1919

Imprimé en 1919 dans Le VIIIe Congrès du Parti communiste (bolchevique) de Russie, Compte rendu sténographique.
18-23 mars 1919

Œuvres t. 29, pp. 139-196, 198-216 et 222-226 Paris-Moscou,


Lénine

VIII CONGRES DU P.C. (b)R.

(18-23 MARS 1919)


RAPPORT D'ACTIVITÉS DU COMITÉ CENTRAL

LE 18 MARS

(Vifs applaudissements prolongés; exclamations: «Vive Ilitch!», « Vive le camarade Lénine!»)

Camarades, permettez-moi de commencer par le rapport politique du Comité central. Faire le compte rendu de l'activité politique du Comité central depuis le dernier congrès, c'est faire en réalité le compte rendu de toute notre révolution. Et tout le monde sera d'accord avec moi, je pense, pour dire non seulement qu'il est impossible à une seule personne de s'acquitter de cette tâche en si peu de temps, mais encore, plus généralement, que cette tâche n'est pas à la mesure d'un seul individu. C'est pourquoi j'ai décidé de me limiter aux seuls points qui présentent à mon avis une importance particulière non seulement pour l'histoire de ce que notre Parti a eu à faire dans cette période, mais aussi au regard des tâches présentes. Se consacrer entièrement à l'histoire dans un moment comme celui que nous vivons, évoquer le passé sans penser au présent ni à l'avenir, ce serait pour moi, je l'avoue, chose impossible.

Si l'on commence par la politique extérieure, il va de soi que la première place revient à nos rapports avec l'impérialisme allemand et à la paix de Brest-Litovsk. Et il vaut la peine, me semble-t-il, d'aborder cette question, car elle présente un intérêt qui n'est pas seulement historique. Il me semble que la proposition faite par le pouvoir soviétique aux puissances de l'Entente, ou plus exactement l'accord donné par notre gouvernement à la proposition, connue de tous, d'une conférence aux îles des Princes [1], il me semble que cette proposition et notre réponse reproduisent à certains égards, d'ailleurs fort importants, l'attitude envers l'impérialisme que nous avions adoptée au moment de la paix de Brest-Litovsk. Voilà pourquoi je pense qu'il est nécessaire d'évoquer cette affaire, étant donné la rapidité des événements en cours.

Lorsque la question de la paix de Brest-Litovsk était en discussion, l'édification des Soviets, sans parler de celle du Parti, en était encore à son premier stade. Vous savez qu'à cette époque le Parti, dans son ensemble, possédait encore fort peu d'expérience pour déterminer, fût-ce approximativement, la rapidité de notre progression dans la voie que nous avions choisie. Une certaine confusion, héritage inévitable du passé, rendait encore très difficile d'avoir une vue d'ensemble des événements, une connaissance précise de ce qui se passait. D'autre part, le fossé énorme qui nous séparait de l'Europe occidentale et de tous les autres pays nous privait de tout élément objectif pour juger de la rapidité possible ou des formes du progrès de la révolution prolétarienne en Occident. Résultat de cette situation complexe : la question de la paix de Brest-Litovsk suscita un assez grand nombre de divergences dans notre Parti.

Mais les événements ont montré que ce recul forcé devant l'impérialisme allemand, qui se présentait sous le couvert d'une paix extrêmement violente, scandaleuse et spoliatrice, était la seule voie juste du point de vue de la position de la jeune république soviétique devant l'impérialisme mondial (ou la moitié de l'impérialisme mondial). Il n'y avait alors pour nous, qui venions de renverser les grands propriétaires et la bourgeoisie en Russie, absolument pas d'autre choix que de reculer devant les forces de l'impérialisme mondial. Ceux qui condamnaient ce recul d'un point de vue révolutionnaire avaient adopté un point de vue fondamentalement erroné et non marxiste. Ils avaient oublié dans quelles conditions, après quelle longue et difficile évolution de l'époque de Kérenski, au prix de quel énorme travail de préparation dans les Soviets, nous avions enfin réussi, en octobre, après les graves défaites de juillet, après l'affaire Kornilov, à amener à une maturité complète dans d'immenses masses des travailleurs la volonté et l'aptitude de renverser la bourgeoisie, ainsi que la force matérielle organisée nécessaire pour cela. Il est clair qu'à l'échelle internationale, il ne pouvait être question de rien de semblable à cette époque. De ce point de vue, la lutte contre l`impérialisme mondial se posait ainsi : continuer à agir pour la décomposition de cet impérialisme, pour l'éducation et le rassemblement de la classe ouvrière, qui commençait à s'agiter partout mais n'était pas encore parvenue à une netteté absolue dans son action.

Voilà pourquoi seule se révélait juste la politique que nous avons adoptée par rapport à Brest-Litovsk, bien que, naturellement, cette politique ait alors accentué notre inimitié avec une série d'éléments petits-bourgeois, qui ne sont pas, ne peuvent pas être et ne doivent pas être en toutes circonstances et dans tous les pays, loin de là, des adversaires du socialisme. L'histoire nous a donné là une leçon que nous devons bien assimiler, car il ne fait pas de doute que nous aurons à nous en servir plus d'une fois. Cette leçon est la suivante : les rapports du parti du prolétariat avec le parti démocratique petit-bourgeois, avec ces éléments, ces couches. ces groupes et ces classes qui sont particulièrement forts et nombreux en Russie et qui existent dans tous les pays, constituent un problème extrêmement complexe et difficile. Les éléments petits-bourgeois hésitent entre l'ancienne société et la nouvelle. Ils ne peuvent être les moteurs ni de l'ancienne société, ni de la nouvelle. En même temps, ils sont attachés à l'ancien dans une mesure moindre que les grands propriétaires et la bourgeoisie. Le sens du patriotisme est lié précisément aux conditions de vie économique des petits possédants. La bourgeoisie est plus internationale que les petits propriétaires. C'est à quoi nous nous sommes heurtés au moment de la paix de Brest-Litovsk, lorsque le pouvoir soviétique plaça la dictature mondiale du prolétariat et la révolution mondiale au-dessus de tous les sacrifices nationaux, si cruels fussent-ils. Et nous avons dû entrer en conflit, de la façon la plus brutale et la plus implacable, avec les éléments petits-bourgeois. On vit alors s'unir contre nous avec la bourgeoisie et les propriétaires fonciers un grand nombre de ces éléments, qui par la suite commencèrent à hésiter.

