1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

LA PRODUCTION MARCHANDE

La question que nous nous sommes fixée pour tâche de résoudre est la suivante - une société ne peut exister sans travail commun, c'est-à-dire sans un travail planifié et organisé. Nous en avons d'ailleurs trouvé les formes les plus diverses à toutes les époques... Dans la société actuelle, nous n'en trouvons pas trace : ni domination ni loi, ni démocratie, pas trace de plan ni d'organisation : l'anarchie. Comment la société capitaliste est-elle possible ?

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Pour découvrir comment la tour de Babel capitaliste est construite, imaginons de nouveau pour un instant une société où le travail est planifié et organisé. Soit une société où la division du travail est très poussée, où non seulement l'industrie et l'agriculture sont distinctes, mais où,  [1] à l'intérieur de chacune, chaque branche particulière est devenue la spécialité de groupes particuliers de travailleurs. Dans cette société, il y a donc des agriculteurs et des forestiers, des pécheurs et des jardiniers, des cordonniers et des tailleurs, des serruriers et des forgerons, des fileurs et des tisserands, etc. La société dans son ensemble est donc pourvue de toutes les sortes de travaux et de produits. Ces produits profitent en plus ou moins grande proportion à tous les membres de la société, car le travail est un travail commun, il est de prime abord réparti et organisé de façon planifiée par quelque autorité - que ce soit la loi despotique du gouvernement, ou le servage ou toute autre forme d'organisation. Pour simplifier, imaginons que c'est une communauté communiste avec sa propriété commune, telle que nous l'avons vue dans l'exemple indien. Supposons un instant que la division du travail dans cette communauté soit beaucoup plus poussée que ne le veut la vérité historique et admettons qu'une partie des membres de la communauté se consacre exclusivement à l'agriculture, tandis que des artisans spécialisés exécutent chacun les autres travaux. L'économie de cette communauté nous est tout à fait claire : ce sont les membres de la communauté qui possèdent en commun le sol et tous les moyens de production, leur volonté commune décide de la création de tels ou tels produits, à telle époque et en telle quantité. La masse des produits finis, appartenant à tous, est répartie entre tous selon les besoins. Imaginons maintenant qu'un beau matin, dans cette communauté communiste, la propriété commune cesse d'exister ainsi que le travail commun et la volonté commune qui réglait la production. La division du travail très poussée est demeurée, bien entendu. Le cordonnier est devant sa forme, le boulanger ne connaît que son four, le forgeron n'a que la forge et ne sait que brandir le marteau, etc. La chaîne qui autrefois reliait tous ces travaux spécialisés en un travail commun, en une économie sociale, s'est brisée. Chacun ne dépend plus que de lui-même : l'agriculteur, le cordonnier, le boulanger, le serrurier, le tisserand, etc. Chacun est libre et indépendant. La communauté n'a plus rien à lui dire, personne ne peut lui commander de travailler pour la communauté, personne ne se soucie de ses besoins.

