1919

Imprimé en 1919 dans Le VIIIe Congrès du Parti communiste (bolchevique) de Russie, Compte rendu sténographique. 18-23 mars 1919

Œuvres t. 29, pp. 139-196, 198-216 et 222-226 Paris-Moscou,


Lénine

VIII CONGRES DU P.C. (b)R.

(18-23 MARS 1919)


CONCLUSIONS APRÈS LA DISCUSSION DU RAPPORT SUR LE PROGRAMME DU PARTI
LE 19 MARS

(Applaudissements.) Camarades, pour cette partie de la question, je n'ai pas pu répartir la tâche par accord préalable avec le camarade Boukharine, d'une façon aussi détaillée que nous l'avons fait pour le rapport. Peut-être, d'ailleurs, cela ne sera pas nécessaire. Il me semble que le débat qui s'est déroulé ici a surtout mis en évidence une chose, l'absence de toute contre-proposition bien définie et nettement formulée. On a beaucoup parlé de points particuliers, de façon fragmentaire, mais aucune contre-proposition n'a été faite. Je m'arrêterai sur les objections principales, qui visaient avant tout l'introduction. Le camarade Boukharine m'a dit qu'il est de ceux qui défendent l'idée de la possibilité de réunir, dans l'introduction, l'analyse du capitalisme et celle de l'impérialisme en une formulation unique, mais qu'en l'absence de celle-ci, nous devrons adopter le projet existant.

Beaucoup d'orateurs, parmi lesquels le camarade Podbelski qui s'est affirmé avec une énergie particulière, ont avancé le point de vue que le projet, tel qu'il vous est présenté, est erroné. Les démonstrations du camarade Podbelski étaient au plus haut point étranges. Celle-ci, par exemple : au paragraphe premier, notre révolution est qualifiée de révolution de telle date. Ce qui fait penser au camarade Podbelski, je ne sais trop pourquoi, que même cette révolution serait pourvue d'un numéro d'ordre. Je peux dire que nous avons affaire, au Conseil des Commissaires du Peuple, à une foule de papiers, portant des numéros d'ordre, ce qui bien souvent est lassant, mais pourquoi apporter ici aussi cette impression ? Vraiment, que vient faire ici un numéro d'ordre ? Nous fixons la date des fêtes et nous les célébrons. Le pouvoir a bien été pris le 25 octobre : qui pourrait le nier ? Si vous essayez de modifier cela de façon ou d'autre, vous aurez quelque chose d'artificiel. Si vous dites «Révolution d'Octobre-Novembre », vous permettrez ainsi de dire que les choses n'ont pas été faites en un seul jour. Mais il est évident que la révolution s'est déroulée en un temps plus long que le mois d'octobre, de novembre, qu'une année même. Le camarade Podbelski s'en est pris au fait qu'il est question, dans un paragraphe, de la future révolution sociale. A partir de là, il a présenté le programme comme une quasi-tentative de crime de « lèse-majesté » contre la révolution sociale. La révolution sociale, mais nous y sommes, et on nous en parle au futur ! Cet argument ne tient évidemment pas debout, car, dans notre programme, il est question de la révolution sociale à l'échelle mondiale.

On nous dit que nous considérons la révolution en économistes. Est-ce nécessaire ou non ? Nombreux sont ici les camarades qui, trop passionnés, en sont arrivés à prôner un sovnarkhoz [1] mondial et la subordination de tous les partis nationaux au Comité central du P.C.R. Le camarade Piatakov en est presque arrivé là. (Piatakov de sa place: « Vous pensez donc que ce ne serait pas bien ? ») Puisqu'il lance maintenant la remarque que ce ne serait pas mal, je dois répondre que, s'il y avait quelque chose de semblable dans le programme, il ne serait pas nécessaire de le critiquer : les auteurs de cette proposition s'anéantiraient eux-mêmes. Ces camarades passionnés ont négligé le fait que, dans le programme, nous devons partir de ce qui est. L'un de ces camarades, Sounitsa, je crois, qui a critiqué très vigoureusement le programme en le taxant d'indigence, etc., l'un de ces camarades passionnés a déclaré ne pouvoir approuver que ce qui doit être, c'est ce qui est, et il propose que ce qui doit être, c'est ce qui n'est pas. (Rires.) Je pense que cette manière de formuler la question, par son évidente inexactitude, suscite un rire légitime. Je n'ai pas dit que le programme devait comporter uniquement ce qui est. J'ai dit que nous devions partir de ce qui est établi d'une façon absolue. Nous devons dire et démontrer aux prolétaires et aux paysans travailleurs que la révolution communiste est inévitable. Quelqu'un a-t-il soutenu ici qu'il ne fallait pas le dire ? Si quelqu'un avait essayé de faire une telle proposition, on lui aurait démontré son erreur. Personne n'a dit ni ne dira rien de semblable ; car c'est un fait incontestable que notre Parti a accédé au pouvoir en s'appuyant non seulement sur le prolétariat communiste, mais aussi sur toute la paysannerie. Allons-nous vraiment nous contenter de dire à ces masses qui marchent maintenant avec nous : «L'affaire du Parti est uniquement de promouvoir l'édification socialiste. La révolution communiste est faite, à vous de réaliser le communisme. » Ce point de vue ne tient absolument pas debout, c'est une erreur théorique. Notre Parti a amené à lui directement, et plus encore indirectement, des millions d'hommes qui voient clair maintenant dans la question de la lutte des classes, dans celle de la transition du capitalisme au communisme.