La question de l'attitude envers les partis petits-bourgeois, soulevée ici par certains camarades, est largement évoquée par notre programme et sera évoquée, quant au fond, dans la discussion de chacun des points de l'ordre du jour. Au cours de notre révolution, cette question a cessé d'être abstraite et générale pour devenir concrète. A l'époque de la paix de Brest-Litovsk, notre tâche d'internationalistes consistait à donner coûte que coûte aux éléments prolétariens la possibilité de se renforcer et de se regrouper. C'est ce qui nous a coupés alors des partis petits-bourgeois. Nous savons comment, après la révolution allemande, les éléments petits-bourgeois se sont mis de nouveau à hésiter. Ces événements ont ouvert les yeux à un grand nombre de ceux qui, à l'époque où la révolution prolétarienne mûrissait, jugeaient les choses du point de vue du vieux patriotisme, c'est-à-dire de façon non seulement antisocialiste, mais généralement fausse. Aujourd'hui de nouveau, en raison de la situation difficile du ravitaillement, en raison de la guerre qui se poursuit contre l'Entente, nous assistons à une vague d'hésitations de la démocratie petite-bourgeoise. Nous avons déjà dû tenir compte de ces hésitations, mais,- de là découle pour nous tous une leçon d'une énorme importance - les situations anciennes ne se répètent pas. La situation nouvelle est plus grave. Nous pouvons en tenir compte correctement, et notre politique peut être juste, si nous nous armons de l'expérience de la paix de Brest-Litovsk. Lorsque nous avons donné notre accord à la proposition de conférence aux îles des Princes, nous savions
que nous allions vers une paix qui serait extrêmement dure à notre égard. Mais, d'autre part, nous connaissons mieux maintenant la montée de la vague révolutionnaire en Europe occidentale, nous savons que l'effervescence s'y transforme en mécontentement conscient et conduit à l'organisation d'un mouvement prolétarien mondial pour les Soviets. Si à l'époque nous avancions à tâtons, si nous cherchions à savoir quand la révolution pourrait éclater en Europe - cela en partant de notre conviction théorique que cette révolution devait
se produire, - aujourd'hui nous possédons de nombreux faits qui montrent que la révolution est en train de mûrir dans les autres pays, que ce mouvement a commencé. Voilà pourquoi, par rapport à l'Europe occidentale, par rapport aux pays de l'Entente, nous devons ou nous devrons refaire beaucoup de ce que nous avons fait au moment de la paix de Brest-Litovsk. Avec l'expérience de Brest-Litovsk, cela nous sera beaucoup plus facile. Lorsque notre Comité central a dû discuter la question de la participation à la Conférence des îles des Princes avec les blancs - ce qui revenait au fond à l'annexion de tout le territoire occupé par les blancs, cette question de l'armistice n'a soulevé aucune protestation parmi le prolétariat, et l'attitude du Parti a été la même. Du moins, je n'ai pas eu l'occasion d'entendre parler de mécontentement ou d'indignation de nulle part. Cela est dû au fait que notre leçon de politique internationale avait porté ses fruits.

En ce qui concerne les éléments petits-bourgeois, la tâche du Parti sur ce point n'est pas encore réglée définitivement. Dans toute une série de questions, au fond dans toutes les questions inscrites à l'ordre du jour, nous avons, au cours de l'année écoulée, jeté les bases d'une juste solution de ce problème, notamment à l'égard du paysan moyen. Sur le plan théorique, nous sommes convenus que le paysan moyen n'est pas notre ennemi, qu'il faut avoir envers lui une attitude particulière, qu'ici les choses se modifieront suivant les innombrables éléments contingents de la révolution, et notamment en rapport avec la solution de la question de savoir : pour ou contre le patriotisme ? Pour nous, ce sont des questions de second ordre, ou même de troisième ordre, mais qui aveuglent complètement la petite bourgeoisie. D'autre part, tous ces éléments hésitent dans la lutte et perdent absolument tout caractère. Ils ne savent pas ce qu'ils veulent, et ne sont pas capables de défendre leur position. Notre tactique dans ce domaine doit être extrêmement souple, extrêmement prudente, car il faut parfois donner d'une main et retirer de l'autre. La faute ne retombe pas sur nous, mais sur ces éléments petits-bourgeois qui sont incapables de rassembler leurs forces. Nous le voyons maintenant sur le plan pratique : aujourd'hui encore, nous avons pu lire dans les journaux vers quoi commencent à tendre les indépendants allemands [2], eux qui disposent de forces considérables comme le sont Kautsky et Hilferding. Vous savez qu'ils ont voulu inclure le système des Soviets dans la Constitution de la République démocratique allemande, autrement dit : unir en justes noces la « Constituante»[3] et la dictature du prolétariat. Pour nous, c'est bafouer à tel point le bon sens de notre révolution, de la révolution allemande, de la révolution hongroise, de la révolution polonaise en train de mûrir, que les bras nous en tombent. Nous pouvons dire que ces éléments hésitants existent dans les pays les plus avancés. Parfois, des éléments instruits, évolués et cultivés se conduisent, même dans un pays capitaliste aussi avancé que l'Allemagne, d'une façon cent fois plus brouillonne et tapageuse que notre petite bourgeoisie arriérée. La Russie doit en tirer la leçon en ce qui concerne les partis petits-bourgeois et la paysannerie moyenne. Pendant longtemps notre tâche sera complexe et double. Pendant longtemps, ces partis feront inévitablement un pas en avant et deux pas en arrière, parce qu'ils y sont condamnés par leur situation économique, parce qu'ils suivront le socialisme, mais nullement en raison de la conviction absolue que le régime bourgeois ne vaut rien. Inutile de leur demander du dévouement au socialisme. Compter sur leur socialisme serait ridicule. Ils n'iront vers le socialisme que lorsqu'ils seront persuadés qu'il n'y a aucune voie, lorsque la bourgeoisie sera vaincue et écrasée définitivement.

