1922

Publié dans Socialisme ou Barbarie, n°26 (novembre 1958).

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Remarques critiques sur la critique de la révolution russe de R. Luxembourg

Georg Lukàcs


2

Plus d'un lecteur trouvera ici encore qu'il est exagéré d'en faire une question de principe. Pour faire plus clairement comprendre l'exactitude objective de notre jugement, nous devons revenir aux questions particulières de la brochure. La position de Rosa Luxembourg sur la question des nationalités dans la révolution russe renvoie aux discussions critiques du temps de guerre, à la brochure de Junius et à la critique qu'en fit Lénine.

La thèse, que Lénine a toujours combattue obstinément (et pas seulement à l'occasion de la brochure de Junius où elle revêt sa forme la plus claire et la plus caractéristique) est la suivante : “ A l'époque de l'impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerre nationale ”  [1]. Cette opposition peut paraître purement théorique. Car, sur le caractère impérialiste de la guerre mondiale, il régnait un accord complet entre Junius et Lénine. Ils étaient aussi d'accord sur le fait que les aspects particuliers de la guerre qui, considérés isolément, constitueraient des guerres nationales, devaient nécessairement, du fait de leur appartenance à un contexte d'ensemble impérialiste, être évalués comme des phénomènes impérialistes (la Serbie et l'attitude juste des camarades serbes). Mais, objectivement et pratiquement, surgissent immédiatement des questions de la plus haute importance. Premièrement, une évolution qui rende de nouveau possible des guerres nationales est sans doute peu vraisemblable, sans être exclue. Son apparition dépend du rythme auquel s'opère le passage de la phase de la guerre impérialiste à celle de la guerre civile. Aussi est-il faux de généraliser le caractère impérialiste de l'époque présente à tel point que l'on en vienne à nier la possibilité même de guerres nationales, car cela pourrait éventuellement amener le politicien socialiste à agir en réactionnaire (par fidélité aux principes). Deuxièmement, les soulèvements des peuples coloniaux et semi-coloniaux constituent nécessairement des guerres nationales que les partis révolutionnaires doivent absolument soutenir, vis-à-vis desquelles la neutralité serait directement contre-révolutionnaire (attitude de Serrati vis-à-vis de Kemal). Troisièmement, il ne faut pas oublier que non seulement dans les couches petites-bourgeoises (dont le comportement peut, sous certaines conditions, favoriser grandement la révolution), mais aussi dans le prolétariat lui-même, particulièrement dans le prolétariat des nations opprimées, les idéologies nationalistes sont restées vivantes. Et leur réceptivité à l'internationalisme vrai ne peut pas être éveillée par une anticipation utopique - en pensée - sur la situation socialiste et l'avenir où il n'y aura plus de question des nationalités, mais seulement en faisant la preuve, pratiquement, qu'une fois victorieux, le prolétariat d'une nation opprimante a rompu avec les tendances d'oppression de l'impérialisme, jusque dans les dernières conséquences, jusqu'au droit complet de disposer de soi-même, jusqu'à “ la séparation étatique incluse ”. A vrai dire, à ce mot d'ordre, doit répondre comme complément, chez le prolétariat du peuple opprimé, le mot d'ordre de la solidarité, de la fédération. Seuls ces deux mots d'ordre ensemble peuvent aider le prolétariat, à qui le simple fait de sa victoire n'a pas fait perdre sa contamination par les idéologies nationalistes capitalistes, à sortir de la crise idéologique de la phase de transition. La politique des bolcheviks en ce domaine s'est révélée juste, en dépit des échecs de 1918. Car, même sans le mot d'ordre du plein droit à disposer de soi-même, la Russie soviétique aurait, après Brest-Litovsk, perdu les États limitrophes et l'Ukraine. Sans cette politique pourtant, elle n'aurait regagné ni cette dernière ni les Républiques caucasiennes, etc.

La critique de Rosa Luxembourg a été, sur ce point, réfutée par l'histoire. Et nous ne nous serions pas occupés si longuement de cette question, dont la théorie a déjà été réfutée par Lénine dans sa critique de la brochure de Junius (Contre le courant), si n'y apparaissait pas la même conception du caractère de la révolution prolétarienne que celle déjà analysée par nous dans la question agraire. Ici aussi, Rosa Luxembourg ne voit pas le choix, imposé par le destin, entre des nécessités non “ purement ” socialistes, devant lequel la révolution prolétarienne est placée à ses débuts. Elle ne voit pas la nécessité, pour le parti révolutionnaire du prolétariat, de mobiliser toutes les forces révolutionnaires (au moment donné) et de dresser ainsi clairement et le plus puissamment possible (au moment où les forces se mesurent), le front de la révolution face à la contre-révolution. Elle oppose sans cesse, aux exigences du jour, les principes de stades futurs de la révolution. Cette attitude constitue le fondement des développements finalement décisifs de cette brochure : ceux sur la violence et la démocratie, sur le système des soviets et le parti. Ce qu'il faut donc, c'est reconnaître ces vues dans leur véritable essence.


Notes

[1] Cf. Directives pour les tâches de la social-démocratie internationale. Thèse 5.


Archive Lukacs
Suite Fin Archives J. Martov Début de page Suite Fin
Archives Marx-Engels