On peut dire à présent, et cela naturellement sans aucune exagération, que nulle part, dans aucun autre pays, la question de la transformation du capitalisme en socialisme n'a intéressé la population laborieuse comme elle l'intéresse maintenant chez nous. Les gens y pensent beaucoup plus que dans n'importe quel autre pays. Et le Parti ne devrait pas donner de réponse à cette question ? Nous devons montrer scientifiquement comment cette révolution communiste se déroulera. De ce point de vue, toutes les autres propositions sont bâtardes. D'ailleurs, c'est une chose que nul n'a voulu supprimer intégralement. On a parlé d'une façon vague : peut-être pourrait-on réduire, ne pas citer l'ancien programme, puisqu'il n'est pas juste. Mais, s'il en avait été ainsi, comment aurions-nous pu nous en inspirer durant tant d'années d'activité ? Nous aurons peut-être un programme général lorsque sera instituée la République soviétique mondiale ; d'ici là nous en rédigerons certainement encore plusieurs. Mais les rédiger maintenant, alors qu'il n'existe qu'une seule République soviétique, à la place de l'ancien Empire russe, serait prématuré. Même la Finlande, qui s'achemine incontestablement vers une République soviétique, ne l'a pas encore réalisée ; or, la Finlande se distingue de tous les autres peuples de l'ancien Empire russe par son niveau culturel supérieur. De sorte que prétendre, actuellement, donner dans le programme l'expression d'un processus achevé serait la plus grande des erreurs. Cela ressemblerait à ce qui se produirait si nous mettions en avant dans le programme, actuellement, le sovnarkhoz mondial. Cependant, nous-mêmes, nous ne sommes pas encore habitués à ce mot barbare de « sovnarkhoz » ; quant aux étrangers, il leur arrive, dit-on, de chercher dans l'indicateur si cette gare existe. (Rires.) Ces mots-là, nous ne pouvons pas les imposer par décret au monde entier.

Pour être international, notre programme doit tenir compte des éléments de classe caractéristiques pour tous les pays sur le plan économique. Il est caractéristique pour tous les pays que le capitalisme se développe encore en maints endroits. C'est vrai pour toute l'Asie, pour tous les pays qui passent à la démocratie bourgeoise, c'est vrai pour toute une série de régions russes. Ainsi, le camarade Rykov, qui connaît très bien les faits dans le domaine de l'économie, nous a parlé de la nouvelle bourgeoisie qui existe chez nous. C'est la vérité. Elle ne naît pas seulement parmi nos fonctionnaires soviétiques (bien qu'elle puisse y apparaître aussi, dans des proportions infimes), elle naît dans les milieux paysans et artisanaux, libérés du joug des banques capitalistes et actuellement coupés des transports ferroviaires. C'est un fait. De quelle façon voulez-vous donc l'éluder ? Ainsi, vous ne faites qu'entretenir vos illusions, ou bien introduire une brochure mal étudiée dans une réalité qui est beaucoup plus complexe. Elle nous montre que, même en Russie, l'économie marchande capitaliste vit, agit, se développe et engendre une bourgeoisie comme dans n'importe quelle société capitaliste.