Il m'est impossible de dresser un bilan systématique de l'expérience de l'année écoulée : j'ai jeté un regard sur le passé uniquement du point de vue de ce qui sera nécessaire demain ou après-demain à notre politique. La leçon principale c'est d'observer une attitude extrêmement prudente envers la paysannerie moyenne et la petite bourgeoisie. C'est ce qu'exige l'expérience du passé, c'est ce que nous avons connu par l'exemple de Brest-Litovsk. Il nous faudra modifier souvent notre ligne de conduite, ce qui pourra paraître étrange et incompréhensible à un observateur superficiel. «Comment cela, dira-t-il, hier vous faisiez des promesses à la petite bourgeoisie, et aujourd'hui Dzerjinski déclare que les socialistes-révolutionnaires de gauche et les mencheviks [4] seront mis au poteau. Quelle contradiction ! ...» En effet, c'est une contradiction. Mais ce qui est contradictoire, c'est la conduite de la démocratie petite-bourgeoise elle-même, qui ne sait pas où s'asseoir, qui tente de s'asseoir entre deux chaises, saute de l'une à l'autre et tombe tantôt à droite, tantôt à gauche. Nous avons changé de tactique à son égard, et à chaque fois qu'elle se tourne vers nous, nous lui disons : « Nous ne demandons pas mieux. » Nous ne voulons absolument pas exproprier la paysannerie moyenne, nous ne désirons nullement employer la violence à l'encontre de la démocratie petite-bourgeoise. Nous lui disons : «Vous n'êtes pas un ennemi sérieux. Notre ennemi c'est la bourgeoisie. Mais si vous agissez à ses côtés, alors nous sommes obligés d'appliquer contre vous aussi les mesures de la dictature prolétarienne.»

J'en viens à la question de l'édification intérieure, et je m'arrêterai brièvement sur l'élément essentiel qui caractérise l'expérience politique, le bilan de l'activité du Comité central au cours de cette période. Cette activité politique du Comité central s'est manifestée chaque jour dans des questions d'importance. Sans le travail uni et intense dont j'ai parlé, nous n'aurions pas pu agir comme nous l'avons fait, nous n'aurions pas pu régler les problèmes militaires. Sur la question de l'Armée Rouge, qui suscite actuellement de tels débats et à laquelle est consacré un point particulier de l'ordre du jour du Congrès, nous avons pris une foule de petites décisions que le Comité central de notre Parti a proposées et qu'il a fait appliquer par l'intermédiaire du Conseil des Commissaires du Peuple et du Comité exécutif central de Russie. Encore plus nombreuses sont les directives particulières, très importantes données par les Commissaires du Peuple, chacun agissant en son nom propre, mais qui toutes mettaient en œuvre, d'une façon systématique et conséquente, une même ligne générale.

La question de l'édification de l'Armée Rouge était absolument nouvelle, elle n'avait jamais été posée, même sur le plan théorique. Marx a dit un jour que le mérite des Communards de Paris était d'avoir pris des décisions qu'ils n'avaient pas empruntées à des doctrines préconçues, mais qui étaient dictées par la nécessité des faits [5]. Cette appréciation de Marx sur les Communards est empreinte d'un certain sarcasme, parce que la Commune était dominée par deux courants, les blanquistes et les proudhoniens, et que ces deux courants furent obligés d'agir à l'encontre de ce que leur enseignait leur doctrine. Mais nous, nous avons agi conformément à ce que nous a enseigné le marxisme. En même temps, l'activité politique du Comité central a été entièrement déterminée dans ses manifestations concrètes par les exigences absolues d'une nécessité vitale impérieuse. A chaque instant, nous avons dû avancer à tâtons. Ce fait sera particulièrement souligné par tout historien qui sera capable de retracer dans son ensemble l'activité du Comité central du Parti et l'activité du pouvoir soviétique durant cette année. Ce fait saute aux yeux surtout lorsque nous essayons d'embrasser d'un seul regard ce que nous avons vécu. Mais cela ne nous a nullement ébranlés, même le 10 octobre 1917, lorsque la prise du pouvoir se décidait. Nous ne doutions pas qu'il nous faudrait, selon le mot du camarade Trotski, expérimenter. Nous entreprenions une œuvre que personne au monde n'avait encore entreprise avec une telle ampleur.

