1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Vers la guerre et la Commune

Les activités de l'Internationale et la Commune de Paris


Il n'y a aucun mystère à éclaircir, sauf peut-être celui de la sottise humaine de ceux qui persistent à ne pas tenir compte du fait que notre association est publique, tout comme son action, et que ses débats sont consignés dans le détail dans des procès-verbaux que n'importe qui peut lire [1]. Vous pouvez vous procurer nos statuts pour un penny, et si vous achetez pour un shilling de brochures, vous en saurez bientôt sur nous autant que nous-mêmes.

‑ Qu'est-ce que l'Association internationale ?

‑ Vous n'avez qu'à regarder les hommes qui la com­posent : les travailleurs...

‑ Et le dernier soulèvement à Paris ?

‑ Je voudrais tout d'abord que vous me prouviez qu'il y a eu complot, et que tout ce qui est arrivé n'a pas été l'effet normal des circonstances du moment. Oui, à supposer qu'il y ait eu complot, je demande à voir les preuves d'une participation de l'Association internationale.

‑ La présence de tant de membres de l'Association dans la Commune  [2].

‑ Elle pourrait tout aussi bien avoir été un complot de francs-maçons, car leur participation, en tant qu'individus, ne fut pas négligeable [3]. Je ne serais pas surpris si le pape leur mettait toute l'insurrection sur le dos. Mais essayons de trouver une autre explication. Le soulèvement de Paris fut réalisé par les ouvriers parisiens. Les ouvriers les plus capables d'entre eux devaient donc nécessairement être aussi les chefs et les responsables du mouvement. Or, il se trouve que les ouvriers les plus capables sont en même temps membres de l'Association internationale. Et, néanmoins, l'Association en tant que telle n'a pas pris en quoi que ce soit la décision de leur action.

‑ N'y a-t-il pas eu de communication secrète ?

‑ Y a-t-il jamais eu d'association qui ait poursuivi son activité sans avoir recours à des moyens aussi bien privés que publics ? Cependant, ce serait méconnaître entièrement la nature de l'Internationale que de parler d'instructions secrètes émanant de Londres sous forme de décrets en matière de foi et de morale provenant de quelque centre pontifical de domination et d'intrigue. Cela impliquerait que l'Internationale forme une sorte de gouvernement central, alors qu'en réalité la forme d'organisation garantit au contraire la plus grande marge de jeu à l'initiative locale et à l'esprit d'entreprise. En pratique, l'Internationale n'a rien d'un gouvernement de la classe ouvrière en général, c'est un organe d'unification plutôt que de commandement.

‑ Quel est le but de cette union ?

‑ Conquérir l'émancipation économique de la classe ouvrière grâce à la conquête du pouvoir politique, et utiliser cette force politique pour la réalisation de ses buts sociaux. Les objectifs de l'Internationale doivent nécessairement être assez vastes pour embrasser toutes les formes d'activité de la classe ouvrière. Leur donner un caractère particulier, ce serait les adapter aux besoins d'une seule section ou aux besoins des travailleurs d'une seule nation. Or, comment pourrait-on demander à tous de s'unir pour réaliser les intérêts de quelques-uns seulement ? Si notre association agissait de la sorte, elle n'aurait plus le droit de s'appeler Internationale. L'Association ne dicte aucune forme déterminée aux mouvements politiques : elle exige seulement que ces mouvements tendent vers un seul et même but final. Elle embrasse un réseau de sociétés affiliées qui s'étend à l'ensemble du monde du travail. Dans chaque partie du monde surgissent des aspects particuliers du problème général, et les ouvriers doivent en tenir compte dans leurs actions et leurs revendications [4]. Les ententes ouvrières ne peuvent pas être identiques dans tous les détails à Newcastle et à Barcelone, à Londres et à Berlin. En Angleterre, par exemple, la voie par laquelle la classe ouvrière entend développer sa puissance politique lui est ouverte. Une insurrection serait une sottise là où l'agitation pacifique peut atteindre plus vite et plus sûrement le but [5]. En France, la multitude des lois de répression et l'antagonisme mortel entre les classes semblent rendre inévitable une solution violente aux conflits sociaux. Le choix de cette solution concerne la classe ouvrière de ce pays. L'Internationale ne prétend pas dicter ses volontés en la matière : elle a déjà assez de peine à donner des conseils. Cependant, elle exprime à tout mouvement sa sympathie, et lui accorde son aide dans le cadre que lui assignent ses propres statuts.