La communauté, qui formait un tout, s'est décomposée en petites particules comme un miroir brisé en mille éclats. Chaque homme est suspendu en l'air comme un grain de poussière indépendant et n'a qu'à se débrouiller. Que va devenir la communauté à laquelle une telle catastrophe est soudain arrivée, que vont faire tous les hommes ainsi livrés à eux-mêmes ? Une chose est certaine : au lendemain de cette catastrophe, ils vont avant tout... travailler, exactement comme avant. Car tant que les besoins humains ne pourront être satisfaits sans travail, toute société humaine devra travailler. Quelques bouleversements et transformations que subisse la société, le travail ne peut cesser un seul instant. Les anciens membres de la société communiste continueraient donc avant tout à travailler, après que les liens entre eux eussent été rompus et qu'ils eussent été livrés à eux-mêmes, et comme nous avons supposé que chaque travail est déjà spécialisé, chacun ne pourrait continuer à faire que le travail qui est devenu sa spécialité et dont il a les moyens de production : le cordonnier ferait des bottes, le boulanger cuirait du pain, le tisserand confectionnerait des tissus, l'agriculteur ferait pousser du grain, etc. Une difficulté surgit aussitôt : chacun de ces producteurs fabrique certes des objets extrêmement importants et directement utiles; chacun de ces spécialistes, le cordonnier, le boulanger, le forgeron, le tisserand, étaient tous hier encore des membres également utiles et estimés de la communauté qui ne pouvait se passer d'eux. Chacun avait sa place importante dans le tout. Maintenant, le tout n'existe plus, chacun existe pour soi. Aucun d'entre eux ne peut vivre des seuls produits de son travail. Le cordonnier ne peut consommer ses bottes, le boulanger ne peut satisfaire ses besoins avec du pain, l'agriculteur peut mourir de froid et de faim avec le grenier le mieux rempli, s'il n'a que du grain. Chacun a une multiplicité de besoins, et ne peut en satisfaire lui-même qu'un seul. Chacun a besoin d'une certaine quantité des produits des autres. Ils dépendent donc tous les uns des autres. Comment opérer puisque, nous le savons, il n'existe plus aucun lien entre les différents producteurs individuels ? Le cordonnier a un urgent besoin du pain du boulanger. mais il ne peut forcer le boulanger à lui livrer du pain, puisqu'ils sont tous les deux également libres et indépendants. S'il veut profiter des fruits du travail du boulanger, cela ne peut reposer que sur la réciprocité, autrement dit il doit lui-même livrer au boulanger un produit qui soit utile à ce dernier. Or le boulanger a aussi besoin des produits du cordonnier et se trouve exactement dans la même situation. Le fondement de la réciprocité existe donc. Le cordonnier donne des bottes au boulanger pour recevoir du pain. Cordonnier et boulanger échangent leurs produits et peuvent tous deux satisfaire ainsi leurs besoins. Si la division du travail est très développée et les producteurs indépendants les uns des autres et si toute organisation entre eux est absente, le seul moyen pour tous d'avoir accès aux produits des divers travaux, c'est... l'échange.

Le cordonnier, le boulanger, l'agriculteur, le fileur, le tisserand, le serrurier échangent leurs produits et satisfont ainsi leurs multiples besoins. L'échange a ainsi créé un nouveau lien entre les producteurs privés, atomisés, isolés et séparés les uns des autres, le travail et la consommation, la vie de la communauté détruite peuvent de nouveau démarrer; car l'échange leur a donné la possibilité de travailler de nouveau les uns pour les autres, c'est-à-dire qu'il a de nouveau rendu possible la coopération sociale, la production sociale, même sous la forme de production privée atomisée.

C'est là un genre nouveau et singulier de coopération sociale et qu'il nous faut examiner de plus près. Chaque individu travaille maintenant de son propre chef; il produit pour son propre compte, selon sa propre volonté. Il doit, pour vivre, produire des objets dont il n'a pas besoin, mais dont d'autres ont besoin. Chacun travaille ainsi pour d'autres. Il n'y a là en soi rien de particulier ni de nouveau. Dans la communauté communiste aussi, tous travaillaient les uns pour les autres. Ce qu'il y a de particulier, c'est que chacun ne donne son produit à d'autres que par l'échange et ne peut obtenir les produits des autres que par la même voie. Pour parvenir aux produits dont il a besoin, il faut que chacun fabrique par son propre travail des produits destinés à l'échange. Le cordonnier doit continuellement produire des chaussures qui sont pour lui complètement inutiles. Elles n'ont pour lui d'autre utilité et d'autre but que de pouvoir être échangées contre d'autres produits dont il a besoin. Il produit donc à l'avance ses bottes pour l'échange, c'est-à-dire qu'il les produit comme marchandise. Chacun ne peut maintenant satisfaire ses besoins, c'est-à-dire parvenir aux produits fabriqués par d'autres, que s'il se présente de son côté avec un produit dont d'autres ont besoin et qu'il n'a fabriqué que dans ce but, autrement dit chacun n'a sa part des produits des autres, du produit social, que s'il se présente lui-même avec une marchandise. Le produit qu'il a confectionné pour l'échange lui donne le droit de revendiquer une part du produit social. Ce dernier n'existe plus sous sa forme antérieure, celle qui existait dans la société communiste où, avant d'être partagé, il représentait directement, dans sa masse, dans son intégralité, la richesse de la communauté. Il était élaboré en commun par tous au compte de la communauté et sous sa direction et ce qui était produit était dès le départ produit commun. Ensuite venait le partage de ce produit entre les individus, et alors seulement les membres de la communauté entraient, à titre individuel, en possession du produit destiné à leur usage. Désormais, le processus est inverse : chacun produit en tant qu'individu et ce sont les produits achevés qui constituent ensemble la richesse sociale. La part de chacun, tant au point de vue du travail social que de la richesse sociale, est représentée par la marchandise particulière qu'il a produite par son travail et apportée pour l'échanger avec d'autres. La part de chacun au travail social n'est donc plus représentée par une certaine quantité de travail  [2] qui est fixée à l'avance, mais par le produit achevé, par la marchandise qu'il livre selon sa libre volonté. S'il ne le veut pas, il n'a pas besoin de travailler du tout, il peut aller se promener, personne ne le lui reprochera ni ne le punira, comme cela se faisait pour les membres récalcitrants de la communauté communiste où les paresseux étaient sévèrement admonestés par le chef de la communauté ou livrés au mépris public, dans l'assemblée de la communauté. Désormais, chaque homme est son propre maître, la communauté n'existe plus comme autorité. Toutefois, s'il ne travaille pas, il ne peut rien obtenir en échange des produits des autres. D'autre part, l'individu n'est plus du tout certain, même s'il travaille avec ardeur, d'avoir les moyens de subsistance qui lui sont nécessaires; car personne n'est forcé de les lui donner, même en échange de ses produits. L'échange n'a lieu que s'il existe un besoin réciproque. Si l'on n'a momentanément pas besoin de bottes dans la communauté, le cordonnier a beau travailler avec la plus grande ardeur et confectionner la plus belle marchandise, personne ne la lui prendra pour lui donner en échange du pain, de la viande, etc., et il se retrouvera sans le strict minimum nécessaire pour vivre.