Le camarade Rykov a dit : « Nous combattons la bourgeoisie qui naît chez nous parce que l'économie paysanne n'a pas encore disparu, et que cette économie engendre la bourgeoisie et le capitalisme. » Nous ne possédons pas de données précises à ce sujet, mais il est incontestable que ce phénomène se produit. Dans le monde entier, la République soviétique n'existe pour le moment qu'à l'intérieur des frontières de l'ancien Empire russe. Dans toute une série de pays, elle croît et se développe, mais elle n'existe encore dans aucun autre pays. C'est pourquoi prétendre dans notre programme à des choses auxquelles nous ne sommes pas encore arrivés, c'est faire preuve de fantaisie, c'est vouloir échapper à une réalité désagréable qui nous montre que les douleurs de l'enfantement de la république socialiste sont incontestablement plus violentes dans les autres pays que celles que nous avons subies. Cela a été pour nous chose facile, parce que nous avons donné force de loi, le 27 octobre 1917, à ce que revendiquaient les paysans dans les résolutions socialistes-révolutionnaires [2]. Ceci, aucun pays ne l'a fait. Le camarade suisse et le camarade allemand nous ont indiqué qu'en Suisse les paysans sont plus que jamais montés contre les grévistes, et qu'en Allemagne on ne perçoit pas le moindre souffle de liberté dans les campagnes, qui se manifesterait par la création de Soviets de salariés agricoles et de petits paysans. Chez nous, dans les premiers mois qui ont suivi la révolution, les Soviets des députés paysans ont gagné presque tout le pays. Nous, dans un pays arriéré, nous les avons créés. Ici, se pose un problème gigantesque, que les peuples capitalistes n'ont pas encore résolu. Et en quoi sommes-nous une nation capitaliste exemplaire ? Avant 1917, des vestiges du servage subsistaient encore chez nous. Seulement, aucune nation de structure capitaliste n'a encore montré comment cette question se règle dans la pratique. Nous avons accédé au pouvoir dans des conditions exceptionnelles, à un moment où l'oppression tsariste obligeait à procéder très vigoureusement à une transformation radicale et rapide, et nous avons su, dans ces conditions exceptionnelles, nous appuyer pour quelques mois sur l'ensemble de la paysannerie. C'est un fait historique. Au moins jusqu'à l'été 1918, jusqu'à la fondation des comités de paysans pauvres, nous nous sommes maintenus en tant que pouvoir en nous appuyant sur l'ensemble de la paysannerie. Cela n'est possible dans aucun pays capitaliste. Voilà le fait économique essentiel que vous oubliez lorsque vous parlez de réformer de fond en comble tout le programme. Sans cela, votre programme ne reposera pas sur une base scientifique.

Nous sommes tenus de partir de cette idée marxiste, reconnue de tous, qu'un programme doit être édifié sur une base scientifique. Il doit expliquer aux masses comment la révolution communiste est née, pourquoi elle est inévitable, quelle est sa signification, son essence et sa force, ce qu'elle doit résoudre. Notre programme doit être un guide pour la propagande, un guide tout comme le furent tous les programmes, comme l'était par exemple celui d'Erfurt [3]. Chacun de ses paragraphes contenait en puissance des centaines de milliers de discours et d'articles de propagande. Dans notre programme, chaque paragraphe représente ce que doit savoir, assimiler et comprendre tout travailleur. S'il ne comprend pas ce qu'est le capitalisme, s'il ne comprend pas que la petite paysannerie et l'économie artisanale engendrent inéluctablement et nécessairement ce capitalisme en permanence, s'il ne comprend pas cela, alors, se déclarerait-il cent fois communiste et ferait-il étalage du communisme le plus radical, ce communisme-là ne vaudrait pas un liard. Nous n'apprécions le communisme que lorsqu'il est économiquement fondé.

