1920

Publié intégralement en 1920 dans Le IXe Congrès du Parti communiste de Russie. Compte rendu sténographique. Le discours de clôture fut publié en entier pour la première fois en 1960 dans Le IXe Congrès du P.C.(b) de Russie. Mars-avril 1920. Procès verbaux.

Œuvres t. 30, pp. 453-503 Paris-Moscou,


Lénine

IXe CONGRÈS DU P.C. (b)R.

(29 MARS - 5 AVRIL 1920)


RAPPORT DU COMITÉ CENTRAL
LE 29 MARS

Camarades,

Avant d'aborder mon rapport, je dois vous dire qu'il est divisé en deux parties, comme au dernier congrès : questions politiques et questions d'organisation. Cette division fait avant tout penser à la façon dont s'est cristallisé le travail du Comité central, vu de l'extérieur, au point de vue de l'organisation. Notre parti a passé sa première année sans J. Sverdlov, et cette perte ne pouvait manquer d'être ressentie par toute l'organisation du Comité central. Personne n'a su coordonner, comme savait le faire le camarade Sverdlov, le travail politique et d'organisation, et nous avons dû essayer de remplacer son activité à lui par celle d'un groupe.

Le travail du Comité central au cours de l'année écoulée a été, sur le plan de l'action courante, quotidienne, assuré par deux collèges désignés à l'assemblée plénière du C.C. : le Bureau d'organisation du C.C. et le Bureau politique du C.C., le secrétaire étant membre des deux bureaux afin d'assurer la coordination et l'unité de leurs décisions. La situation était telle que la répartition des forces du parti a été la principale tâche immédiate du Bureau d'organisation, tandis que les questions politiques incombaient au Bureau politique. Il va de soi que cette division est jusqu'à un certain point artificielle et qu'on ne peut faire aucune politique sans la traduire par des nominations et des mutations. Toute question d'organisation revêt donc une portée politique et la pratique veut, chez nous, que la déclaration d'un seul membre du Comité central suffise pour que toute question soit, pour telle ou telle raison, considérée comme étant d'ordre politique. Tenter de délimiter autrement l'activité du C.C. ne serait sans doute pas rationnel et n'atteindrait guère pratiquement le but assigné.

Cette façon de diriger les affaires a donné d'excellents résultats : pas une fois, il n'y a eu de difficultés entre les deux bureaux. Les travaux de ces deux organismes se sont généralement poursuivis dans une atmosphère amicale, et l'application pratique des mesures a été facilitée par la présence du secrétaire, le secrétaire du parti se conformant d'ailleurs pleinement et exclusivement à la volonté du C.C. Il faut souligner dès le début, afin d'écarter tout malentendu, que le secrétaire du Comité central du parti n'a jamais fait qu'appliquer les décisions collectives du C.C., prises par le Bureau d'organisation ou le Bureau politique, ou par le C.C. siégeant en séance plénière. Autrement, le travail du C.C. ne saurait être mené comme il convient.

Après ces brèves remarques sur la division intérieure du travail du Comité central, j'aborde ma tâche, le rapport d'activité du C.C. Il est extrêmement difficile d'exposer le travail politique du C.C. si l'on comprend cette tâche au sens littéral du mot. Au cours de cette année, une partie considérable du travail du Bureau politique a consisté à régler les problèmes de toute sorte dans le domaine politique ayant trait à l'activité de toutes les institutions soviétiques et du parti, de toutes les organisations de la classe ouvrière, problèmes embrassant et visant à orienter toute l'activité de la République soviétique. Le Bureau politique a tranché toutes les questions de politique intérieure et extérieure. On comprend qu'il est impossible de prétendre les énumérer même approximativement. Vous trouverez dans les publications du Comité central à l'occasion du congrès tous les matériaux nécessaire, pour faire le point. Tenter de répéter ce bilan dans le rapport serait au-dessus de mes forces et, je crois, n'intéresserait pas les délégués. Chacun de nous qui travaille dans quelque organisation des Soviets et du parti, assiste chaque jour à la succession extraordinaire des problèmes de politique extérieure et intérieure. La solution même de ces questions, telle qu'elle s'est exprimée dans les décrets du pouvoir des Soviets, dans l'activité des organisations du parti, à chaque tournant, s'identifiait à l'appréciation même du C.C. du parti. Il faut dire que les questions ont été si nombreuses qu'il a fallu presque toujours les régler avec une précipitation extrême, et c'est seulement parce que les membres du collège se connaissent bien entre eux, connaissent leurs nuances d'opinions, grâce à leur confiance mutuelle que le travail a pu être accompli. En d'autres circonstances, ce travail eût été au-dessus des forces d'un collège même trois fois plus nombreux. Il a souvent fallu régler des questions compliquées en suppléant aux réunions par des conversations téléphoniques. Nous l'avons fait avec la certitude que certaines questions manifestement compliquées et litigieuses ne seraient pas laissées dans l'ombre. Maintenant qu'il me faut présenter un rapport d'ensemble, je me permettrai, au lieu de faire une étude chronologique ou une classification par sujets, de m'arrêter sur les faits essentiels les plus importants, sur ceux précisément qui relient l'expérience d'hier, ou plus exactement de l'année écoulée, à nos tâches présentes.