Voici qu'apparaît à nouveau une différence frappante avec les relations dans la communauté communiste primitive. La communauté entretenait un cordonnier parce qu'elle avait besoin de bottes. Le nombre de bottes qu'il devait faire lui était indiqué par les autorités compétentes de la communauté, il ne travaillait que comme serviteur de la communauté, comme employé de la communauté, et tous étaient dans la même situation. Si la communauté entretenait un cordonnier, elle devait naturellement le nourrir. Il touchait, comme chacun, sa part de la richesse commune, et cette part n'avait pas de rapport direct avec sa part de travail. Évidemment, il devait travailler et on le nourrissait parce qu'il était un membre utile de la communauté. Qu'il eût précisément ce mois-là plus ou moins de bottes à faire, ou pas de bottes du tout, il n'en touchait pas moins ses vivres, sa part des moyens communs de subsistance. Maintenant, il n'en a que dans la mesure où on a besoin de son travail, c'est-à-dire dans la mesure où son produit est accepté en échange par d'autres. Chacun travaille comme il veut, autant qu'il veut, à ce qu'il veut. Seul le fait que son produit est pris par d'autres lui confirme qu'il produit ce dont la société a besoin, qu'il a exécuté effectivement un travail socialement utile. Un travail, aussi sérieux et solide soit-il, n'a pas dès l'abord un but et une valeur du point de vue social, seul le produit qui peut s'échanger a de la valeur; un produit que personne n'accepte en échange est sans valeur, c'est du travail perdu, aussi solide et bon soit-il.