La révolution socialiste changera bien des choses, même dans certains pays avancés. Le mode de production capitaliste existe toujours dans le monde entier, souvent en conservant ses formes les moins évoluées, bien que l'impérialisme ait rassemblé et concentré le capital financier. Dans aucun pays, même le plus évolué, on ne saurait trouver le capitalisme uniquement sous sa forme la plus parfaite. Même en Allemagne, il n'y a rien de semblable. Lorsque nous recueillions la documentation pour nos tâches concrètes, le camarade responsable du Bureau central des statistiques nous a appris qu'en Allemagne, le paysan allemand a dissimulé aux services de ravitaillement 40% de ses excédents de pommes de terre. Dans cet Etat capitaliste, où le capitalisme est en plein développement, les petites exploitations paysannes subsistent, avec la petite vente libre et la petite spéculation. Il ne faut pas oublier ces faits. Parmi les 300000 membres du Parti représentés ici, en trouverait-on beaucoup qui savent parfaitement s'y reconnaître dans cette question ? C'est de l'infatuation ridicule de supposer que, puisque nous qui avons eu la chance de rédiger le projet, nous connaissons tout cela, la masse des communistes l'a également compris. Non, ils ont besoin de cet a b c, ils en ont cent fois plus besoin que nous, car il ne peut y avoir de communisme pour ceux qui n'ont pas assimilé ce qu'est le communisme et ce qu'est l'économie marchande, qui n'ont pas obtenu d'explication à ce sujet. Chaque jour, à propos de chaque question de politique économique pratique, concernant le ravitaillement, l'agriculture ou le Conseil supérieur de l'économie nationale, nous butons contre ces faits de la petite économie marchande. Et il ne faudrait pas en parler dans le programme ! Si nous agissions ainsi, nous ne ferions que montrer que nous sommes impuissants à résoudre cette question, que le succès de la révolution dans notre pays s'explique par des conditions exceptionnelles.

Des camarades viennent nous voir d'Allemagne pour étudier les formes du régime socialiste. Et nous devons agir de façon à prouver notre force aux camarades étrangers, à leur faire voir que dans notre révolution, nous ne sortons nullement du cadre de la réalité, de façon à leur fournir des matériaux irréfutables. II serait ridicule de présenter notre révolution comme une sorte d'idéal pour tous les pays, d'imaginer qu'elle a fait toute une série de découvertes géniales et introduit un tas d'innovations socialistes. Jamais je n'ai entendu dire une chose pareille et je soutiens que nous ne l'entendrons pas. Nous avons l'expérience des premiers pas de la destruction du capitalisme dans un pays où le rapport entre le prolétariat et la paysannerie est particulier. Il n'y a rien de plus. Si nous jouons les grenouilles en nous enflant d'importance, nous serons la risée du monde entier, nous ne serons que des fanfarons.

Nous avons éduqué le Parti du prolétariat d'après un programme marxiste, et il faut éduquer de même les dizaines de millions de travailleurs de chez nous. Nous nous sommes réunis ici, nous, les dirigeants idéologiques, et nous devons dire aux masses : « Nous avons éduqué le prolétariat et nous sommes partis, toujours et avant tout, d'une analyse économique exacte. » Cette tâche n'est pas l'affaire du manifeste. Le Manifeste de la IIIe Internationale est un appel, une proclamation qui attire l'attention sur ce qui nous incombe et fait appel aux sentiments des masses. Faites l'effort de démontrer scientifiquement que vous avez une base économique et que vous ne bâtissez pas sur le sable. Si vous ne le pouvez pas, ne prenez pas sur vous de rédiger un programme. Pour cela, nous ne pouvons faire autrement que reconsidérer tout ce que nous avons vécu en 15 ans. Si nous avions dit, il y a 15 ans, que nous allions vers la révolution sociale future, et si maintenant nous y sommes arrivés, cela nous affaiblit-il ? Cela nous renforce et nous affermit. Tout se ramène au fait que le capitalisme se transforme en impérialisme, tandis que l'impérialisme conduit au début de la révolution socialiste. C'est ennuyeux et long, et aucun pays capitaliste n'est encore passé par ce processus. Mais le signaler dans le programme est une nécessité.

Voilà pourquoi les objections théoriques qui ont été faites ne résistent pas à la critique, même la plus légère. Je ne doute pas que, si l'on faisait travailler de trois à quatre heures par jour 10 ou 20 hommes de lettres experts dans l'art d'exprimer leur pensée, ils mettraient sur pied en un mois un programme meilleur, plus cohérent. Mais exiger que ce travail soit fait en un jour ou deux, comme l'a suggéré le camarade Podbelski, c'est ridicule. Nous avons travaillé plus qu'un jour ou deux, et même que deux semaines. Je le répète, s'il était possible d'élire pour un mois une commission de 30 membres et de la faire travailler quelques heures par jour, sans qu'elle soit dérangée par les coups de téléphone, elle nous donnerait sans aucun doute un programme cinq fois meilleur. Mais personne n'a contesté ici le fond de la question. Un programme qui ne parlerait pas des bases de la production marchande et du capitalisme ne serait pas un programme international marxiste. Pour être international, il ne lui suffit pas de proclamer la République soviétique mondiale, ou l'abolition des nations, comme l'a proclamé le camarade Piatakov : pas besoin de nations, quelles qu'elles soient ; ce qu'il faut, c'est l'union de tous les prolétaires. Naturellement, c'est un but magnifique, et cela sera, mais à un tout autre stade du développement communiste. Le camarade Piatakov dit avec un sentiment évident de supériorité : «Vous étiez retardataires en 1917, et maintenant vous avez progressé. » Nous avons progressé lorsque nous avons inclus dans le programme ce qui commençait à correspondre à la réalité. Lorsque nous avons dit que les nations marchent de la démocratie bourgeoise au pouvoir prolétarien, nous avons dit ce qui est, alors qu'en 1917, c'était ce que vous souhaitiez.