‑ En quoi consiste cette aide ?

‑ Voici un exemple de cette aide. L'un des moyens qu'utilise le plus fréquemment le mouvement d'émancipation, c'est la grève. Quand une grève éclatait jadis dans un pays, elle était étouffée par l'importation de main-d'œuvre étrangère. L'Internationale a pratiquement mis un terme à ces procédés. Après qu'on l'a informée d'une grève qui se prépare, elle transmet la nouvelle à ses membres qui apprennent ainsi que le lieu de la lutte est un terrain défendu. Ainsi, les fabricants ne peuvent plus compter que sur leurs propres ouvriers. Dans la plupart des cas, les grévistes n'ont pas besoin d'une autre aide. Leurs propres fonds ou les collectes faites par d'autres associations auxquelles ils sont plus ou moins directement affiliés leur fournissent une assistance. Cependant, si leur situation devient trop difficile et si la grève a trouvé l'appui de l'Internationale, les ressources nécessaires sont tirées d'une caisse commune. C'est ainsi que la grève des ouvriers des usines textiles de Barcelone a été couronnée de succès il y a quelques jours.

Toutefois, l'Internationale n'a pas intérêt à fomenter des grèves : elle les soutient dans certaines conditions [6]. Elle n'y gagne rien du point de vue pécuniaire, au contraire.

Résumons tout cela en un mot. La classe ouvrière reste pauvre au milieu d'un accroissement de richesses et végète misérablement au milieu d'un luxe toujours croissant. La misère matérielle débilite l'ouvrier, moralement aussi bien que physiquement. La classe ouvrière n'a rien à espérer d'une autre classe. C'est pourquoi il est absolument nécessaire qu'elle défende elle-même sa cause. Elle doit modifier son attitude envers les capitalistes et les propriétaires fonciers, et cela signifie qu'elle doit transformer toute la société. Tel est, pratiquement, le but général de toute l'organisation ouvrière : les ligues ouvrières et paysannes, les syndicats et sociétés de secours mutuel, les coopératives de production et de consommation ne sont tous que des moyens pour atteindre ce but.

L'Association internationale des travailleurs a pour devoir de réaliser une solidarité authentique et effective entre ces organisations. Son influence commence à se faire sentir partout. Deux journaux propagent ses idées en Espagne, trois en Allemagne, trois en Autriche et en Hollande, six en Belgique et six en Suisse. Après ce que je vous ai dit de l'Internationale, vous pouvez peut-être vous former une opinion vous-même sur les prétendus complots.

‑ Je ne vous suis pas très bien.

‑ Ne voyez-vous pas que la vieille société, qui n'a pas la force de nous affronter avec les armes de la discussion ou de la coalition régulière, doit user de fraude et nous accuser de conspiration ?

‑ La police française ne déclare-t-elle pas être en mesure de prouver la complicité de l'Internationale dans le dernier conflit, pour ne pas parler des précédents ?

‑ Mais parlons donc de ces tentatives précédentes. Cela nous permettra d'apprécier à leur juste valeur les accusations portées contre l'Internationale. Vous vous souvenez de l'avant-dernier « complot » lors du plébiscite. Bien des électeurs paraissaient irrésolus et n'avaient plus un sentiment positif sur le régime impérial, sur ce régime dont on leur avait dit qu'il avait sauvé la société de redoutables dangers auxquels ils ne croyaient plus à présent. Il fallut donc un nouvel épouvantail, et la police se mit en chasse. Toutes les coalitions ouvrières lui étaient odieuses, et elle avait, bien entendu, un compte à régler avec l'Internationale. Une idée lumineuse lui vint : l'Internationale ne ferait-elle pas un magnifique épouvantail [7] ? Ce choix aurait le double avantage de discréditer l'Association et de racoler des sympathies pour la cause impériale. C'est cette heureuse idée qui a donné naissance au ridicule « complot » contre la vie de l'Empereur ‑ comme si nous avions la moindre envie de tuer cette ridicule vieille baderne. On a arrêté les membres dirigeants de l'Internationale. On a fabriqué de faux témoignages, et dans le même temps on a procédé au plébiscite. Mais la comédie qu'on voulait monter prit rapidement les allures d'une farce, et de l'espèce la plus grossière [8].