Pour participer aux fruits de la production sociale  [3], et au travail social, il faut par conséquent produire des marchandises. Mais personne ne dit à qui que ce soit que son travail est reconnu comme socialement nécessaire; l'individu en fait l'expérience quand sa marchandise est acceptée en échange. Sa participation au travail et au produit de la communauté n'est assurée que si ces produits sont marqués du sceau du travail socialement nécessaire, de la valeur d'échange. Si son produit ne peut être échangé, il a créé un produit sans valeur, son travail est donc socialement superflu. Il n'est alors qu'un cordonnier privé qui a découpé du cuir et gâché des bottes pour passer le temps, un cordonnier qui se situe en dehors de la société; car la société ignore son produit, et les produits de la société lui sont, par voie de conséquence, inaccessibles. Si notre cordonnier a, par bonheur, échangé ses bottes et obtenu des vivres en échange, il peut rentrer chez lui, rassasié, vêtu et... fier : il a été reconnu comme membre utile de la société, son travail comme un travail nécessaire  [4]. S'il rentre avec ses bottes parce que personne n'a voulu les lui prendre, il a toute raison d'être malheureux, car il ne pourra pas souper. On lui a signifié, d'autre part, ne fût-ce que par un froid silence : “ La société n'a pas besoin de toi, mon petit ami, ton travail n'était pas du tout nécessaire, tu es donc un homme superflu qui peut tranquillement aller se pendre ! ” Le contact avec la société, notre cordonnier ne l'établit que par une paire de chaussures échangeables ou, plus généralement, par une marchandise ayant valeur d'échange. Le boulanger, le tisserand, l'agriculteur, tous se trouvent dans la même situation que notre cordonnier. La société, qui tantôt reconnaît le cordonnier, tantôt le repousse froidement, n'est que la somme de tous ces producteurs individuels de marchandises qui travaillent pour l'échange réciproque. C'est pourquoi la somme du travail social et du produit social à laquelle on aboutit ainsi n'équivaut pas à la somme de tous les travaux et de tous les produits des membres de la société, comme c'était autrefois le cas dans l'économie communiste primitive. Maintenant quelqu'un peut travailler avec ardeur et son produit peut n'être cependant qu'un produit perdu, qui ne compte pas, s'il ne trouve pas preneur. Seul l'échange détermine les travaux et les produits qui étaient utiles et qui comptent socialement. C'est comme si chacun travaillait chez soi, aveuglément et droit devant lui, puis apportait ses propres produits achevés sur une place où on examinerait les objets puis leur mettrait un tampon : pour celui-ci, pour celui-là, le travail a été socialement nécessaire, ils sont acceptés en échange; alors que pour ces derniers-là, le travail n'était pas nécessaire, ils sont nuls et non avenus. Ce tampon veut dire : ceci a une valeur, cela n'en a pas et reste le plaisir ou le malheur privé de l'intéressé.

Résumons ces différents éléments : il apparaît que le simple fait de l'échange des marchandises, sans aucune autre intervention ni réglementation, détermine trois relations importantes :

  1. La part du travail social qui revient à chaque membre de la société. Cette part, en qualité et en quantité, ne lui est plus attribuée à l'avance par la communauté; il a part ou n'a pas part, après coup, au produit achevé. Autrefois chaque paire de bottes que confectionnait notre cordonnier était du travail social. Maintenant ses bottes ne sont d'abord que du travail privé qui ne concerne personne. Puis elles sont examinées sur le marché de l'échange et le travail investi en elles par le cordonnier n'est reconnu comme travail social que dans la mesure où elles sont acceptées dans l'échange. Sinon, elles restent du travail privé et sont sans valeur.

  2. La part de richesse sociale qui revient à chaque membre. Auparavant, le cordonnier touchait sa part des produits fabriqués par la communauté. Cette part se mesurait d'abord à l'aisance générale, à l'état de la fortune commune, ensuite aux besoins des membres. Une famille nombreuse recevait plus qu'une famille moins nombreuse. Dans la répartition des terres conquises entre les tribus germaniques qui vinrent en Europe lors des grandes migrations et s'installèrent sur les ruines de l'Empire romain, la dimension des familles jouait un grand rôle. La communauté russe qui procédait çà et là, dans les années 1880, à des redistributions de la propriété commune, tenait compte du nombre de têtes, ou de “ bouches ” dans chaque ménage  [5]. Avec la généralisation de l'échange, tout rapport disparaît entre les besoins de tel membre de la société et sa part de richesse, tout comme entre cette part et le volume de la richesse commune de la société. La seule chose déterminante pour la part de richesse sociale qui revient à un membre, c'est le produit présenté par ce dernier sur le marché, et uniquement dans la mesure où on l'accepte en échange comme produit socialement nécessaire.