Le moment n'est pas encore venu d'écrire l'histoire du pouvoir des Soviets. Et s'il était venu, je dirais, pour ma part, et au nom du Comité central, je pense, que nous n'avons pas l'intention de nous faire historiens ; nous nous intéressons au présent et à l'avenir. L'année écoulée, nous la considérons comme une expérience, comme une leçon, comme un marchepied qui nous permet d'aller plus avant. De ce point de vue, le travail du C.C. se divise en deux grandes branches : les questions militaires qui définissaient la situation internationale de la République, et l'ouvre pacifique de l'édification économique intérieure, qui n'a commencé a s'avancer au premier plan qu'à la fin de l'année écoulée peut-être ou au début de l'année courante, lorsqu'il est devenu tout à fait évident que nous avions remporté une victoire décisive sur les fronts décisifs de la guerre civile. Au printemps de l'an dernier, notre situation militaire était extrêmement difficile: nous devions, comme vous vous en souvenez, subir bien des revers, des attaques nouvelles, énormes, imprévisibles des représentants de la contre-révolution et de l'Entente. Aussi, est-il tout à fait naturel que la majeure partie de cette période ait été absorbée par les travaux d'ordre militaire, par la guerre civile, tâche qui paraissait insoluble à tous les hommes pusillanimes, sans parler du parti des mencheviks, des socialistes-révolutionnaires et autres représentants de la démocratie petite-boulgeoise, à la masse des éléments intermédiaires et leur faisait dire très sincèrement qu'il n'y avait pas de solution, que la Russie arriérée et affaiblie ne pouvait vaincre le régime capitaliste du monde entier, puisque la révolution tardait en Occident. Et c'est pourquoi, demeurant sur nos positions, nous devions dire avec une entière fermeté et une pleine confiance que nous vaincrions ; nous devions appliquer le mot d'ordre : « tout pour la victoire » et « tout pour la guerre ».

Il fallait, au nom de ce mot d'ordre; se résoudre ouvertement et consciemment à ne pas satisfaire de nombreux besoins primordiaux, en privant de secours bien des gens, convaincus que nous étions de la nécessité de concentrer toutes les forces sur la guerre et de vaincre dans cette guerre que nous imposait l'Entente. C'est uniquement parce que le parti veillait au grain, était rigoureusement discipliné, et que son autorité unissait toutes les institutions et toutes les administrations, parce que des dizaines, des centaines, des milliers et, en fin de compte, des millions d'hommes obéissaient comme un seul au mot d'ordre du Comité central, c'est uniquement parce que d'immenses sacrifices ont été consentis que le miracle qui s'est produit a pu se produire. C'est seulement pour cette raison que nous avons pu vaincre, malgré les deuxième, troisième et quatrième campagnes des impérialistes de l'Entente et du monde entier. Nous ne nous bornons pas, bien sûr, à souligner cet aspect de la question ; nous devons ne pas perdre de vue que c'est une leçon, que sans discipline et sans centralisation, jamais nous n'aurions rempli notre tâche. Les sacrifices sans nom que nous avons consentis pour sauver notre pays de la contre-révolution, pour permettre à la révolution russe de battre Dénikine, Ioudénitch et Koltchak sont le gage de la révolution sociale mondiale. Il a fallu, pour y parvenir, la discipline du parti, la centralisation la plus rigoureuse, la conviction absolue que les plus lourds sacrifices de dizaines et de centaines de milliers d'hommes contribueraient à réaliser toutes ces tâches, que cela pouvait être et serait vraiment fait. Et il fallait pour cela que notre parti et la classe qui exerce la dictature, la classe ouvrière, fussent les facteurs de l'union de millions et de millions de travailleurs en Russie et dans le monde entier.

Quand on pense à la cause profonde de ce miracle historique - la victoire d'un pays faible, épuisé et arriéré sur les pays les plus puissants du monde -, nous voyons qu'elle réside en définitive dans la centralisation, la discipline et une abnégation sans précédent. Sur quelle base? Des millions de travailleurs ont pu parvenir, dans le pays le moins éduqué, à l'organisation, à cette discipline et cette centralisation grâce à ce que les ouvriers formés à l'école du capitalisme sont unis par le capitalisme ; que le prolétariat dans tous les pays avancés s'est uni dans des proportions d'autant plus larges qu'il s'agit d'un pays plus avancé ; d'un autre côté, parce que la propriété, la propriété capitaliste, la petite propriété dans la production marchande, divise. La propriété divise et nous, nous unissons un nombre sans cesse croissant de millions de travailleurs dans le monde entier. Les aveugles mêmes, pourrait-on dire, le voient maintenant, tout au moins ceux d'entre eux qui naguère ne voulaient pas voir. Plus le temps passait, et plus nos ennemis se divisaient. Ils étaient divisés par la propriété capitaliste, par la propriété privée en régime de production marchande, qu'ils soient de petits propriétaires spéculant sur les excédents de blé et s'enrichissant au détriment des ouvriers affamés, ou des capitalistes de divers pays, bien que détenteurs de la puissance militaire, fondateurs de la « Société des Nations », la « grande société unissant » toutes les nations avancées du monde. Leur unité n'est que fiction, duperie, mensonge, du commencement à la fin. Et nous avons vu - exemple prodigieux ! - cette fameuse « Société des Nations » qui a prétendu distribuer des mandats pour gouverner des Etats, partager le monde, se révéler un bluff qui a crevé sur le coup parce que fondée sur la propriété capitaliste. Nous l'avons vu à l'échelle historique la plus vaste : ainsi se confirme cette vérité essentielle sur la reconnaissance de laquelle nous bâtissions notre juste conviction, notre certitude absolue de la victoire de la Révolution d'Octobre, notre conviction de servir une cause à laquelle se joindront, malgré toutes les difficultés, en dépit de tous les obstacles, des millions et des millions de travailleurs de tous les pays. Nous savions que nous avions des alliés et qu'il fallait faire preuve d'abnégation, dans le pays que l'histoire chargeait d'une tâche d'honneur infiniment difficile, afin que les sacrifices sans nom fussent payés au centuple car chaque mois supplémentaire que nous tiendrions dans notre pays nous procurerait des millions et des millions d'alliés dans tous les pays.