De même en ce qui concerne l'Armée Rouge. Lorsque, après la fin de la guerre, l'armée commença à se désagréger, beaucoup pensèrent d'abord qu'il s'agissait seulement d'un phénomène russe. Mais nous voyons que la révolution russe fut en réalité la répétition générale, ou l'une des répétitions, de la révolution prolétarienne mondiale. Lorsque nous discutions la paix de Brest-Litovsk, lorsque, au début de janvier 1918, nous posions la question de la paix, nous ne savions pas encore quand et dans quels autres pays commencerait cette désagrégation de l'armée. Nous allions d'expérience en expérience, nous nous efforcions de former une armée de volontaires, en avançant à tâtons, en cherchant, en essayant de quelle façon, dans la situation donnée, la question pouvait être résolue. Or la question était claire. Sans défendre la république socialiste par les armes, nous ne pouvions pas exister. La classe dominante n'abandonnerait jamais son pouvoir à la classe opprimée. Mais cette dernière devait démontrer dans les faits qu'elle était capable, non seulement de renverser les exploiteurs, mais aussi de s'organiser, de tout mettre en jeu pour se défendre. Nous avons toujours dit: « Il y a guerre et guerre, » Nous avons condamné la guerre impérialiste, nous n'avons pas nié la guerre en général. Ils n'ont rien compris, ceux qui ont essayé de nous accuser de militarisme. Et lorsque, j'ai eu l'occasion de lire le compte rendu de la conférence des jaunes à Berne, où Kautsky a employé cette expression : chez les bolcheviks, ce n'est pas le socialisme, c'est le militarisme, j'ai souri en haussant les épaules. Comme s'il y avait eu dans l'histoire une seule grande révolution que n'ait pas accompagnée la guerre. Bien sûr que non ! Nous ne vivons pas seulement dans un Etat, mais dans un système d'Etats, et l'existence de la République soviétique à coté d'Etats impérialistes est impensable pendant une longue période. En fin de compte, l'un ou l'autre doit l'emporter. Et avant que cette fin arrive, un certain nombre de terribles conflits entre la République soviétique et les Etats bourgeois est inévitable. Cela signifie que la classe dominante, le prolétariat, si seulement il veut dominer et s'il domine en effet, doit en faire la preuve aussi par son organisation militaire. Comment cette classe, qui jouait jusqu'à présent le rôle de piétaille pour les officiers de la classe impérialiste dominante, peut-elle former ses propres officiers, comment peut-elle résoudre le problème qui consiste à allier l'enthousiasme et l'action créatrice révolutionnaire à l'utilisation de cette réserve de science et de technique bourgeoises du militarisme, sous ses pires formes, sans lesquelles elle ne pourra pas prendre possession de la technique contemporaine et des méthodes de guerre contemporaines ?

Ainsi s'est posé à nous un problème qu'une année d'expérience a permis de généraliser. Lorsque, dans le programme révolutionnaire de notre Parti, nous parlions des spécialistes, nous faisions le bilan de l'expérience acquise par notre Parti sur l'une des questions les plus importantes. Je ne me souviens pas que les anciens maîtres du socialisme, qui ont pourtant beaucoup prévu dans la future révolution socialiste et ont esquissé nombre de ses traits, je ne me souviens pas qu'ils se soient prononcés sur cette question. Elle n'existait pas pour eux, parce qu'elle ne s'est posée qu'au moment où nous avons entrepris la mise sur pied de l'Armée Rouge. Cela signifiait : fonder avec une classe opprimée, que l'on avait transformée en piétaille, une armée pleine d'enthousiasme, et obliger cette armée à utiliser ce que le capitalisme nous avait laissé en héritage de plus violent et de plus répugnant.

Cette contradiction, que nous rencontrons dans la question de l'Armée Rouge, se retrouve dans tous les domaines de notre édification. Prenez la question dont on s'est surtout occupé : le passage du contrôle ouvrier à la gestion ouvrière de l'industrie. Après les décrets et décisions du Conseil des Commissaires du Peuple et des organismes locaux du pouvoir soviétique - ils ont tous été les artisans de notre expérience politique dans ce domaine -, il ne restait, à proprement parler, au Comité central, qu'a dresser le bilan. Il ne pouvait guère, dans cette question, diriger au sens propre du terme. Il suffit de rappeler combien étaient impuissants, impulsifs et fortuits nos premiers décrets et décisions sur le contrôle ouvrier dans l'industrie. Il nous semblait que c'était facile à faire. Dans la pratique, cela a abouti à ce que la nécessité de construire était démontrée, mais nous n'avions absolument pas répondu à la question de savoir comment construire. Chaque fabrique nationalisée, chaque secteur de l'industrie nationalisée, les transports, et en particulier les transports ferroviaires - expression du mécanisme capitaliste la plus considérable, édifiée de la façon la plus centralisée sur la base d'une grande technique matérielle, et la plus nécessaire à l'État -, tout cela incarnait l'expérience concentrée du capitalisme et nous causait d'immenses difficultés.

Ces difficultés, nous n'en sommes pas encore sortis aujourd'hui, loin de là. Au début, nous les considérions d'une façon totalement abstraite, en révolutionnaires qui font des discours mais ne savent absolument pas comment se mettre à l'œuvre. Naturellement, une foule de gens nous accusait, et aujourd'hui encore tous les socialistes et les social-démocrates nous accusent de nous être attelés à la tâche sans savoir comment la mener à bien. Mais c'est là une accusation risible, lancée par des cadavres vivants. Comme si l'on pouvait faire la plus grande des révolutions en sachant à l'avance comment on la mènera à son terme ! Comme si ce savoir se puisait dans les livres ! Non, notre décision ne pouvait naître que de l'expérience des masses. Et j'estime que notre mérite est d'avoir entrepris, avec des difficultés incroyables, de résoudre une question qui jusqu'alors nous était à demi inconnue, d'avoir amené les masses prolétariennes à travailler par elles-mêmes, d'être arrivés à la nationalisation des entreprises industrielles, etc. Nous nous rappelons comment, à Smolny [6], nous promulguions 10 ou 12 décrets à la fois. Nous manifestions par là notre détermination et notre désir d'éveiller l'expérience et l'initiative des masses prolétariennes. A présent, nous possédons cette expérience. A présent, nous sommes passés du contrôle ouvrier à la gestion ouvrière de l'industrie, ou du moins nous en sommes tout près. A présent, à la place d'une impuissance totale nous avons toute une série d'indications de l'expérience et dans la mesure où c'était chose possible, nous en avons fait le bilan dans notre programme. Cela il faudra l'aborder en détail dans la question de l'organisation. Nous n'aurions pas pu accomplir ce travail si les camarades des syndicats ne nous avaient pas aidés et n'avaient pas travaillé avec nous.

En Europe occidentale, la question se pose différemment. Là-bas, les camarades voient un mal dans les syndicats, car ceux-ci sont à tel point entre les mains des éléments jaunes du vieux socialisme que les communistes ne trouvent aucun intérêt dans leur soutien. De nombreux communistes occidentaux, et Rosa Luxemburg elle-même, prônent la suppression des syndicats. Cela montre à quel point notre tâche est malaisée en Europe occidentale. Chez nous, par contre, nous ne pourrions nous maintenir un seul mois sans le soutien des syndicats. Sous ce rapport, nous jouissons de l'expérience d'un immense travail pratique, qui permet d'aborder la solution des problèmes les plus difficiles.

