1908

Le Socialisme, 14 mars 1908.

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Le Marxisme en Russie

Julius Martov


Marx, au déclin de sa vie, a salué le mouvement révolutionnaire russe dans la personne des héros de la Narodnaïa Volia. Il croyait qu’une société qui avait donné naissance à ce parti pourrait bientôt arracher la liberté politique au tsarisme. Il n’en fut pas ainsi. Dans l’année même de la mort de Marx, un groupe avancé de révolutionnaires russes, éclairé par la défaite, a compris qu’il fallait chercher dans la doctrine de Marx le mot de l’énigme de la Révolution russe.

En 1843, Marx était encore à sa période idéaliste. Dans sa Critique de la Philosophie du Droit de Hegel, il prévoyait que l’Allemagne n’aurait pas à traverser la période de la lutte des classes, comme la France et l’Angleterre, ou plutôt qu’elle la traverserait à une manière philosophique, idéologique ; alors qu’en réalité, elle devait aller directement du féodalisme au socialisme. Les révolutionnaires russes de la période 1870, 1880 et de 1880-1890 crurent également qu’une critique théorique de énigme capitaliste suffirait et que la Russie pourrait passer au socialisme sans avoir à subir la lutte des classes comme à l’Occident.

Georges Plekhanoff et ses amis du Groupe de l’Emancipation du Travail (Paul Axelrod, Vera Zassoulitch, Léon Deutsch), proclamèrent qu’il fallait passer par la lutte des classes – et cela non seulement théoriquement, mais nationalement – et que la disparition du tsarisme ne saurait être atteint que sur le terrain et à l’aide de la lutte des classes. Et ils proposèrent aux socialistes russes d’organiser et d’éclairer la classe ouvrière, créée par le développement de la production capitaliste.

Dès le début de la période 1890-1900, des groupes de socialistes marxistes se fondent dans les différentes villes de la Russie et de la Pologne. La jeunesse ouvrière et studieuse s’y retrouve pour travailler au développement de la conscience prolétarienne. Pendant l’été de 1895 une grande grève de trente mille ouvriers textiles éclate à Saint-Pétersbourg, à la tête de laquelle se trouvent les socialistes démocrates. De ce moment-là, la question ouvrière est reconnue officiellement et par le gouvernement et par la bourgeoisie russe.

En 1898, le Parti ouvrier socialiste démocrate se forme. Son manifeste pose comme base de son action les principes du marxisme. L’apparition inattendue du mouvement ouvrier sous la domination illimitée du tsarisme attire l’attention de la démocratie bourgeoise russe. Celle-ci entrevoit dans le mouvement russe naissant une force capable d’ébranler l’absolutisme. Et comme les marxistes soutiennent la même thèse, ils ont vite conquis la sympathie d’une grande partie de cette démocratie, qui ne prenait, naturellement, du marxisme que ce qui lui convenait, la justification du capitalisme détruisant le régime patriarcal du village russe et créant les conditions matérielles d’une révolution politique. Elle identifiait dans son esprit sa propre cause avec celle du prolétariat. A la fin de la période 1890-1900, le marxisme jouait un rôle sans précédent. Il était devenu l’idéologie de la démocratie bourgeoise : elle lui donnait la conscience de ses propres intérêts. Tous les esprits avancés, toute une phalange de célébrités scientifiques du radicalisme bourgeois, se déclaraient marxistes.

Mais cette transformation de l’idéologie de la lutte de classe prolétarienne en celle de lutte des masses démocratiques et bourgeoises ne pouvait naturellement être de longue durée. La crise socialiste en Allemagne et en France, Bernstein et Millerand, ont contribué à l’évolution de la démocratie bourgeoise russe : celle-ci a pris conscience d’elle-même. Ne voulant pas abandonner complètement le marxisme, elle se proclama révisionniste. Arborant cette nouvelle bannière, elle exigea du prolétariat l’abandon de son indépendance de classe dans sa lutte contre le tsarisme et l’idée de sa dictature inscrite dans son programme. La rupture entre « orthodoxe » et « révisionniste » devint inévitable.

Au printemps de 1902 a été publié, à Londres, un projet de programme « orthodoxe » du Parti ouvrier socialiste démocrate (adopté par le Congrès de Bruxelles-Londres en 1903), préconisant la dictature du prolétariat. En même temps, le chef des révisionnistes russes, Pierre Struve, a fait paraître le premier numéro de son journal L’Emancipation, avec le programme d’un parti libéral et démocratique luttant pour une constitution bourgeoise.

Je ne m’arrêterai pas au rôle glorieux joué par le prolétariat dans le mouvement révolutionnaire de ces dernières années. Ce rôle doit être suffisamment connu. Dans le socialisme scientifique et marxiste, le prolétariat russe a trouvé un moyen d’orientation dans la complexité des événements révolutionnaires. Grâce à lui, les prolétaires russes ont pu, tout en sauvegardant leur indépendance de classe, prendre part à la lutte nationale contre l’absolutisme ayant pour objet de créer de nouvelles conditions de développement de la société. La conception marxiste a préservé le prolétariat russe des erreurs où est tombé la classe ouvrière des autres nations dans des périodes de lutte analogues. Grâce au marxisme, le prolétariat russe a adapté à ses fins toute arme que la décomposition du tsarisme mettait dans ses mains : la participation aux assemblées délibératives, l’organisation syndicale et coopérative. Non pas que le prolétariat russe n’ait jamais fait fausse route. Aucune théorie ne dispense des leçons de l’avenir. Mais le marxisme a réduit au minimum les frais de ces leçons de l’expérience – dans la victoire aussi bien que dans la défaite.

Si, aujourd’hui, deux ans après la victoire de la contre-révolution à Moscou et dans les autres villes, après des pertes sanglantes dépassant celles du prolétariat français du juin 1848, le mouvement ouvrier russe reste débout, son organisation n’a pas disparu, et son esprit révolutionnaires n’est pas atteint ; la raison principale en est dans le fait que l’unité doctrinale que le marxisme assure à tous les éléments conscients du prolétariat, dans la claire conscience de la nécessité historique du mouvement ouvrier et sa victoire, dont sont pénétrés de larges masses prolétariennes en Russie.

Toute sa vie durant, Marx a nourri une haine implacable contre le despotisme tsariste dont l’immobilisme social faisait la base inébranlable de la contre-révolution européenne. Il ne lassait pas d’appeler les forces révolutionnaires de l’Europe à la destruction de ce régime despotique. Un quart de siècle après sa mort, le despotisme tsariste étouffe dans le sang l’armée des ennemis intérieurs qui lui a porté des blessures cruelles. A la tête de cette armée se trouvent les bataillons invincibles des prolétaires conscients. Leur drapeau porte les paroles de Marx : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !


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