Si l'on cherche en définitive à comprendre pourquoi nous avons pu vaincre, pourquoi nous devions vaincre, il apparaît que c'est uniquement parce que tous nos ennemis, formellement attachés par toute espèce de liens aux gouvernements et aux représentants du capital les plus puissants du monde, se sont avérés divisés, en dépit de leur union formelle ; c'est au fond leur lien intérieur qui les a divisés et jetés les uns contre les autres ; la propriété capitaliste les a désagrégés, transformés d'alliés en bêtes fauves. Si bien qu'ils ne voyaient pas la Russie des Soviets accroître le nombre des sympathisants parmi les soldats anglais débarqués à Arkhangelsk, parmi les marins français débarqués à Sébastopol, parmi les ouvriers de tous les pays où les social-conciliateurs ont pris parti pour le capital, dans tous les pays avancés sans exception. Cette cause fondamentale, cette cause la plus profonde, nous a valu en fin de compte la victoire la plus sûre : elle reste la source principale, indéfectible, intarissable de notre force et nous permet de dire que lorsque nous aurons pleinement réalisé dans notre pays la dictature du prolétariat, l'union maximum de ses forces par l'intermédiaire de son avant-garde, son parti avancé, nous pourrons attendre la révolution mondiale. Et c'est, en réalité, l'expression de la volonté, de la résolution du prolétariat de se battre, l'expression de la volonté prolétarienne d'unir les millions et les dizaines de millions d'ouvriers de tous les pays.

MM. les bourgeois et les pseudo-socialistes de la IIe Internationale ont dit que ce sont là des propos de propagande. Non. c'est la réalité historique confirmée par l'expérience pénible et sanglante de la guerre civile en Russie, car cette guerre civile a été une guerre contre le capital. mondial, et ce capital s'est effrité de lui-même dans la bataille, s'est dévoré, tandis que nous en sortions mieux trempés, plus forts, dans un pays où le prolétariat mourait de faim, décimé par le typhus. Nous y avons sans cesse rallié de nouveaux travailleurs. Ce qui paraissait naguère aux conciliateurs une phrase de propagande, ce dont la bourgeoisie s'était accoutumée à rire, l'année écoulée de notre révolution, l'année dont nous rendons surtout compte, en a fait une réalité historique indéniable qui nous permet d'affirmer avec la conviction la plus positive : si nous y sommes parvenus, c'est que nous avons une base mondiale infiniment plus large que n'en eut aucune des révolutions antérieures. Nous avons une alliance internationale qui n'est consignée nulle part, qui n'a pas de caractère officiel, qui n'est rien du point de vue du « droit étatique » mais qui est tout dans la réalité du monde capitaliste en décomposition. Chaque mois pendant lequel nous avons combattu pour gagner de nouvelles positions, ou tenu simplement, contre un ennemi infiniment puissant, prouvait au monde entier que nous avions raison et nous ralliait de nouveaux millions d'hommes.

Cela paraissait difficile et s'accompagnait d'immenses défaites. L'effroyable terreur blanche en Finlande [1] a justement été suivie, cette année, par la défaite de la révolution hongroise, étouffée par les représentants de l'Entente à l'insu de leurs parlements, en vertu d'un traité secret conclu avec la Roumanie.

Ç'a été la plus lâche trahison, le complot machiné par l'Entente internationale pour étouffer la révolution hongroise par la terreur blanche ; et je ne parle pas de ce qui a été fait pour s'entendre avec les conciliateurs allemands afin d'étouffer la révolution allemande [2] ; comment ceux qui avaient qualifié Liebknecht d'honnête Allemand se sont jetés, avec les impérialistes allemands, comme des chiens enragés, sur cet honnête Allemand, Ils ont dépassé la mesure, mais tous leurs excès dans la répression n'ont fait que nous affermir, nous renforcer et saper le terrain sous leurs pieds.

Je pense que nous devons avant tout tenir compte de cette expérience capitale que nous avons acquise. Il faut particulièrement fonder notre agitation et notre propagande sur l'analyse, sur l'explication de ce qui a permis notre victoire, de ce qui a fait que les sacrifices de la guerre civile ont été payés au centuple, de la manière dont il faut utiliser cette expérience pour vaincre dans l'autre guerre, une guerre sans effusion de sang dont la forme seule a changé parce que ce sont les mêmes vieux représentants, chefs et serviteurs de l'ancien monde capitaliste qui la font contre nous par des moyens plus acharnés, plus véhéments, plus forcenés. Notre révolution a, mieux que toute autre, vérifié cette loi que la force d'une révolution, sa puissance agressive, son énergie, sa résolution et sa victoire triomphante accroissent du même coup la résistance de la bourgeoisie. Plus nous remportons de victoires et mieux les exploiteurs capitalistes apprennent à s'unir et passent à des offensives plus déterminées. Car, vous vous en souvenez tous fort bien, c'est assez récent dans le temps, mais déjà loin du point de vue des événements actuels, le bolchevisme était, vous vous en souvenez, considéré, au début de la Révolution d'Octobre, comme une curiosité ; si l'on a dû renoncer très vite en Russie à cette opinion on y a également renoncé en Europe car elle traduisait l'état embryonnaire et la débilité de la révolution prolétarienne. Le bolchevisme est devenu un phénomène mondial, la révolution ouvrière a levé la tête. Le système des Soviets institué par nous en octobre, selon l'héritage de 1905, en analysant notre propre expérience, ce système est devenu un phénomène de portée mondiale.

Deux adversaires pleinement conscients s'affrontent maintenant à l'échelle universelle, on peut le dire sans la moindre exagération. Il faut noter qu'ils ne se sont trouvés face à face, dans une lutte décisive et finale, qu'au cours de cette année et que nous traversons peut-être, à l'heure des travaux du congrès, l'un des moments les plus grands, les plus brusques, encore inachevés, du passage de la guerre à la paix.