Prenons celui des spécialistes qui se pose à chaque instant chez nous, à chaque nomination ; il est également posé à la fois par les représentants de l'économie nationale et le Comité central du Parti. Dans la situation présente, le Comité central du Parti ne peut pas travailler en respectant les formes. S'il n'était pas possible de désigner des camarades qui, dans leur secteur, travaillent en toute indépendance, nous ne pourrions pas du tout travailler. C'est uniquement parce que nous avions des organisateurs comme I. Sverdlov que nous avons pu travailler, pendant la guerre, en évitant tout conflit de quelque importance. Et dans ce travail, nous devions forcément nous faire aider par ceux qui nous proposaient leurs services tout en ayant été formés sous l'ancien régime.

Examinons en particulier le problème de l'administration militaire. Là, sans faire confiance à l'état-major, aux grands spécialistes de l'organisation, il est impossible d'arriver à une solution. Sur certains points nous avons eu des divergences à ce sujet, mais quant au fond il ne pouvait y avoir de doutes. Nous avons eu recours à l'aide de spécialistes bourgeois, totalement imprégnés de la mentalité bourgeoise, qui nous ont trahis et nous trahiront encore pendant des années. Néanmoins, envisager d'édifier le communisme avec l'aide exclusive des purs communistes, sans celle des spécialistes bourgeois, c'est se faire des idées puériles. Nous nous sommes endurcis dans la lutte, nous possédons les moyens, l'unité, et nous devons suivre la voie d'un travail organisé, en utilisant les connaissances et l'expérience de ces spécialistes. C'est une condition indispensable, sans laquelle il est impossible de construire le socialisme. Nous ne pourrons le construire sans l'héritage de la culture capitaliste. Nous n'avons pas d'autres matériaux pour construire le communisme que
ceux que nous a laissés le capitalisme.

Nous devons maintenant construire dans la pratique; et il nous faut créer la société communiste avec les mains de nos ennemis. Ceci semble une contradiction, peut-être même une contradiction insoluble, mais en fait ce n'est que de cette façon que peut être résolu le problème de l'édification communiste. Et lorsque nous considérons notre expérience, nos confrontations quotidiennes avec cette question, lorsque nous voyons le travail pratique du Comité central, il me semble que, pour l'essentiel, notre Parti a résolu ce problème. Les difficultés étaient énormes, mais c'est ainsi seulement qu'on pouvait aboutir à une solution. Un travail créateur et d'organisation, mené avec ensemble, doit faire marcher les spécialistes bourgeois au coude à coude dans les rangs du prolétariat, quelles que soient leur résistance et leur lutte à chaque pas. Nous devons les faire travailler, en tant que compétence technique et culturelle, pour les conserver et faire d'un pays capitaliste, inculte et sauvage, un pays civilisé, un pays communiste. Et je pense que durant cette année nous avons appris à construire, que nous nous sommes engagés dans la bonne voie que nous suivrons sans dévier.

Je voudrais encore aborder rapidement la question du ravitaillement et celle concernant la campagne. La première a toujours été chez nous la question la plus ardue. Dans un pays où le prolétariat a dû prendre le pouvoir avec l'aide de la paysannerie, où le prolétariat a joué le rôle d'agent de la révolution petite-bourgeoise, notre révolution a été dans une large mesure une révolution bourgeoise jusqu'à l'organisation des comités de paysans pauvres, c'est-à-dire jusqu'à l'été et même l'automne 1918. Nous ne craignons pas de le dire. Si nous avons fait si facilement la Révolution d'Octobre, c'est parce que la paysannerie, dans son ensemble, nous suivait, parce qu'elle marchait contre les grands propriétaires fonciers, parce
qu'elle voyait que sur ce point nous irions jusqu'au bout, que nous réalisions par des lois ce dont parlaient les journaux socialistes-révolutionnaires, ce que la petite bourgeoisie, saisie d'effroi, promettait mais ne pouvait pas faire. Mais lorsque commencèrent à s'organiser les comités de paysans pauvres, à partir de ce moment, notre révolution devint une révolution prolétarienne. Un problème que nous sommes loin d'avoir résolu s'est posé à nous. Mais, ce qui est extrêmement important, c'est que nous l'avons posé de façon pratique. Les comités de paysans pauvres ont été une étape de transition. Le premier décret portant organisation de ces comités fut promulgué par le pouvoir soviétique sur l'initiative du camarade Tsiouroupa, responsable à l'époque du ravitaillement. Il fallait arracher à la mort la population non agricole en proie aux affres de la faim. Cela n'était possible que par l'intermédiaire des comités de paysans pauvres [7], en tant qu'organisations prolétariennes. Et lorsque nous avons vu, en été 1918, la Révolution d'Octobre commencer et s'effectuer dans les campagnes, alors seulement nous nous sommes installés sur notre véritable base prolétarienne, alors seulement notre révolution est devenue prolétarienne dans les faits, et non dans les proclamations, les promesses et les déclarations.

