1889

Traduit de l’anglais par la MIA. Source : Progress Publishers, 1972.
(Traduit de l'allemand par Dom Danemanis)
Cette brochure de Liebknecht a été écrite pour les travailleurs allemands mais est basée sur une histoire pour enfants bien connue.


L'araignée et la mouche

Wilhelm Liebknecht


Tout le monde connaît cet insecte au ventre rond, au corps gluant et poilu, qui se cache dans des endroits sombres, aussi loin que possible de la lumière du jour, et tisse sa toile mortelle dans laquelle la pauvre mouche insouciante et irréfléchie est prise et tuée. Ce monstre laid aux yeux ronds et vitreux et aux pattes grêles et tordues, si pratiques pour attraper et étrangler sa victime.

Ce monstre c’est la vilaine araignée. Regardez comment elle se tient toujours dans son coin, froide et immobile, ou tresse diaboliquement son fil mortel pour piéger et tuer sans scrupule la faible mouche, inconsciente et frivole. La créature repoussante fait des efforts souvent infinis pour perfectionner sa toile jusqu'au dernier fil, afin que sa proie ne puisse jamais s'échapper. Elle tendra d'abord un fil, puis deux et trois - et de plus en plus. Elle croisera et recroisera les fils de telle sorte que, même dans leur agonie, ses victimes ne déchirent pas la toile et la fassent à peine frémir.

Enfin, la toile est prête, le piège est posé, il n’y a pas d’échappatoire : l’araignée se retire dans son repaire et attend une mouche naïve, poussée par la faim, à la recherche de nourriture.

Elle n'a pas à attendre longtemps. La mouche arrive. Elle vole en tous sens et heurte soudainement le fil tendu, s’y empêtre effrayée, se bat pour s’enfuir mais se sent vite perdue.

Dès que l'araignée voit sa victime immobilisée, elle sort de sa cachette et avance lentement avec des yeux affamés, prête à sauter sur sa proie. Il lui est inutile de se dépêcher, la terrible créature sait pertinemment qu’une fois capturé, l’insecte malchanceux ne peut s’échapper. Elle s'approche de plus en plus, toise sa victime avec ses grands yeux ternes. La mouche est affollée par ces yeux, terrorisée en percevant le danger imminent. Elle s’efforce de s’échapper, tente de se libérer du fil collant, et s’épuise dans ses tentatives désespérées.

Mais toutes ces tentatives, tous ses efforts sont vains ! Elle est de plus en plus empêtrée dans la toile et l'araignée est de plus en plus près. Elle se retrouve enlacée par des fils de plus en plus nombreux, de plus en plus emmêlée à chaque mouvement qu'elle fait pour se dégager de la toile, dont les mailles toutes minces mais si efficaces l'ont piégée. Finalement, à bout de souffle et épuisée, toute sa résistance épuisée, elle est à la merci de son ennemie, son vainqueur, l'horrible Araignée !

Ensuite, la terrible créature étend ses tentacules poilues, saisit et emprisonne la mouche dans son étreinte mortelle. Ensuite, elle commence à mordre le corps tremblant de sa faible proie, une fois, deux fois, trois fois, autant de fois que nécessaire, selon sa convoitise et son appétit. Quand elle a commencé à étancher sa soif de sang, elle la laisse à moitié morte. Puis elle revient et resuce encore, allant et venant jusqu'à ce que l’infortunée mouche soit complètement dévorée, jusqu'à ce qu'elle voie son corps vidé de tout son sang et de tout son jus nourrissant. Et cela prend longtemps, souvent très longtemps, avant que le pauvre insecte soit mort.

Le vampire assoiffé de sang n'abandonnera pas sa proie tant qu'il pourra détecter un souffle de vie dans le corps de sa victime. Il inhale sa vie, consume sa force, boit son sang et ne l’abandonne que lorsqu'il n’en reste rien à prendre, plus rien, rien du tout ! La pauvre Mouche morte, essorée et plus légère qu'une plume, est alors jetée de la toile. Le premier coup de vent l'emporte et tout est fini.