Lorsqu'il y aura entre les spartakistes et nous la confiance et la camaraderie totales nécessaires à un communisme unifié, alors la confiance et la camaraderie, qui naissent chaque jour et seront peut-être obtenues dans quelques mois, seront inscrites dans le programme. Mais tant qu'elles n'existent pas encore, le proclamer, c'est les attirer là où leur expérience propre ne les a pas encore amenés. Nous disons que le type soviétique a acquis une portée internationale. Le camarade Boukharine a mentionné les comités anglais des anciens de fabrique. Ce n'est pas tout à fait la même chose que les Soviets. Ils grandissent, mais sont encore en gestation. Lorsqu'ils viendront au monde, alors, on « verra ce qu'on verra ». Mais dire que nous faisons aux ouvriers anglais le don des Soviets russes, cela ne résiste pas à l'ombre d'une critique.

Ensuite, je dois m'arrêter sur le problème de l'autodétermination des nations. Ce point a pris une importance exagérée dans notre critique. La faiblesse de notre critique se manifeste en ce que cette question, qui joue en fait un rôle moins que secondaire dans la construction générale du programme, dans la somme globale des revendications du programme, cette question a pris, dans notre critique, une importance spéciale.

Tandis que le camarade Piatakov parlait, je me demandais au comble de l'étonnement s'il s'agissait d'une délibération sur le programme ou d'un débat opposant deux bureaux d'organisation. Lorsque le camarade Piatakov disait que les communistes ukrainiens se conforment aux directives du C.C. du P.C.(b)R., je n'ai pas compris sur quel ton il parlait. Sur un ton de regret ? Je ne soupçonnerais pas le camarade Piatakov d'une chose pareille, mais le sens de son discours était celui-ci : à quoi bon toutes ces autodéterminations, quand il y a un excellent Comité central à Moscou ! C'est un point de vue puéril. L'Ukraine a été détachée de la Russie par des conditions exceptionnelles, et le mouvement national n'y a pas jeté de racines profondes. Dans la mesure où il s'était manifesté, les Allemands l'ont extirpé de force. C'est un fait, mais un fait exceptionnel. Même pour la langue, la situation y est telle qu'on ne sait plus si l'ukrainien est une langue de masse ou non. Les masses laborieuses des autres nations étaient pleines de méfiance à l'égard des Grands-Russes, considérés par elles comme une nation de koulaks et d'oppresseurs. C'est un fait. Un représentant finlandais m'a raconté que, dans la bourgeoisie de son pays qui haïssait les Grands-Russes, on entend dire : « Les Allemands se sont montrés plus féroces, l'Entente aussi, essayons plutôt les bolcheviks ». Voilà l'immense victoire que nous avons remportée sur la bourgeoisie finlandaise dans la question nationale. Ce qui ne nous empêchera nullement de la combattre, en tant qu'adversaire de classe, en choisissant à cet effet les moyens appropriés. La République soviétique qui s'est formée dans le pays dont le régime tsariste opprimait la Finlande, doit proclamer son respect du droit à l'indépendance des nations. Avec le gouvernement finlandais rouge qui n'a pas duré bien longtemps, nous avons conclu un traité, nous lui avons accordé certaines concessions territoriales, au sujet desquelles j'ai entendu pas mal d'objections purement chauvines : « Comment, ces bonnes pêcheries qu'il y a là-bas, vous les leur avez abandonnées !» Ce sont des objections qui m'ont fait dire : grattez tel communiste, et vous découvrirez le chauvin grand-russe.