Actuellement, nous n'avons pas encore résolu le problème posé à notre Parti : constituer les formes d'organisation du prolétariat et du semi-prolétariat ruraux. Dernièrement, à Petrograd, j'ai eu l'occasion d'assister à l'un des premiers congrès des ouvriers agricoles de la province de Petrograd. J'ai constaté que nous avançons encore à tâtons dans ce domaine, mais je pense que les choses progresseront à coup sûr. Je dois dire que l'expérience principale à retenir de cette année de direction politique, c'est que nous devons trouver ici un appui sur le plan de l'organisation. Nous avons fait un pas dans ce sens en constituant les comités de paysans pauvres, en renouvelant les Soviets et en réformant notre politique du ravitaillement où nous nous heurtions à des difficultés incroyables. Peut-être faudra-t-il modifier cette politique aux confins de la Russie qui sont en voie de devenir soviétiques : l'Ukraine, le Don. Il serait erroné de nous borner à recopier purement et simplement les décrets d'après un modèle standard, pour toutes les régions de la Russie : il serait erroné que les communistes bolcheviques, les militants des Soviets d'Ukraine et de la région du Don se mettent à les appliquer sans discernement, en bloc, aux autres régions. Nous aurons à connaître bien des traits originaux ; en aucun cas, nous ne nous imposons un modèle standard ; nous ne décidons pas une fois pour toutes que notre expérience, l'expérience de la Russie centrale, peut être reportée telle quelle dans toutes les régions périphériques. Nous ne faisons qu'aborder la tâche de l'édification véritable, nous n'en sommes qu'à nos premiers pas dans cette voie : un champ d'action illimité s'offre à nous.

J'ai indiqué que le premier acte décisif du pouvoir soviétique avait été la constitution des comités de paysans pauvres. Ils ont été lancés par les services du ravitaillement sous l'empire de la nécessité. Mais, pour mener nos tâches à bien, nous avons besoin d'autre chose que les organisations provisoires du genre des comités de paysans pauvres. Il existe chez nous, à coté des Soviets, des organisations syndicales, dont nous nous servons comme d'une école pour éduquer les masses arriérées. La couche des ouvriers qui ont en fait dirigé le pays durant cette année et appliqué toute la politique, la couche des ouvriers qui ont fait notre force, - est incroyablement mince en Russie. Nous nous en sommes convaincus, nous le ressentons personnellement. Si, quelque jour, l'historien de l'avenir réunit des documents pour savoir quels groupes ont dirigé la Russie pendant ces 17 mois, quelles sont les centaines, les milliers de personnes qui se sont chargées de tout ce travail, du poids incroyable de l'administration du pays, - personne ne voudra croire que cela ait pu être réalisé par des forces aussi infimes. Infimes, parce que les dirigeants politiques cultivés, instruits et capables étaient rares en Russie. Cette couche était mince et au cours des dernières luttes elle s'est surmenée, éreintée, elle a fait plus qu'elle ne pouvait. Je pense qu'à ce Congrès nous allons rechercher les moyens pratiques permettant d'utiliser dans l'industrie et - chose plus importante encore - dans les campagnes des forces toujours nouvelles, à une échelle de masse, de faire participer au travail des Soviets des ouvriers et des paysans situés au niveau du paysan moyen, ou même au-dessous de ce niveau. Sans leur aide, à l'échelle de masse, il nous semble impossible de poursuivre notre activité.

Comme mon temps de parole est presque écoulé, je veux simplement dire quelques mots sur notre attitude envers la paysannerie moyenne. Notre attitude à son égard était nette dans son principe dès avant le début de la révolution. Nous avions pour tâche de neutraliser la paysannerie. A Moscou, au cours d'une assemblée où il avait fallu poser la question de l'attitude envers les partis petits-bourgeois, j'ai cité les termes mêmes d'Engels, qui ne se contentait pas d'indiquer que la paysannerie moyenne est notre alliée, mais exprimait même l'assurance que l'on réussirait peut-être à éviter les mesures coercitives, répressives, même à l'encontre de la grosse paysannerie. En Russie, cette hypothèse ne s'est pas justifiée : vis-à-vis des koulaks, nous étions, nous sommes et nous resterons engagés dans une guerre civile ouverte. Cela est inévitable. Nous l'avons constaté dans la pratique. Mais, bien souvent, en raison du manque d'expérience des travailleurs des Soviets et de la difficulté de la question, les coups destinés aux koulaks sont allés frapper la paysannerie moyenne. Nous avons commis là une très grave faute. L'expérience acquise dans ce domaine nous aidera à tout faire pour l'éviter à l'avenir. Voilà la tâche qui s'impose à nous, d'une façon non pas théorique, mais pratique. Vous savez parfaitement que cette tâche est difficile. Nous ne disposons pas de biens à offrir au paysan moyen ; or c'est un matérialiste à l'esprit pratique qui réclame des biens matériels concrets, que nous ne pouvons pas donner actuellement et dont le pays devra encore se passer peut-être pendant des mois d'une dure lutte qui promet maintenant une victoire totale. Mais nous pouvons faire beaucoup dans notre pratique administrative: améliorer notre appareil, corriger une foule d'abus. La ligne de notre Parti, qui ne s'orientait pas suffisamment vers le bloc, l'alliance et l'accord avec la paysannerie moyenne, cette ligne nous pouvons et nous devons la corriger et la rectifier.

Voilà, sommairement exposé, ce que j'ai eu la possibilité de vous signaler sur l'activité économique et politique du Comité central au cours de l'année écoulée. je dois passer à présent, le plus rapidement possible, à la seconde partie de la tâche que m'a confiée le Comité central : le rapport d'organisation du Comité central. Cette tâche, seul pouvait s'en acquitter convenablement Iakov Mikhaïlovitch Sverdlov, qui avait été désigné comme rapporteur du Comité central sur ce point. Sverdlov qui était doué d'une mémoire peu commune, prodigieuse, y tenait la majeure partie de son rapport, et sa connaissance personnelle du travail d'organisation à la base lui permettait de faire ce rapport. Je ne suis pas en mesure de le remplacer, même pour un centième, car pour ce travail nous étions obligés de nous en remettre entièrement,- nous avions tout lieu d'agir ainsi,- au camarade Sverdlov, qui très souvent prenait lui-même les décisions.