Vous savez tous ce qu'il est advenu aux leaders des puissances impérialistes de l'Entente qui criaient à la face du monde : « Nous ne cesserons jamais la guerre contre les usurpateurs, les bandits, les ravisseurs du pouvoir, les ennemis de la démocratie, les bolcheviks. » Vous savez qu'ils ont commencé par lever le blocus, que leur tentative d'unir les petites puissances a échoué, parce que nous avons su nous rallier non seulement les ouvriers de tous les pays, mais aussi la bourgeoisie des petits pays, car les impérialistes ne sont pas seulement les oppresseurs des ouvriers de leurs propres pays, mais aussi de la bourgeoisie des petits Etats. Vous savez que nous avons su nous rallier la bourgeoisie hésitante des pays avancés, et le moment est venu à présent où l'Entente viole ses anciennes promesses, ses engagements, ses traités conclus, soit dit en passant, des dizaines de fois avec différents gardes blancs russes et maintenant, elle en est pour ses frais avec ces traités-là ; ils lui ont coûté des centaines de millions sans qu'elle ait pu mener à bien son entreprise.

A présent, le blocus levé, l'Entente a engagé en fait des pourparlers de paix avec la République soviétique et maintenant elle ne les mène pas à bonne fin ; c'est pourquoi les petites puissances ont perdu confiance en elle, en ses forces. Nous voyons que la situation de l'Entente, sa situation extérieure, ne peut aucunement être définie du point de vue des notions habituelles de jurisprudence. Les Etats de l'Entente ne sont ni en paix ni en guerre avec les bolcheviks, ils nous reconnaissent et ils ne nous reconnaissent pas. Et cet effondrement total de nos adversaires, qui étaient persuadés de représenter quelque chose montre qu'ils ne représentent rien de plus qu'une poignée de fauves capitalistes aux prises et totalement impuissants contre nous.

La situation est maintenant telle que la Lettonie nous propose officiellement la paix ; la Finlande nous a adressé une dépêche qui parle officiellement de ligne de démarcation, mais qui implique en réalité le passage à une politique de paix. Enfin, la Pologne, celle-là même dont les représentants ont si énergiquement brandi et continuent de brandir leurs armes, la Pologne qui a reçu et reçoit encore le plus de convois d'artillerie et de promesses de concours de toute sorte pourvu qu'elle continue à combattre la Russie, même la Pologne qui, en raison de l'instabilité de son gouvernement, est forcée de se jeter dans toutes les aventures belliqueuses, nous a proposé d'entamer des pourparlers de paix [3]. Il nous faut être d'une extrême prudence. Notre politique réclame le plus d'attention. Plus qu'ailleurs, il est difficile d'y trouver la ligne à suivre, parce que personne ne sait encore sur quelle voie le train est aiguillé, l'ennemi lui-même ne sait pas ce qu'il fera demain. MM. les représentants de la politique française, qui montent la tête à la Pologne, de même que les dirigeants de la Pologne bourgeoise et agrarienne, ne savent de quoi demain sera fait, ni ce qu'ils veulent. Ils disent aujourd'hui : « Messieurs, quelques convois d'artillerie et quelques centaines de millions, et nous sommes prêts à nous battre avec les bolcheviks.» Ils passent sous silence les grèves qui se multiplient en Pologne, ils font pression sur la censure pour cacher la vérité. Mais le mouvement révolutionnaire y monte. L'essor révolutionnaire de l'Allemagne dans sa nouvelle phase, dans sa nouvelle étape, où les ouvriers forment, après l'aventure Kornilov germanique, des armées rouges, dit tout net (d'après les derniers télégrammes de là-bas) que les ouvriers s'enflamment de plus en plus. Les représentants de la Pologne bourgeoise et agrarienne sont de plus en plus hantés par cette idée : « N'est-il pas trop tard, la Pologne ne sera-t-elle pas une République soviétique avant que nous ayons déclaré par acte gouvernemental la paix ou la guerre?» Ils ne savent que faire. Ils ne savent pas de quoi demain sera fait.

Nous savons que chaque mois accroît prodigieusement nos forces et continuera à les accroître. Aussi sommes-nous maintenant plus solides que jamais dans le domaine international. Nous devons néanmoins consacrer à la crise internationale une extrême attention et nous montrer prêts à faire face à toutes les surprises. La Pologne nous a fait des propositions de paix officielles. Ces messieurs sont dans une situation désespérée, tellement désespérée que leurs amis, les monarchistes allemands, mieux éduqués, mieux pourvus d'une expérience politique et plus instruits, se sont jetés dans une aventure, à la manière de Kornilov. La bourgeoisie polonaise fait des offres de paix, sachant que l'aventure peut se muer en un coup de force Kornilov polonais. Sachant que notre adversaire, qui ne sait pas ce qu'il veut faire ni ce qu'il fera demain, est dans une situation désespérée, nous devons nous dire avec la plus grande résolution que la guerre reste possible en dépit de la proposition de paix. Il est impossible de prévoir ce que l'ennemi fera demain. Nous avons vu ces gens, nous les connaissons, ces Kérenski, mencheviks et socialistes-révolutionnaires. Nous les avons vus en ces deux ans, poussés aujourd'hui vers Koltchak, se joignant presque aux bolcheviks le lendemain, puis à Dénikine, recouvrant tout cela de phrases sur la liberté et la démocratie. Nous les connaissons, ces messieurs, et c'est pourquoi nous nous accrochons des deux mains à la proposition de paix et faisons les plus grandes concessions, convaincus que la paix avec les petites puissances fera progresser notre cause infiniment mieux que la guerre, parce que la guerre a servi aux impérialistes à tromper les masses laborieuses, à leur cacher la vérité sur la Russie soviétique ; c'est pourquoi toute paix ouvrira à notre influence une route cent fois plus grande, plus large. Déjà notre ascendant a été notable au cours des dernières années. La IIIe Internationale , l'Internationale communiste, a remporté des victoires sans précédent. Mais nous savons aussi qu'on peut chaque jour nous imposer la guerre. Nos adversaires ne savent pas eux-mêmes de quoi ils sont capables à cet égard.