  3. Enfin le mécanisme de l'échange règle aussi la division sociale du travail. Autrefois, la communauté décidait qu'elle avait besoin de tant de valets de ferme, de tant de cordonniers, de boulangers, de serruriers, de forgerons, etc. La juste proportion entre les différents métiers était l'affaire de la communauté qui veillait à ce que tous les travaux nécessaires soient exécutés. On connaît le cas de ce cordonnier condamné à mort que les représentants de la communauté villageoise furent priés de libérer pour pendre à sa place un forgeron, car il y en avait deux dans le village. C'est un bel exemple du soin avec lequel la communauté veillait à une bonne division du travail. (Nous avons vu, au Moyen Âge, Charlemagne prescrire exactement les sortes et le nombre d'artisans dans ses domaines. Nous avons vu dans les villes médiévales  [6] le règlement des corporations veiller à ce que les différents métiers fussent exercés dans une juste proportion et les artisans manquants être invités à venir de l'extérieur.) Lorsque le libre échange est sans limites, cela se règle par l'échange lui-même. Personne ne demande à notre cordonnier de faire son métier de cordonnier. S'il le veut, il peut faire des bulles de savon ou des cerfs-volants. Il peut, si l'idée lui en vient, au lieu de faire des bottes, se mettre au tissage, au filage, à l'orfèvrerie. Personne ne lui dit que la société a besoin de lui en général, et particulièrement en tant que cordonnier. Évidemment, la société a besoin de chaussures, mais personne ne détermine le nombre de cordonniers qui peuvent couvrir ce besoin. Personne ne dit à notre cordonnier si ce cordonnier-là est nécessaire, ou si on n'a pas plutôt besoin d'un tisserand ou d'un forgeron. Ce que personne ne lui dit, il ne peut l'apprendre que sur le marché. Si ses souliers sont acceptés en échange, il sait que la société a besoin de lui comme cordonnier. Qu'il confectionne la meilleure marchandise du monde, si d'autres cordonniers ont déjà couvert les besoins, sa marchandise est superflue. Si cela se répète, il lui faut renoncer à son métier. Le cordonnier en surnombre est éliminé par la société aussi mécaniquement que le corps élimine les substances superflues : elle n'accepte pas son travail comme travail social et le condamne à dépérir. La même contrainte qui le force à produire, comme condition d'existence, des produits échangeables pour d'autres, amènera finalement notre cordonnier hors de besoin à choisir un autre métier où il existe un besoin insuffisamment couvert, par exemple le tissage ou la fabrication de voitures, et ainsi le manque de main-d’œuvre dans ce secteur sera comblé.

Ce n'est pas seulement la juste proportion qui est ainsi maintenue entre les métiers; des métiers disparaissent et d'autres se créent aussi de cette façon. Quand un besoin cesse de se faire sentir dans la société ou est couvert par d'autres produits, ce ne sont pas, comme dans l'ancienne communauté communiste, les membres de cette dernière qui le constatent et retirent en conséquence les travailleurs d'un métier pour les employer autrement. Cela se manifeste simplement par l'impossibilité d'échanger les produits non nécessaires. Au XVII° siècle, les perruquiers constituaient une corporation qui ne devait pas manquer dans une ville. Une fois que la mode eut changé et qu'on eut cessé de porter des perruques, le métier mourut de sa mort naturelle parce que les perruques ne se vendaient plus. Les canalisations et les conduites d'eau qui approvisionnent toutes les maisons en eau se répandant dans toutes les villes firent peu à peu disparaître le métier de porteur d'eau. Prenons maintenant un cas inverse. Supposons que notre cordonnier auquel la société a fait sentir sans équivoque, en refusant systématiquement sa marchandise, qu'il n'est pas socialement nécessaire, soit si imbu de lui-même qu'il croit quand même être un membre indispensable de l'humanité et veut absolument vivre. Pour vivre, il doit, nous le savons et il le sait, produire des marchandises. Il invente alors un produit entièrement nouveau, par exemple un fixe-moustache ou un cirage miraculeux. A-t-il créé une nouvelle activité socialement nécessaire, ou bien va-t-il rester méconnu comme tant de grands inventeurs ? Personne ne le lui dit, il ne l'apprend que sur le marché. Si son nouveau produit est accepté en échange, la nouvelle branche de production a été reconnue socialement nécessaire et la division sociale du travail connaît un nouvel élargissement [7].