L'Araignée, cependant, retourne dans son repaire, rassasiée et contente. Elle est satisfaite d’elle-même et des autres, heureuse de voir comme d’ honnêtes personnes peuvent encore se sentir bien dans le monde.

Elle estime que tant qu’il existera des mouches à attraper, pour sucer leur sang jusqu’à la mort, tout ira bien… Après tout, qu’est-ce qu’une mouche de plus ou de moins ? Une mouche de moins, cette mouche qu’elle suce, qu’elle tue pour en tirer tout le jus, cette mouche dont le sang la rassasie et la fait vivre.

Travailleurs des villes et des campagnes, cette mouche aspirée et tuée, cette mouche dévorée et du sang de laquelle d'autres se nourrissent, c’est vous ! Vous, peuples esclaves, vous, travailleurs intellectuels, vous, ouvriers industriels, vous, jeunes filles tremblantes et femmes faibles et opprimées qui n'osent pas défendre leurs droits, vous, victimes malheureuses des seigneurs de la guerre. Vous tous en un mot, qui êtes pauvres et exploités, qui sont jetés quand il ne reste plus rien à sucer dans vos veines, vous qui êtes producteurs de toutes richesses, qui êtes le cœur, le cerveau, la force vitale de la nation. Vous à qui n’est accordé que le droit de mourir avec obéissance et tranquillité, une mort misérable dans un coin, tandis que votre sang, votre sueur, votre travail, vos pensées, toute votre vie ne servent qu’à rendre grands et forts ceux qui sont vos oppresseurs : les araignées dégoûtantes…

Les araignées ce sont les maîtres, les financiers, les exploiteurs, les nobles, les riches, les prêtres, les souteneurs et les parasites de toutes sortes, les despotes qui vous font souffrir, ceux qui font adopter des lois injustes qui nous écrasent, les tyrans qui vous asservissent. Les araignées ce sont tous ceux qui vivent à vos dépens, vous le peuple, qui vous piétinent, qui se moquent de vos souffrances et de vos vains efforts.

Les mouches ce sont les malheureux travailleurs qui doivent obéir aux lois élaborées par le capitaliste, - les pauvres hommes n'ont même pas une miette de pain et doivent subvenir à leurs besoins et à ceux de sa famille. L'Araignée est le grand propriétaire d'usine qui gagne 6 à 8 marks par jour sur chacun de ses ouvriers, mais ose malgré tout avoir l’impudeur de leur rendre la "faveur" de bien vouloir leur donner un salaire de famine de 2 à 3 marks pour douze ou quatorze heures de travail.

La mouche c’est le mineur qui sacrifie sa vie dans l'air vicié de la fosse pour extraire des entrailles de la terre des trésors dont il ne doit pas profier. L'Araignée c’est M. l’Actionnaire dont la valeur des actions double ou triple, mais qui n'est jamais content, qui veut des dividendes toujours plus élevés, qui prive les travailleurs du fruit de leur travail et qui, s'ils osaient exiger la moindre hausse de salaire , appellerait l'armée à donner aux "mutins" une démonstration de tir.

La mouche c’est l’enfant qui, dès son plus jeune âge, est asservi à l’usine, à l’atelier et à la maison pour joindre les deux bouts. L'Araignée ce n'est pas les pauvres parents obligés de leurs enfants, ce sont les viles conditions d’aujourd’hui qui font d’une destruction de sa propre famille, une loi d’airain et de ces perversions des sentiments naturels.

La mouche c’est la fille du peuple respectable, qui cherche à gagner sa vie honnêtement, mais ne peut pas trouver de travail si elle ne se soumet pas aux désirs lubriques du contremaître ou du directeur qui la maltraite et plus tard - souvent avec en plus un enfant - la jette sans hésitation et sans pitié pour éviter le «scandale». L'Araignée c’est le jeune dandy, le traineur de mocassins de «bonne» famille, qui s’amuse à séduire des jeunes filles innocentes, les traîne dans le caniveau, et qui considère comme un honneur d’avoir déshonoré autant de jeunes femmes que possible.