On ne peut douter que des préparatifs militaires sont en cours. De nombreux Etats voisins de la Russie, et peut-être aussi de nombreux Etats qui ne sont pas nos voisins, sont maintenant en train de réarmer. C'est pourquoi nous devons avant tout manœuvrer dans notre politique internationale, poursuivre avec la plus grande fermeté la ligne de conduite que nous avons adoptée et nous tenir prêts à tout. Nous avons fait la guerre pour la paix avec une énergie extraordinaire. Cette guerre fournit des résultats splendides. Sur ce terrain, nous avons donné notre mesure mieux que partout ailleurs et en tout cas pas plus mal que dans le domaine des actions de l'Armée Rouge, sur les champs de bataille. Mais ce n'est pas de la volonté des petits Etats, même s'ils voulaient la paix avec nous, ce n'est pas de leur volonté que dépend la conclusion de la paix. Ils sont endettés jusqu'au cou envers les pays de l'Entente, que divisent d'âpres discordes et d'âpres rivalités. Aussi devons-nous nous rappeler que, du point de vue universel, après la guerre civile et la guerre contre l'Entente, la paix est naturellement chose possible.

Mais nos démarches en faveur de la paix doivent s'accompagner d'une tension de tous nos efforts sur le plan de la préparation militaire, sans désarmer le moins du monde nos troupes. Notre armée est réellement caution que les puissances impérialistes ne tenteront rien contre nous, ne nous porteront pas la moindre atteinte, car si même elles pouvaient escompter quelques succès éphémères au début, il n'en est pas une qui ne se verrait infliger la défaite par la Russie soviétique. C'est ce que nous devons savoir, c'est ce qui doit servir de base à notre agitation et à notre propagande ; c'est à quoi nous devons savoir nous préparer pour résoudre le problème qui nous oblige, étant donné la fatigue croissante, à réunir l'un et l'autre objectif.

J'en viens aux très importantes considérations de principe qui nous ont fait un devoir d'orienter résolument les masses laborieuses vers l'utilisation de l'armée en vue d'exécuter les tâches essentielles de l'heure. Le capital, cette vieille source de la discipline, a fléchi ; la vieille source de la cohésion a disparu. Il nous faut instituer une autre discipline, une autre base de discipline et de cohésion. La contrainte suscite l'indignation, les cris, les clameurs, les lamentations de la démocratie bourgeoise qui va répétant les mots de « liberté » et d'«égalité » sans comprendre que la liberté du capital est un crime contre les ouvriers, que l'égalité du rassasié et de l'affamé est un crime contre les travailleurs. Au nom de la lutte contre le mensonge, nous nous sommes résolus à appliquer le travail obligatoire,à réaliser la cohésion des travailleurs sans reculer nullement devant la contrainte, car jamais révolution ne se fit sans contrainte, et le prolétariat a le droit d'y recourir pour garder coûte que coûte ce qui lui appartient. Quand MM. les bourgeois, MM. les conciliateurs. MM. les indépendants d'Allemagne, les indépendants d'Autriche et les longuettistes français discutaient du facteur historique, ils oubliaient toujours le facteur de la décision révolutionnaire, de la fermeté et de l'inflexibilité du prolétariat. Et c'est bien inflexibilité et l'aguerrissement du prolétariat de notre pays qui s'est dit à lui-même et a dit aux autres, et qui a prouvé dans les faits, que nous péririons jusqu'au dernier plutôt que de céder notre territoire, que d'abandonner notre principe, le principe de la discipline et de la politique ferme, à laquelle nous devons tout sacrifier. Au moment de la décadence des pays capitalistes, de la classe capitaliste, au moment de son désespoir et de sa crise, ce facteur politique est le seul décisif. Les propos sur la minorité et la majorité, la démocratie et la liberté ne décident rien, quel que soit le rôle que leur attribuaient les héros d'une période de l'histoire révolue. Ce qui décide ici, c'est la conscience et la fermeté de la classe ouvrière. Si elle est disposée à se sacrifier, si elle a prouvé sa capacité de tendre toutes ses forces, le problème est résolu. Tout pour la solution de ce problème ! L'esprit de décision de la classe ouvrière, son inflexibilité sous la devise : «Périr plutôt que de nous rendre ! » ne constituent pas seulement un facteur historique, mais un facteur déterminant, le facteur de la victoire.

De cette victoire, de cette conviction nous passons et nous voici parvenus aux problèmes de l'édification de notre économie pacifique dont la solution est l'objet principal de notre congrès. A ce propos, on ne peut parler, à mon avis, de rapport d'activité du Bureau politique du C.C. ou plus exactement de rapport politique du C.C. ; il faut dire tout net et tout franc : oui, camarades, c'est la question que vous êtes appelés à trancher, la question que vous devez peser avec l'autorité de l'organe suprême du parti. Nous l'avons nettement esquissée devant vous. Nous avons adopté une position définie. Votre devoir est de sanctionner définitivement, d'amender ou de modifier notre décision. Mais le Comité central doit dire dans son rapport qu'il a adopté une position tout à fait définie dans cette question capitale, névralgique. Oui, il s'agit maintenant d'appliquer à l'œuvre de paix de l'édification économique, au relèvement de la production désagrégée, tout ce que le prolétariat peut concentrer, son unité absolue. Il y faut une discipline de fer, un régime d'airain, sans lequel nous n'aurions tenu pas seulement deux ans et plus, mais même deux mois. Il faut savoir exploiter notre victoire. Et il faut, d'autre part, comprendre que cette transition impose bien des sacrifices à un pays qui pourtant en a déjà beaucoup consenti.