Nous avons fait peu à peu renaître une certaine cohésion, un certain ordre dans notre communauté qui semblait être dans une situation désespérée après l'effondrement du régime communiste, de la propriété commune, après la disparition de toute autorité dans la vie économique, de toute organisation et de toute planification du travail, de tout lien entre ses membres. Cela s'est fait de façon entièrement automatique. Sans aucune entente entre les membres, sans intervention de quelque puissance supérieure, les différents morceaux se sont tant bien crus mal assemblés en un tout. L'échange lui-même règle maintenant toute l'économie de façon automatique, un peu comme une pompe : il crée un lien entre les producteurs individuels, il règle la division du travail entre eux; il détermine leur richesse et la répartition de cette richesse. L'échange gouverne la société. C'est, il est vrai, un ordre un peu étrange qui est né. La société prend un aspect tout différent de celui d'autrefois, dans la communauté communiste. Elle formait alors un tout compact, une sorte de grande famille dont les membres adhéraient les uns aux autres et se serraient les coudes, un organisme solide, et même un peu rigide et sclérosé. Maintenant, elle a une structure extrêmement lâche où les différents membres se séparent et se rejoignent à tout moment. Personne ne dit à notre cordonnier qu'il doit travailler, ce à quoi il doit travailler et en quelle quantité. Personne ne lui demande s'il a besoin de moyens de subsistance, desquels et en quelle quantité. Personne ne se soucie de lui, il n’existe pas pour la société. Il signale son existence à la société en se présentant sur le marché avec le produit de son travail. Son existence est acceptée si sa marchandise est acceptée. Son travail n’est reconnu socialement nécessaire et lui-même n'est reconnu comme travailleur que dans la mesure où ses bottes sont acceptées en échange. Il n'obtient des moyens de subsistance pris sur la richesse sociale crue si ses bottes sont acceptées comme marchandise. En tant que personne privée, il n’est donc pas un membre de la société, de même son travail, en tant que travail privé, n'est pas un travail social. Il ne devient un membre de la société que dans la mesure où il fabrique des produits échangeables, des marchandises, et dans la mesure où il en a et peut les vendre. Chaque paire de bottes échangée fait de lui un membre de la société et chaque paire invendable l'exclut de cette société. Le cordonnier n'a, en tant que tel, aucun lien avec la société, ses bottes seules le mettent en contact avec la société et cela dans la mesure seulement où elles ont une valeur d'échange, sont des marchandises vendables. Ce n'est donc pas un contact permanent, mais un contact sans cesse renouvelé et sans cesse en voie de se dissoudre. Tous les autres producteurs de marchandises sont dans la même situation que notre cordonnier. Il n'y a dans la société que des producteurs de marchandises, car ce n'est que dans l'échange qu'on obtient les moyens de vivre; pour les obtenir, tout le monde doit se présenter avec des marchandises. Produire des marchandises, telle est la condition de l'existence. Il en résulte une société où tous les hommes mènent leur existence en individus entièrement isolés; ils n'existent pas les uns pour les autres et n'ont de contact avec la société ou ne le perdent que par l'intermédiaire de leurs marchandises. C'est là une société extrêmement lâche et mobile, prise dans le tourbillon incessant de ses membres individuels. L'abolition de l'économie planifiée et l'introduction de l'échange a provoqué un profond bouleversement dans les relations sociales et transformé la société dans sa tête et dans ses membres.


Notes

[1] Note marginale de R.L. (au crayon) : Nous examinerons ensuite si une telle hypothèse est admissible, et dans quelle mesure.

[2] Note marginale de R. L. (au crayon) : Ce n'est plus la communauté comme un tout à laquelle il a à faire et qui a besoin d'un produit, mais les membres individuels de la communauté.

[3] Note marginale de R. L. : Travail social 1) comme somme des travaux des membres de la société les uns pour les autres, 2) en ce sens que le produit de l'individu n'est lui-même que le résultat de la coopération d'un grand nombre de gens (matière première, outils), et même de toute la société (science, besoin). Dans les deux cas, le caractère social est médiatisé par l'échange. Le savoir dans la communauté communiste, dans l'esclavage et maintenant.

[4] Note marginale de R. L. : N.B. Marchandises surproduites, inéchangeables et réserve inconsommable dans une société organisée : Communauté communiste (le riz ind.), l'économie d'esclavage, de servage (les couvents au Moyen Âge). Différence : les premières ne sont pas du travail social, les secondes sans doute. Rapport avec le besoin (besoin solvable d'un côté et surproduction de marchandises invendables de l'autre), surproduction dans la société socialiste.

[5] R. L. a noté en marge de cette phrase : N. B.

[6] Le chapitre sur les corporations artisanales n'a pas été retrouvé. N. E.

[7] Note marginale de R. L. : le coton a supplanté le lin au XIX° siècle,


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