Il me semble que cet exemple finlandais, comme celui des Bachkirs, montre que, dans la question nationale, on ne saurait raisonner en recherchant coûte que coûte l'unité économique. Elle est certes nécessaire ! Mais nous devons chercher à la réaliser au moyen de la propagande, de l'agitation, de l'union librement consentie. Les Bachkirs se méfient des Grands-Russes, parce que ceux-ci sont plus civilisés et en ont profilé pour piller les Bachkirs. C'est pourquoi, dans ces régions reculées, le nom de Grand-Russe est synonyme d'«oppresseur », de « filou ». Il faut en tenir compte et il faut lutter contre cela. Mais c'est une entreprise de longue haleine. Aucun décret ne saurait rétablir la confiance. Là, nous devons nous montrer très prudents. La prudence est particulièrement nécessaire de la part d'une nation comme la nation grand-russe, qui a soulevé une haine forcenée contre elle dans toutes les autres nations, et c'est maintenant seulement que nous avons appris, bien mal encore, à corriger les choses. Nous avons, par exemple, au Commissariat à l'Instruction publique ou autour de lui des communistes qui disent : école unique, donc ne vous avisez pas d'enseigner dans une autre langue que le russe ! A mon avis, un tel communiste est un chauvin grand-russe. Il vit en beaucoup d'entre nous, et il faut lutter contre lui.

Voilà pourquoi nous devons dire aux autres nations que nous sommes des internationalistes jusqu'au bout et que nous recherchons l'union librement consentie des ouvriers et des paysans de toutes les nations. Cela n'exclut nullement les guerres. La guerre est une autre question, qui découle de la nature même de l'impérialisme. Si nous faisons la guerre à Wilson, et que Wilson fasse son instrument d'une petite nation, nous disons que nous combattons cet instrument. Nous n'avons jamais été contre. Jamais nous n'avons dit que la République socialiste peut exister sans forces armées. Sous certaines conditions, la guerre peut apparaître comme une nécessité. Mais actuellement, pour ce qui est de l'autodétermination des nationalités, le fond de la question est que les différentes nations suivent une voie historique identique, mais en décrivant des zigzags, en empruntant des sentiers d'une extrême diversité, et que les nations plus civilisées progressent de toute évidence autrement que celles qui le sont moins. La Finlande a avancé autrement. L'Allemagne avance autrement. Le camarade Piatakov a mille fois raison de dire que l'unité nous est nécessaire. Mais il faut la conquérir au moyen de la propagande, de l'influence du Parti, en créant des syndicats unifiés. Cependant, là encore il ne faut pas s'en tenir au modèle type. Si nous supprimions ce point, ou si nous le rédigions autrement, nous bifferions la question nationale du programme. Ce serait faisable, s'il existait des hommes sans particularités nationales. Mais il n'en existe pas, et, en agissant autrement, nous ne pourrions absolument pas édifier la société socialiste.

Je pense, camarades, que le programme ici proposé doit être pris pour base, qu'il faut le renvoyer à la commission, en adjoignant à celle-ci des représentants de l'opposition, ou, plus exactement, des camarades qui ont fait ici des propositions constructives, et faire adopter par cette commission : 1) les amendements au projet mentionnés, et 2) les objections théoriques sur lesquelles l'accord est impossible. Je pense que ce sera la façon la plus judicieuse de poser la question, et celle qui nous fournira le plus rapidement la bonne solution. (Applaudissements.)


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Sovnarkhoz - abréviation de Soviet narodnovo khozaïstva (Conseil de l'économie nationale), organisme dirigeant de l'économie soviétique dans les premières années de la révolution. [N.E.]

[2] Le Décret sur la terre fut promulgué le 26 octobre (8 novembre) 1917 par le IIe Congrès des Soviets de Russie. Ce décret abolissait la propriété privée de la terre et proclamait la nationalisation du sol. Il comprenait le «Mandat impératif paysan sur la terre» qui proposait d'adopter le mot d'ordre socialiste-révolutionnaire de la «jouissance égalitaire du sol fondée sur le travail ». En expliquant pourquoi les bolcheviks qui s'étaient prononcés contre ce mot d'ordre, jugèrent possible de l'adopter, Lénine dit: « ...En tant que gouvernement démocratique, nous ne pouvons pas éluder les décisions prises par les couches populaires, quand bien même nous ne serions pas d'accord avec elles. En appliquant le décret dans la pratique, en l'appliquant sur les lieux, les paysans comprendront eux-mêmes où est la vérité " (V. LENINE, Œuvres, Paris-Moscou, t. 26, p. 269) [N.E.]

[3] Programme du Parti social-démocrate d'Allemagne adopté en octobre 1891 au congres d'Erfurt. [N.E.]


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