Le côté principe de la position était clair pour le Comité central. Toute notre activité a été subordonnée à cette politique, aiguillée dans ce sens. Une question, par exemple, qui paraît être un détail et qui, détachée de l'ensemble, ne peut certes pas prétendre à une importance capitale - la question de la direction collective ou personnelle, que vous aurez à trancher doit être coûte que coûte examinée sous l'angle des principales acquisitions de notre savoir, de notre expérience, de notre pratique révolutionnaire. On nous dit, par exemple : « La direction collective est une des formes de la participation des larges masses à l'administration. » Mais nous en avons parlé au Comité central, nous avons pris une décision, et nous devons vous en rendre compte : camarades, il n'est pas possible de nous accommoder d'une semblable confusion théorique. Si dans une question capitale de notre activité militaire, de notre guerre civile, nous avions commis un dixième d'une pareille confusion théorique, nous aurions été battus, et pour cause.

Permettez-moi, camarades, à l'occasion du rapport du C.C. et du problème relatif à la participation d'une classe nouvelle à l'administration, sur la base de la direction collective ou personnelle, de rappeler quelques positions théoriques et d'indiquer comment gouverne une classe, comment s'exprime la domination d'une classe. Nous ne sommes tout de même pas des ingénus en la matière, et notre révolution se distingue des précédentes en ce qu'elle est exempte d'utopisme. Si une nouvelle classe vient remplacer l'ancienne, elle ne pourra tenir que dans une lutte acharnée contre les autres classes et ne remportera la victoire définitive que si elle parvient à abolir les classes en général. Le processus immense et complexe de la lutte des classes pose la question en ces termes, sinon vous vous enfoncerez dans le bourbier de la confusion. Comment s'exprime la domination d'une classe ? Comment s'est exprimée la domination de la bourgeoisie sur les féodaux? La Constitution parlait de liberté et d'égalité. Mensonges. Tant qu'il y a des travailleurs, les propriétaires sont capables et même tenus de spéculer en leur qualité de propriétaires. Nous disons qu'il n'y a pas d'égalité, que l'homme rassasié n'est pas l'égal de l'affamé, ni le spéculateur l'égal du travailleur.

Comment s'exprime actuellement la domination d'une classe ? La domination du prolétariat s'exprime par l'expropriation de la propriété foncière et capitaliste. La teneur principale, l'esprit de toutes les constitutions d'autrefois, jusqu'à la plus républicaine, la plus démocratique, se réduisait à la seule propriété. Si notre Constitution a le droit et a conquis le droit à l'existence historique, c'est qu'elle ne s'est pas bornée à coucher sur le papier que la propriété est abolie. Le prolétariat victorieux a aboli et anéanti la propriété de fond en comble ; voilà ce qu'est la domination d'une classe. C'est avant tout la question de la propriété. La question de la propriété ayant été pratiquement réglée, la domination de la classe s'en est trouvée assurée. Quand la Constitution a couché ensuite sur le papier ce que la vie avait décidé - l'abolition de la propriété capitaliste et foncière - et ajouté : « La Constitution accorde plus de droits à la classe ouvrière qu'à la paysannerie, tandis que les exploiteurs n'ont aucun droit », il a été consigné par là que nous avions réalisé la domination de notre classe et rallié ainsi autour de nous les travailleurs de tous les milieux et de tous les menus groupes.

Les propriétaires petits-bourgeois sont disloqués ; ceux d'entre eux qui ont des biens plus importants sont les ennemis de ceux qui en ont moins, et les prolétaires leur déclarent ouvertement la guerre en abolissant la propriété. Il est encore bien des gens inconscients, ignorants, qui s'affirment sans réserve pour n'importe quelle liberté du commerce, mais qui, voyant la discipline, l'abnégation dans la lutte victorieuse contre les exploiteurs, ne peuvent plus se battre : ils ne sont pas avec nous, mais sont incapables de marcher contre nous. Seule la domination d'une classe définit le rapport de la propriété et le rapport de la classe qui domine. Quiconque rattache la question de savoir comment s'exprime la domination de classe à la question du centralisme démocratique, comme le cas s'en présente souvent, crée une confusion telle que nul travail efficace n'est possible sur ce terrain. La clarté de la propagande et de l'agitation est une condition primordiale. Si nos adversaires ont dit et reconnu que nous avons accompli des prodiges dans l'agitation et la propagande, il ne faut pas le comprendre de façon superficielle : nous avons eu beaucoup d'agitateurs et avons dépensé beaucoup de papier ; il faut le comprendre au sens profond du mot : la vérité que contenait notre propagande a pénétré dans tous les esprits. Et on ne saurait s'écarter de cette vérité.

Lorsque les classes se succédaient, elles changeaient d'attitude à l'égard de la propriété. La bourgeoisie, en succédant à la féodalité, a modifié son attitude à l'égard de la propriété ; la constitution bourgeoise dit : «Le possédant est l'égal du misérable. » Telle était la liberté de la bourgeoisie. Cette « égalité » assurait la domination de la classe capitaliste dans l'Etat. Eh quoi ! pensez-vous que la bourgeoisie ayant succédé à la féodalité a confondu l'Etat et l'administration ? Non, pas si bête ; elle s'est dit qu'il lui fallait, pour administrer, des hommes qui en soient capables. Prenons donc les féodaux pour cela et rééduquons-les. C'est ce qu'elle fit. Etait-ce une faute ? Non, camarades ; l'art d'administrer ne tombe pas des nues ; cela n'est pas donné par l'opération du Saint-Esprit ; une classe ne devient pas capable d'administrer du seul fait qu'elle est une classe avancée. C'est ce que montre cet exemple : tant que la bourgeoisie était victorieuse, elle recrutait ses administrateurs parmi les gens issus d'une autre classe, de la classe féodale. Où donc aurait-elle été les chercher ? Il faut considérer les choses avec lucidité : la bourgeoisie à pris des hommes dans la classe qui la précédait ; et maintenant nous avons aussi comme tâche de savoir prendre, subordonner, utiliser le savoir et la préparation de la classe antérieure, savoir en tirer parti pour la victoire de notre classe. Aussi disons-nous que la classe victorieuse doit avoir atteint la maturité et que celle-ci ne peut être certifiée par des attestations ou par des extraits de registres, mais par la pratique, par l'expérience.

