1907

Le Socialisme, 29 décembre 1907.

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La leçon des événements russes

Julius Martov


Le 5 décembre à Saint-Pétersbourg, 75.000 ouvriers ont abandonné le travail ; à Moscou, le même jour, 300.000 travailleurs des plus importantes fabriques ont également chômé. A Tiflis, Bakou, Kharbine (en Mandchourie), ce fut la grève complète ; les magasins sont restés fermés, les tramways n’ont pas circulé. A Vilna, Saratoff, Ivano-Vosnesensk, dans quelques autres grandes cités ouvrières, les usines ne s’ouvrirent pas. Enfin, les étudiants de toutes les écoles supérieures de Saint-Pétersbourg et de Moscou, on déserté les cours.

Pourquoi cette grève imprévue ?

Le 5 décembre s’ouvrait le tribunal devant lequel le tsarisme traduisait les députés du parti social-démocrate de la deuxième Douma et, contre ce nouveau crime de l’autocratie, le prolétariat russe protestait.

Protestation grandiose des principales villes industrielles ; protestation des cités moins importantes où, à défaut de la grève, des ordres du jour de solidarité étaient pris en faveur de la fraction parlementaire poursuivie ; protestation des syndicats professionnels dont l’organisation centrale est distincte du parti social-démocrate, mais est lié avec lui par des sentiments de profonde sympathie.

Le mouvement a dépassé, par son ampleur, les prévisions les plus optimistes. Nous n’osions espérer que la classe ouvrière, qui avait subi et qui subissait une terreur administrative et patronale inouïe, accepterait de nouveau les risques d’un conflit survenant en plein hiver – l’hiver russe. A la veille de la manifestation les syndicats doutaient du succès. Mais un irrésistible courant d’indignation s’est emparé des masses prolétariennes russes et, le 5 décembre, dans un ordre parfait – afin de ne pas donner prétexte aux interventions policières –dès le matin, les ouvrières abandonnèrent le travail pour voter des résolutions de flétrissure contre le tsarisme.

Dans plusieurs usines, ce furent les femmes qui prirent l’initiative de la grève.

La portée de ce mouvement a si vivement troublé le Pouvoir que les représailles ont commencé. Les arrestations, les expulsions, les coupes sombres sont considérables. Trois mille ouvriers des ateliers des chemins de fer ont été jetés sur le pavé. Pour résister à la terreur patronale et administrative, de nouvelles grèves ont dû être engagées.

La bande réactionnaire est consternée. Stolypine avait déclaré, il y a quelques temps, que la Révolution était complètement écrasée. Or voici ce qu’avoue le Novoïé Vremia, journal ultra-réactionnaire : « Peut-on sérieusement parler de l’écrasement de la Révolution lorsque dans la capitale, 75.000 ouvriers ont pu manifester ouvertement en faveur de leurs opinions républicaines ? »

Au moment de la grève de St-Pétersbourg, deux autres manifestations se produisirent dans la même ville. Au Sénat impérial, devant lequel étaient traduits les anciens députés et des militaires, les accusés réclamèrent les débats publics. Sur le refus qui leur fut opposé, ils quittèrent la Haute-Cour accompagnés de leurs avocats, en criant « A bas l’autocratie » !

A la Chambre Introuvable de Nicolas II, au milieu des fonctionnaires et privilégiés qui composent la troisième Douma, un député ouvrier, modestement vêtu, le camarade Kossorotoff, s’est levé pour lire la déclaration de la fraction social-démocrate. Dès les premiers mots : « flétrissant le fait sans précédent dans l’histoire d’un procès intenté à des députés pour avoir rempli leur mandat », un tumulte effroyable fut déchaîné. On eût dit les hobereaux de l’Assemblée versaillaise couvrant le voix de Garibaldi, tant il est vrai que les mœurs de « l’élite des privilégiés » sont toujours et partout les mêmes. Mais le représentant du prolétariat russe ne se laissa pas démonter. Il jeta aux hurleurs des paroles méprisantes et la fraction social-démocrate quitta la salle.

Le jugement inique a été rendu ; les députés socialistes de la deuxième Douma ont été condamnés aux travaux forcés, ou à l’exil en Sibérie, augmentant ainsi la longue liste des victimes de la Révolution commencé le 17 octobre 1905.