Je peux donner ici de courts fragments de ce qui était préparé dans les rapports écrits. Mais le secrétariat du Comité central, qui n'a pu achever son travail, a promis de la façon la plus formelle que la semaine prochaine les rapports écrits seraient prêts pour l'impression, polycopiés et mis à la disposition de tous les membres du Congrès. Ils compléteront les indications rapides et fragmentaires que je peux donner ici. Dans les matériaux du rapport qui existent actuellement par écrit, nous trouvons tout d'abord des renseignements sur les documents reçus : 1483 pour décembre 1918 ; 1537 pour janvier 1919 et 1840 pour février. J'ai le classement en pourcentages de ces documents, mais je me permettrai de ne pas le lire. Les camarades qui s'y intéressent verront dans le rapport qui sera distribué que, par exemple, en novembre nous avons eu 490 visites au secrétariat. Et les camarades qui m'ont remis ce rapport disent qu'il n'englobe que la moitié à peine de ce dont le secrétariat a eu à s'occuper, parce que des dizaines de délégués étaient reçus chaque jour par le camarade Sverdlov, et qu'une bonne moitié d'entre eux n'étaient probablement pas fonctionnaires des Soviets, mais militants du Parti.

Je dois attirer l'attention sur le rapport d'activité de la Fédération des groupes étrangers [8]. Je connais ce secteur dans la mesure où j'ai eu la possibilité de parcourir rapidement les documents des groupes étrangers. Ils étaient 7 au début ; ils sont 9 maintenant. Les camarades des localités essentiellement grand-russes, qui n'ont pas eu la possibilité de prendre directement connaissance de ces groupes et n'ont pas vu les comptes rendus dans les journaux, voudront bien regarder les coupures de presse que je me permettrai de ne pas lire intégralement. Je dois dire qu'on remarque ici la véritable base de ce que nous avons fait
pour la IIIe Internationale. La Troisième Internationale a été fondée à Moscou lors d'un bref congrès, sur lequel, de même que sur tout ce que le Comité central propose pour toutes les questions relatives à l'Internationale, le rapport détaillé sera fait par le camarade Zinoviev. Si nous avons pu faire tant de choses en peu de temps au congrès communiste de Moscou, c'est grâce au gigantesque travail de préparation effectué par le Comité central de notre Parti et par le camarade Sverdlov chargé de son organisation. Un travail de propagande et d'agitation a été mené parmi les étrangers résidant en Russie, toute une série de groupes étrangers ont été constitués. Des dizaines de leurs membres ont été entièrement mis au courant des plans essentiels et des tâches d'ensemble de la politique, en ce qui concernait les lignes générales. Des centaines de milliers de prisonniers des armées levées par les impérialistes dans le seul but d'atteindre leurs objectifs, ont été renvoyés en Hongrie, en Allemagne, en Autriche et ont fait si bien que les bacilles du bolchevisme ont entièrement contaminé ces pays. Et si des groupes ou des partis solidaires avec nous sont prédominants, c'est grâce au travail, extérieurement invisible et présenté d'une façon rapide et sommaire dans le rapport d'organisation, des groupes étrangers en Russie. Ce travail a été l'une des pages les plus importantes de l'activité du Parti communiste de Russie, cellule du Parti communiste mondial.

Ensuite, dans les documents qui m'ont été remis, on trouve des renseignements sur la façon dont le Comité central a reçu des informations, et sur les organisations qui les lui ont fournies. Ici, le manque d'organisation propre à la Russie surgit dans toute sa honteuse indigence. Des informations régulières ont été reçues des organisations de 4 provinces, irrégulières de 14 autres, et occasionnelles de 16 autres. Les noms de ces provinces sont portés sur la liste, vous me permettrez de ne pas les lire. Bien sûr, dans ce manque extrême d'organisation qui est le nôtre, dans l'extrême carence de l'organisation, bien des choses s'expliquent par les conditions de la guerre civile, mais pas tout, loin de là. Et il ne faudrait surtout pas invoquer ce prétexte pour se couvrir et se défendre. L'activité d'organisation n'a jamais été le point fort des Russes en général et des bolcheviks en particulier, et pourtant, la tâche principale de la révolution prolétarienne est justement d'organiser. Ce n'est pas par hasard que la question de l'organisation a été mise ici à l'une des premières places. Il faut lutter ici avec énergie et fermeté, encore de l'énergie et encore de la fermeté, par tous les moyens. Nous ne ferons rien ici sans une longue éducation et une longue rééducation. C'est un domaine où la violence révolutionnaire et la dictature donnent lieu à des abus, et c'est contre ces abus que je voudrais vous mettre en garde. C'est une excellente chose que la violence révolutionnaire et la dictature, si on en use au moment voulu et contre qui il se doit. Mais il ne faut pas en user dans le domaine de l'organisation. Nous n'avons absolument pas mené à bien notre œuvre d'éducation, de rééducation et notre long travail d'organisation ; nous devons nous y attaquer systématiquement.

J'ai là un rapport financier détaillé. Le plus important des différents chapitres est celui des éditions ouvrières et des journaux : un million, un million et encore un million, ce qui fait 3 millions. 2800000 pour les organisations du Parti, 3600000 pour les frais de rédaction. Des chiffres plus détaillés se trouvent dans le rapport qui sera reproduit et distribué à tous les délégués. Pour le moment, les camarades peuvent en prendre connaissance par l'intermédiaire des représentants de groupes. Permettez-moi de ne pas les lire. Les camarades qui ont présenté les rapports ont donné ici l'élément le plus important et le plus éloquent, à savoir : le bilan général du travail de propagande sur le plan de l'édition. Les éditions Communiste ont publié 62 titres. La Pravda a rapporté, en 1918, 2 millions de bénéfices nets et sorti 25 millions d'exemplaires. Le journal Bednola a rapporté 2370000 bénéfices nets et sorti 33 millions d'exemplaires. Les camarades du Bureau d'organisation du Comité central ont promis de réexaminer les chiffres détaillés qu'ils possèdent, de façon à pouvoir comparer au moins deux points de départ. Ainsi, chacun verra le gigantesque travail d'éducation du Parti, qui pour la première fois utilise les moyens techniques modernes des gros capitalistes, leurs imprimeries, non pour la bourgeoisie, mais pour les ouvriers et les paysans. On nous a accusés des milliers et des millions de fois, et on nous accuse toujours de violer la liberté de la presse, de renier la démocratie. Nos accusateurs appellent démocratie le fait que la presse soit achetée par les capitalistes, que les riches puissent utiliser la presse pour atteindre leurs propres buts. Nous n'appelons pas cela démocratie, mais ploutocratie. Tout ce que la culture bourgeoise a créé pour tromper le peuple et défendre les capitalistes, nous le lui avons enlevé pour satisfaire les besoins politiques des ouvriers et des paysans. Et nous avons fait dans ce domaine bien plus qu'aucun parti socialiste n'a réussi à réaliser en un quart de siècle ou un demi-siècle. Mais, malgré tout, nous avons fait infiniment peu de ce qui est à faire.