Les bourgeois ont vaincu sans savoir administrer et ils se sont assuré la victoire en promulguant une constitution nouvelle, en recrutant, en embauchant des administrateurs au sein de leur propre classe ; ils ont commencé à s'instruire avec l'aide des administrateurs de la classe précédente, et leurs propres administrateurs se sont mis à l'étude, à se préparer à leur métier ; à cette fin, ils ont mis en branle tout l'appareil de l'Etat, en plaçant sous séquestre les institutions féodales, en ouvrant les écoles aux riches, formant ainsi, au bout de longues années, de dizaines d'années, des administrateurs issus de leur propre classe. Il faut aujourd'hui, dans un Etat conçu à l'image et à la ressemblance de la classe dominante, faire ce qui a été fait dans tous les Etats. Si nous ne voulons pas tomber dans l'utopie pure et la phraséologie creuse, nous devons dire qu'il faut tenir compte de l'expérience des années précédentes, assurer l'application de la Constitution conquise par la révolution et avoir pour l'administration, pour l'organisation de l'Etat, des hommes rompus à la technique de l'administration, dotés d'une expérience économique et gouvernementale ; et, ces hommes, nous ne pouvons les prendre que dans la classe qui nous a précédés.

Les propos que l'on tient souvent sur la direction collective sont imprégnés de la plus crasse ignorance, de la haine du spécialiste. Il est impossible de vaincre avec cet esprit-là. Pour vaincre, il faut comprendre à fond l'histoire du vieux monde bourgeois et, pour bâtir le communisme, il faut mettre la technique et la science au service de plus larges groupes sociaux ; on ne peut les prendre qu'à la bourgeoisie. Cette question fondamentale doit être mise en relief et formulée parmi les tâches essentielles de l'édification économique. Nous devons administrer avec le concours d'hommes issus de la classe que nous avons renversée, d'hommes pénétrés des préjugés de leur classe et qu'il nous faut rééduquer. Nous devons en même temps recruter nos propres administrateurs dans notre classe. Nous devons mettre en œuvre tout l'appareil d'Etat pour que les établissements scolaires, l'enseignement extra-scolaire, la formation pratique soient, sous la direction des communistes, mis à la disposition des prolétaires, des ouvriers, des paysans travailleurs.

Ainsi seulement nous pouvons organiser les choses. Après nos deux années d'expérience, nous ne pouvons raisonner comme si nous abordions pour la première fois l'édification socialiste. Nous avons fait suffisamment de bêtises pendant et après les temps de Smolny. Il n'y a là rien de déshonorant. Où eussions-nous pris l'intelligence nécessaire quand nous abordions pour la première fois une œuvre nouvelle ? Nous nous sommes essayés de-ci, de-là. Nous suivions le courant parce qu'il n'était pas possible de discerner les éléments du juste et du faux ; il fallait du temps pour cela. C'est maintenant un passé récent dont nous sommes sortis. Ce passé où régnaient le chaos et l'enthousiasme est révolu. Il nous en reste un document, la paix de Brest-Litovsk. C'est un document historique ; bien plus, il marque une époque de l'histoire. La paix de Brest- Litovsk nous a été imposée parce que nous étions impuissants dans tous les domaines. Qu'a été cette période ? Celle de l'impuissance, dont nous sommes sortis victorieux. C'était celle de la direction collective à 100%. On n'échappera pas à ce fait historique en disant que les directions collectives sont l'école de l'administration. On ne peut tout de même pas s'éterniser au cours préparatoire! (Applaudissements.) Cela ne prendra pas. Nous sommes maintenant des hommes faits, et on nous tapera dessus dans tous les domaines, si nous nous conduisons comme des écoliers. Il faut aller de l'avant. Il faut monter sans cesse avec énergie, avec unanimité. Les syndicats sont aux prises avec d'immenses difficultés. Il faut faire en sorte qu'ils s'acquittent de leur tâche en luttant contre les vestiges du fameux esprit démocratique. Toutes ces clameurs sur les désignations d'en haut, toutes ces vieilleries nuisibles qui figurent dans diverses résolutions et conversations doivent être balayées. Sinon, nous ne pourrons pas vaincre. Si nous n'avons pas assimilé cette leçon en deux années, cela veut dire que nous sommes en retard, et les retardataires seront battus.