La mouche, c'est toi, laboureur assidu, toi qui laboures le sol pour le riche propriétaire, qui sèmes le grain que tu ne récoltes pas, qui fais pousser la nourriture que tu ne goûtes pas. L'Araignée est le noble propriétaire foncier qui fait travailler ses pauvres locataires, serfs et journaliers sans répit, afin qu'il puisse lui-même mener une vie de paresse, d'aisance et de splendeur, lui le baron foncier qui augmente les loyers chaque année et fait baisser le prix du travail honnête.

La mouche, c’est nous tous, gens pauvres et simples, qui tremblons depuis des siècles sur les marches de l’autel, qui avons cédé devant les justifications religieuses du malheur, qui nous sommes combattus et asservis les uns aux autres pour la plus grande gloire et le plus grand divertissement de l’Église, peuple qui avons ployé dos et genoux, qui avons laissé nos oppresseurs jouir des fruits de leur injustice, parce que nous étions spirituellement paralysés par l’influence débilitante de leur enseignement religieux. L'Araignée c’est un prêtre à la robe noire au regard hypocrite et lubrique, qui brouille les esprits simples de ses ouailles avec son enseignement dégradant et cultive un esprit de soumission et de servitude, empoisonnant les âmes et ruinant des nations entières, comme dans le cas de la Pologne.

En un mot, la mouche c’est l'opprimé, l'esclave, l'exploité, tandis que l'araignée est le vil spéculateur ou le despote sans loi, quel que soit son nom.

Auparavant, l’araignée tissait sa toile dans les grands châteaux et manoirs, elle préfère aujourd’hui l’établir dans les grands centres industriels, dans les quartiers riches des nantis de notre époque. Vous la trouverez principalement dans les villes industrielles, mais elle niche également à la campagne et dans les petites villes. Où qu’elle soit l’exploitation est florissante, partout l’ouvrier, le prolétaire sans biens, le petit artisan, le journalier et les petits paysans criblés de dettes sont sans pitié exposés à la cupidité débridée des spéculateurs.

Où que ce soit, en ville ou à la campagne, vous verrez de pauvres insectes se débattre en vain dans la toile de leur ennemie, vous les verrez se fatiguer, s'étioler et mourir.

Quelles terribles tragédies se sont jouées au cours des siècles dans cette bataille entre la faible et timide mouche et la cruelle et sanguinaire Araignée ! C'est l’histoire d’un malheur monstrueux. Alors pourquoi en parler encore ? Ce qui est passé est passé, mais parlons du présent et du futur !

Regardons de plus près la lutte actuelle entre l'Araignée et la Mouche, prenons conscience de la situation telle qu'elle est, et permettons aux mouches de réaliser exactement devant quels pièges leurs ennemis les placent à nouveau, voyons à travers leurs ruses et, par-dessus tout, soyons unis, nous qui, seuls, sommes trop faibles pour briser les toiles où nous sommes enchevêtrés. Brisons les chaînes qui nous entravent, chassons nos ennemis de leurs cachettes, faisons briller partout la lumière de la raison, pour que plus jamais la créature infâme ne puisse faire son travail meurtrier dans le noir !

Oh Mouches, si vous le vouliez, si vous le vouliez vraiment, vous pourriez être invincibles ! Certes, les araignées sont encore fortes aujourd'hui, mais elles sont peu nombreuses. Même si, mouches vous êtes assez insignifiantes et sans influence, votre nombre est légion, vous êtes la vie même, vous seriez le monde - si vous le vouliez vraiment. Si seulement vous vous unissiez, vous couperiez d'un seul coup d'ailes tous les fils assemblés, balayeriez toutes les toiles d'araignées qui vous prennent au piège aujourd'hui, qui vous font trembler et mourir de faim. Vous pourriez bannir la pauvreté et l'esclavage, si vous le vouliez vraiment.

Alors apprenez à vouloir !


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