Les derniers documents que m'a remis le Bureau sont les circulaires. Il y en a 14, et les camarades qui ne les connaissent pas ou pas assez, sont invités à les lire. Certes sous ce rapport l'activité du Comité central n'a pas été complète, tant s'en faut. Notons cependant que, lorsqu'on travaille dans des conditions telles que les nôtres, alors qu'il fallait donner chaque jour des directives politiques sur nombre de questions, et le faire exceptionnellement, rarement même, par l'intermédiaire du Bureau politique ou d'une réunion plénière du Comité central, - il est impossible de supposer dans ces conditions que nous ayons pu recourir fréquemment aux circulaires politiques. Je le répète : comme organisme de combat d'un parti de combat, en période de guerre civile, nous ne pouvons travailler autrement. Dans le cas contraire, ce serait ou bien des demi-mots, ou bien un parlement ; mais avec un parlement, dans une époque de dictature, on ne peut ni résoudre les questions, ni orienter le Parti ou les organisations soviétiques. Camarades, à une époque où nous utilisons l'appareil des imprimeries et de la presse bourgeoises, l'importance des circulaires du Comité central s'est réduite. Nous n'envoyons que les directives qu'il a été impossible de diffuser dans la presse, car dans notre activité, qui s'est faite au grand jour malgré son ampleur, il subsistait, il subsiste et il subsistera encore un travail clandestin. Nous ne craignons pas qu'on nous reproche notre illégalité, notre clandestinité ; non, nous en étions fiers. Et, lorsque nous avons été placés dans cette situation telle que, notre bourgeoisie renversée, nous nous sommes trouvés face à la bourgeoisie européenne, une partie de nos actes demeuraient secrets, il y avait un domaine clandestin dans notre travail.

Là-dessus, camarades, je termine mon rapport. (Applaudissements.)


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] - La Conférence des îles des Princes (mer de Marmara), envisagée sur l'initiative de Lloyd George et Wilson, devait réunir des représentants de tous les gouvernements existant sur le territoire de la Russie en vue d'élaborer des mesures pour mettre fin à la guerre civile.

Le 4 février 1919, le gouvernement soviétique informa qu'il était d'accord pour participer à la conférence. Dans l'espoir d'étouffer la République des Soviets par la force armée, Dénikine, Koltchak et autres gouvernements contre-révolutionnaires refusèrent de participer à la conférence. Elle n'eut pas lieu. [N.E.]

[2] Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne, parti centriste fondé en avril 1917. Les «indépendants» prônaient l'alliance avec les social-chauvins, répudiaient la lutte des classes. Est octobre 1920, une scission se produisit au congrès du Parti à Halle. En décembre 1920, nombre de ses membres adhérèrent au Parti communiste d'Allemagne. Les éléments de droite constituèrent un nouveau parti qui reprit le vieux nom de Parti social- démocrate indépendant et exista jusqu'en 1922. [N.E.]

[3] L'Assemblée constituante que le Gouvernement provisoire bourgeois promit de convoquer à plusieurs reprises, ne se réunit que le 5 janvier 1915. Les élections eurent lieu conformément aux liste; dressées avant la Révolution d'Octobre et ne reflétaient pas le nouveau rapport des forces politiques établi après la Révolution : les s.-r. de droite et les mencheviks y dominaient.

Après le refus de la majorité contre-révolutionnaires d'adopter la «Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité», mise à l'ordre du jour par le gouvernement soviétique, et de ratifier de Décret sur la paix et le Décret sur la terre, le Conseil exécutif central de Russie prit la décision de dissoudre l'Assemblée constituante, ce qui fut fait le 6 (19) janvier 1918. [N.E.]

[4] Partisans du courant petit-bourgeois opportuniste dans la social-démocratie russe. Après la révolution démocratique bourgeoise de Février 1917, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, entrèrent dans le Gouvernement provisoire bourgeois, soutinrent sa politique impérialiste et luttèrent contre la révolution prolétarienne montante. Après la Révolution d'Octobre, les mencheviks organisèrent et soutinrent les complots et insurrections dirigés contre le pouvoir soviétique.

[5] F. ENGELS : Introduction à l'édition de 1891 de la Guerre civile en France, dans K. MARX : La Guerre civile en France 1871, Editions Sociales, p. 22. [N.E.]

[6] L'ancien Institut Smolny à Petrograd fut le siège du gouvernement soviétique avant son transfert à Moscou en mars 1918. [N.E.]

[7] Ces comités furent institués en juin 1918. Ils avaient pour tâche d'inventorier les approvisionnements des exploitations paysannes, ils devaient prélever les excédents de blé chez les koulaks, ravitailler les paysans pauvres, répartir les instruments agricoles et les objets de première nécessité. Pratiquement les activités des comités de paysans pauvres englobaient tous les aspects du travail dans la campagne ; ils devinrent les organes de la dictature du prolétariat dans la campagne. A la fin de 1918, ces comités fusionnèrent avec les Soviets ruraux. [N.E.]

[8] La Fédération des groupes étrangers prés le P.C.(b)R. fut organisée en mai 1918 comme organisme dirigeant des communistes étrangers. Ces groupes furent chargés de faire de la propagande parmi les anciens prisonniers de guerre en Russie et parmi les troupes des interventionnistes. La Fédération fut dissoute au début de 1920. [N.E.]


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