Cette tâche est difficile au plus haut point. Nos syndicats ont grandement aidé à la construction de l'Etat prolétarien. Ils ont été le trait d'union entre le parti et les millions d'hommes ignorants. Ne jouons pas à cache-cache : les syndicats ont supporté toutes les charges de la lutte contre les calamités lorsqu'il a fallu aider l'Etat à ravitailler le pays. N'était-ce pas une très grande tâche ? Un Bulletin de l'Office central de la statistique a récemment paru. Le bilan est dressé par des statisticiens qu'on ne saurait suspecter de bolchevisme. Nous y trouvons deux chiffres intéressants : en 1918 et 1919, les ouvriers des provinces consommatrices recevaient 7 pouds de blé par an. Les paysans des provinces productrices consommaient 17 pouds contre 16 avant la guerre. Ces deux chiffres montrent le rapport des classes dans la lutte pour le ravitaillement. Le prolétariat a continué à faire des sacrifices. On crie à la violence ! Mais il a justifié et légitimé cette violence, il en a démontré la justesse en faisant les plus grands sacrifices. La majorité de la population, les paysans des provinces productrices de notre Russie dévastée et affamée se nourrissaient pour la première fois mieux qu'ils ne se sont nourris pendant des siècles dans la Russie capitaliste et tsariste. Et nous dirons que les masses auront faim tant que l'Armée Rouge n'aura pas vaincu. Il fallait que l'avant-garde de la classe ouvrière consentît ce sacrifice. Elle a été à l'école de cette lutte ; sortis de cette école, nous devons aller de l'avant. Il faut maintenant faire à tout prix un pas en avant. De même que tous les syndicats, les vieux syndicats ont leur histoire et leur passé. Au cours de ce passé, ils ont été des organes de résistance au capitalisme qui opprimait le travail. Mais maintenant que la classe ouvrière a accédé au pouvoir et qu'elle doit consentir les plus grands sacrifices, périr et connaître la faim, la situation a changé.

Ce changement est loin d'être compris et approfondi par tous. En l'occurrence, certains menchcviks et socialistes-révolutionnaires nous y aident, qui exigent la substitution des méthodes de direction collective aux méthodes de direction personnelle. Faites excuse, camarades, votre numéro ne réussira pas! Nous avons désappris ces manières. Notre objectif actuel est très compliqué : après la victoire sur les champs de bataille, la victoire dans une guerre sans effusion de sang. Cette guerre est plus difficile. C'est le front le plus dur. Nous le disons bien haut à tous les ouvriers conscients. Après la guerre que nous avons soutenue au front, il doit y avoir une guerre sans effusion de sang. Plus nous remportions de victoires, plus nous gagnions de régions telles que la Sibérie, l'Ukraine et le Kouban. Les paysans y sont riches, il n'y a point là de prolétaires ou, s'il y en a, ils sont corrompus par les coutumes petites-bourgeoises, et nous savons que quiconque y possède un lopin de terre déclare «Je me contrefiche du gouvernement ! J'écorcherai l'affamé comme bon me semble, et je me moque du gouvernement ! » Le paysan spéculateur, qui, livré à Dénikine, a penché de notre côté sera secouru désormais par l'Entente. La guerre a changé de front et de formes. Ses armes maintenant sont le commerce, la spéculation qui est devenue internationale. Les thèses du camarade Kaménev, publiées dans les Izvestia du Comité central, exposent intégralement les principes sur lesquels se fonde cette situation. On veut rendre internationale la spéculation. On veut transformer l'édification pacifique de l'économie en paisible désagrégation du pouvoir soviétique. Faites excuse, MM. les impérialistes, nous veillons au grain. Nous disons : nous avons fait la guerre et nous avons vaincu, et c'est pourquoi nous maintenons comme mot d'ordre principal celui qui nous a aidés à vaincre. Nous le maintenons intégralement et le reportons dans le domaine du travail, à savoir le mot d'ordre de fermeté et unité de volonté du prolétariat. Finissons-en avec les vieux préjugés et les vieilles habitudes qui subsistent.

Pour terminer, je m'arrêterai sur la brochure du camarade Goussev [4], qui mérite, à mou avis, l'attention à deux égards : elle n'est pas seulement excellente par sa forme, pas seulement parce quelle a été écrite à l'intention de notre congrès. Jusqu'à présent, nous nous sommes tous accoutumés, je ne sais pourquoi, à écrire des résolutions. On dit que tous les genres littéraires sont bons, à l'exception des genres ennuyeux. Je pense que les résolutions appartiennent au genre ennuyeux. Nous ferions mieux d'écrire, à l'exemple du camarade Goussev, moins de résolutions et plus de brochures, dussent-elles contenir autant d'erreurs que la sienne où elles abondent. Cependant, malgré ces erreurs, c'est une chose excellente, parce que le plan économique essentiel de relèvement de l'industrie et de la production dans tout le pays est au coeur de l'attention, parce que tout est subordonné à ce plan. Le Comité central a inclus dans ses thèses, distribuées aujourd'hui, tout un paragraphe emprunté intégralement à celles du camarade Goussev. Nous pouvons, avec le concours des spécialistes, étudier plus en détail ce plan économique fondamental. Souvenons-nous qu'il porte sur de longues années. Nous ne promettons pas de délivrer d'un seul coup le pays de la famine. Nous disons que la lutte sera plus dure que sur les fronts de guerre, mais elle nous intéresse davantage, elle aborde de plus près nos tâches véritables, essentielles. Elle exige la plus grande tension des forces, l'unité de volonté dont nous avons fait preuve autrefois, dont nous devons faire preuve maintenant. Si nous réussissons à accomplir cette tâche, nous aurons remporté sur le front où le sang ne coule pas une victoire non moins marquante que sur celui de la guerre civile. (Applaudissements.)


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Allusion à la terreur blanche déclanchée en mai 1918 après que la révolution eût été réduite en Finlande . [N.E.]

[2] La défaite de la révolution de novembre 1918 en Allemagne aboutit au renversement de la monarchie de Guillaume II. [N.E.]

[3] Le consentement de la Pologne à ce que des pourparlers soient engagés fut un stratagème pour masquer sa préparation à la guerre contre la Russie des Soviets. Ayant fait échouer les pourparlers, les milieux réactionnaires de Pologne déclenchèrent la guerre contre la République soviétique le 25 avril. En automne 1920, à la suite des succès de l'Armée Rouge, le gouvernement polonais fut obligé de donner son consentement à la conclusion d'un traité de paix. [N.E.]

[4] Allusion a la brochure de S. I. Goussev Questions immédiates de l'édification économique. (Des thèses du C.C. du P.C.(b)R. Matériaux pour le IXe Congrès do P.C.(b)R. 1920.) [N.E.]


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