Ce nouveau crime du tsarisme n’arrêtera pas la marche des événements. En écrasant les révolutionnaires de décembre 1905, en prononçant la dissolution de la première Douma, l’autocratie avait cru en finir avec la Révolution. Quelques mois après, elle voyait cependant se dresser contre elle l’extrême-gauche de la deuxième Douma, que les subterfuges de la loi électorale n’avaient pas empêchée d’arriver puissante et compacte. Après avoir lutté dans la rue, par la grève, le prolétariat révolutionnaire s’était servi de la « légalité » octroyée par le tsar à ses sujets. Et dès les premières séances, les mandataires de la Révolution, en dépit des menaces du régime des conseils de guerre, montrèrent ce que peut un parti de classe sachant utiliser la plus misérable « légalité ». C’est ainsi que lorsque la majorité libérale décida de ne pas répondre à la Déclaration effrontément réactionnaire du Gouvernement impérial, les social-démocrates surent rompre cette conspiration du silence pour flétrir énergiquement le régime impérial et déclarer, une fois pour toutes, que ce serait ni par la Douma, ni par pourparlers avec la monarchie, mais dans la rue et par la force que se déciderait le sort de la Liberté Russe.

Les social-démocrates n’ont jamais cessé de réagir contre la désespérance que la défaite avait pu jeter dans le peuple russe. Ils ont lutté pour le refus du budget, contre l’augmentation de l’armée, pour la mise en accusation des bourreaux policiers. Ils ont utilisé la tribune de la Douma pour agiter les masses. Ils ont fait tomber la muraille que, par l’interdiction de la publication du compte-rendu des séances, le gouvernement avait voulu élever entre les élus et les électeurs.

L’acte d’accusation du Fouquier-Tinville de la Contre-Révolution, le procureur Kamychantsty, établit que la fraction social-démocrate était le quartier-général de l’armée révolutionnaire, le centre vers lequel convergeaient, de tous les points de la Russie, les espérances des travailleurs restés fidèles aux revendications d’Octobre demandant une Constituante et la République démocratique. A ce même centre parlementaire allaient les témoignages de solidarité des soldats et des marins frères du peuple russe.

Sans cesse, nos députés répétaient que ni eux, ni la Douma ne pouvaient émanciper la nation et qu’il appartenait au prolétariat lui-même de reprendre la lutte jusqu’à complète satisfaction.

Lorsque, le 31 mai dernier, le ministre de la justice réclama la levée de l’immunité parlementaire pour la fraction social-démocrate, le leader de cette fraction, notre camarade Tseretelli, répondit : « Nous considérons avoir rempli tout notre devoir de représentants du peuple en disant au peuple que, seule, sa propre action sauvera la cause de la Liberté ! »

L’arme de la « légalité », le gouvernement a résolu de l’arracher des mains des social-démocrates. Il a livré la fraction parlementaire au tribunal sous prétexte d’une conspiration qui n’a jamais existé. Il a, illégalement, mutilé la loi électorale. Pour priver le prolétariat de son arme légale, l’autocratie a brisé, par un coup d’Etat, sa propre légalité. Pour « épurer » le Parlement des socialistes, elle a foulé aux pieds les droits parlementaires et violé les lois fondamentales de la Constitution. Elle espère ainsi rendre inoffensive l’institution que la révolution d’octobre lui a arrachée. Le prolétariat étant écarté, placé face à face devant les réactionnaires et les trembleurs, le gouvernement espère rétablir l’Autocratie absolue sous le masque d’un régime parlementaire. Si, malgré tout, une petite fraction social-démocrate est parvenue à franchir les barrières de la troisième Douma, la majorité réactionnaire se charge de couvrir sa voix par des hurlements.

Quoi qu’il advienne, les événements que je viens de relater montrent quel usage révolutionnaire peut être fait de la légalité par le prolétariat socialiste. Ils montrent aussi, par l’action du 5 décembre, que la légalité étant brisée, les socialistes savent employer d’autres moyens révolutionnaires. Ils prouvent, en résumé, que, pour un parti d’avant-garde, toutes les armes sont utilisables dans la lutte émancipatrice.


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