archives pleines de vœux pieux parfaitement stériles. Tsérétéli, qui a fait voter au Soviet émasculé par les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks des centaines de «résolutions de papier», a moins que personne le droit de crier aux «résolutions de papier» quand il s'agit de l'adoption d'une résolution qui l'atteint de façon sensible. Il s'est mis dans la situation parfaitement ridicule du député qui s'est montré le plus zélé partisan de motions «parlementaires», les a portées aux nues, s'est le plus dépensé pour elles et qui, atteint lui-même par une motion, se met à hurler que les «raisins sont trop verts» et qu'après tout qu'il s'agit d'une résolution de papier.

Et néanmoins, même dite par un homme faux et sur un ton faux, la vérité reste la vérité.

Si la résolution est une résolution de papier, ce n'est pas parce qu'elle a été déclarée telle par l'ex-ministre Tsérétéli, qui estime (tenez-vous bien !) la peine de mort nécessaire à la défense de la révolution. La résolution est un chiffon de papier parce qu'on y répète la formule banale, apprise par cœur depuis mars 1917 et répétée machinalement : «Le Soviet exige du Gouvernement provisoire.» On s'est habitué à «exiger», et on répète ce mot par habitude, sans remarquer que la situation a changé, qu'on a perdu la force et qu'«exiger » quand on n'a pas la force est simplement ridicule.

Bien plus, cette «exigence» répétée à tout bout de champ donne aux masses l'illusion que la situation ne s'est pas modifiée, que le Soviet est une force, qu'en« exigeant» il agit, et qu'il peut ensuite aller sa coucher et s'endormir du sommeil du «démocrate révolutionnaire» (excusez du peu...) qui a rempli son devoir.

Des lecteurs poseront peut-être cette question : les bolcheviks, partisans de la clairvoyance politique et du calcul des forces en présence, et adversaires de la phrase, devaient­ils donc s'abstenir de voter cotte résolution ?

Non. Il fallait la voter, ne serait-ce que parce que l'un de ses paragraphes (le § 3) renferme une idée excellente, juste (essentielle, fondamentale, déterminante), à savoir que la peine de mort est une arme contre les masses (la question se poserait autrement s'il s'agissait d'une arme contre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes). Il fallait voter la résolution, bien que les petits bourgeois socialistes-révolutionnaires aient tripatouillé le texte de Martov et substitué à la mention des buts «impérialistes, étrangers aux intérêts du peuple», une phrase absolument mensongère sur «la défense de la patrie et de la révolution», phrase destinée à tromper le peuple et à farder la guerre de brigandage.

Il fallait voter la résolution tout en précisant que nous sommes en désaccord avec elle sur plusieurs points et en faisant la déclaration suivante : «Ouvriers ! Ne vous imaginez pas que le Soviet soit maintenant en mesure d'exiger quoi que ce soit du Gouvernement provisoire. Ne vous abandonnez pas aux illusions. Sachez que le Soviet n'est déjà plus en mesure d'exiger et que le gouvernement actuel est entièrement prisonnier de la bourgeoisie contre-révolutionnaire. Réfléchissez sérieusement à cette amère vérité. » Personne ne pouvait empêcher les membres du Soviet de voter pour avec des réserves de ce genre, présentées sous une forme ou sous une autre.

Et alors la résolution n'aurait plus été une «résolution de papier».

Et alors nous aurions évité la question provocatrice de Tsérétéli demandant aux membres du Soviet s'ils voulaient «renverser» le Gouvernement provisoire, tout comme Katkov demandait, en des termes littéralement identiques aux libéraux, sous Alexandre III, s'ils voulaient «renverser» l'autocratie. Nous aurions répondu à l'ex-ministre : Cher citoyen, vous venez d'édicter une loi punissant des travaux forcés toute «tentative» ou même toute une velléité de «renverser» le gouvernement (constitué par l'accord des grands propriétaires fonciers et des capitalistes avec des petits bourgeois traîtres à la démocratie). Nous comprenons fort bien que les bourgeois vous loueraient davantage encore si vous faisiez «tomber» quelques bolcheviks sous le coup de cette loi agréable (pour vous). Mais ne vous étonnez pas que nous ne nous assignions pas pour tâche de vous faciliter l'application de cette « agréable » loi.

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Tout le régime politique de la Russie s'est reflété dans l'incident du 18 août comme le soleil dans une goutte d'eau. Un gouvernement bonapartiste, la peine de mort, les travaux forcés, l'édulcoration de toutes ces choses «agréables» (aux provocateurs) par des phrases identiques à celles que prodiguait Louis-Napoléon sur l'égalité, la fraternité, la liberté, l'honneur et la dignité de la patrie, les traditions de la grande révolution, et la répression de l'anarchie.

Des ministres et des ex-ministres petits-bourgeois doucereux, doucereux à faire vomir, qui se frappent la poitrine en déclarant qu'ils ont une âme, et qu'ils la vouent à la perdition en instituant et en appliquant la peine de mort contre les masses, et qu'ils en pleurent : réédition améliorée de ce «pédagogue» des armées 60 qui appliquait les préceptes de Pirogov et qui fouettait non pas simplement, selon la coutume, comme au bon vieux temps, mais en versant une larme humanitaire sur le rejeton d'un bon bourgeois «légitimement» et «équitablement» fustigé.

Les paysans trompés par leurs chefs petits-bourgeois et qui continuent à croire que le mariage du bloc des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks avec la bourgeoisie peut engendrer... l'abolition sans indemnité de la propriété privée du sol.

Les ouvriers... Mais nous préférons nous taire sur ce que pensent les ouvriers, tant que le «sensible» Tsérétéli n'aura pas abrogé la nouvelle loi scélérate.


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