Il y a en Europe des gens avertis qui ont été les témoins de toute cette affaire et dont le jugement n'a pas été abusé un seul instant. Seul l'électeur des campagnes françaises a avalé la couleuvre. Les journaux anglais ont raconté le début de cette affaire, mais ils ont omis d'en publier la fin. Par respect envers le pouvoir, les juges français durent admettre l'existence du complot, mais ils furent bien obligés de reconnaître qu'aucune preuve n'existait de la complicité de l'Internationale. Or, il en est du second complot comme du premier. Un fonctionnaire français est chargé de faire son rapport sur le plus grand mouvement politique que le monde ait jamais connu. Les conditions de l'époque sont là qui, en cent occasions, pourraient lui suggérer une explication raisonnable : les ouvriers gagnent chaque jour en intelligence, les puissances dominantes sombrent dans le goût du luxe et l'incompétence ; l'histoire continue d'avancer, et elle doit aboutir au transfert du pouvoir d'une seule classe à celle de tout le peuple. De toute évidence, l'époque, les lieux, les conditions se prêtent au grand mouvement de l'émancipation. Mais, pour apercevoir ces signes, le fonctionnaire devrait être un philosophe, et il n'est qu'un mouchard. Comme le veut la loi de sa fonction, il en vient donc à une explication de mouchard ‑ à une conspiration. Il a gardé un vieux dossier de documents fabriqués, il en extraira ses preuves, et cette fois l'Europe qui tremble ajoutera foi à sa fable.

Tenez, voici un exemple : le journal La Situation. Il y est dit : « Le docteur Karl Marx, de l'Internationale, a été arrêté en Belgique, alors qu'il cherchait à passer en France. Depuis longtemps, la police londonienne avait l'œil sur l'Association à laquelle il est rattaché, et prend en ce moment des mesures énergiques pour la supprimer. »

Deux phrases, deux mensonges. Vous éprouverez la véracité de la première grâce au témoignage de vos sens : constatez que je ne suis point dans une prison belge, mais bien à mon domicile en Angleterre. D'autre part, vous n'êtes pas sans savoir que la police anglaise a aussi peu le pouvoir de se mêler des affaires de l'Internationale que notre Association n'en a de se mêler des affaires de la police. Et pourtant, une chose est sûre : ce rapport fera le tour de la presse du continent sans recevoir le moindre démenti, et il irait son chemin quand bien même je m'aviserais d'envoyer ici, à chacun des journaux d'Europe, une lettre circulaire...

‑ Pourquoi avez-vous établi ici votre quartier général ?

‑ Pour des raisons bien simples : ici, le droit d'association est chose bien établie. Il existe en Allemagne, c'est certain, mais il y est entravé par mille difficultés ; et, en France, il n'existe plus depuis bien des années.

‑ Et aux États-Unis ?

‑ Les centres principaux de notre activité se trouvent pour le moment au sein des vieilles sociétés européennes. Jusqu'à présent, de nombreuses circonstances ont empêché les problèmes du travail de prendre une importance universelle aux États-Unis. Mais ces conditions disparaissent rapidement, et le problème est en passe d'y devenir essentiel. En effet, là-bas tout comme en Europe, on y voit se développer une classe de travailleurs distincte de la société et en rupture avec le capital.

‑ Il semble qu'en Angleterre la solution espérée, quelle qu'elle soit, puisse être obtenue sans révolution violente. Le système anglais permet l'agitation par la tribune et la presse, jusqu'à conversion des minorités en majorités. Il y a là de quoi espérer.

‑ Je ne suis pas aussi optimiste que vous. La bourgeoisie anglaise a toujours accepté de bonne grâce le verdict de la majorité, tant qu'elle se réservait le monopole du droit de vote. Mais, croyez-moi, aussitôt qu'elle se verra mise en minorité sur des questions qu'elle considère comme vitales, nous verrons ici une nouvelle guerre esclavagiste [9].


Notes

[1] Ce panorama général sur la Commune a été dressé par Marx dans une interview à un journaliste américain, cf. Woodhull & Claflin's Weekly. Nous donnons les questions du journaliste en résumé, évitant ainsi ses commentaires vaniteux à l'adresse des lecteurs de son journal.

[2] Les membres suivants des sections parisiennes de l'Internationale faisaient partie de la Commune : Assi, Avrial, Beslay, Chalain, Clémence, Lefrançais Malon, Pindy, Theisz, Vaillant, Varlin, Amouroux et Géresme (un doute subsiste cependant pour un certain nombre d'entre eux, reposant sur des témoignages pas toujours probants). D'autres membres, inscrits plus tard à l'Internationale ou venant d'autres sections, ont fait partie de la Commune : Jacques Durand, Johannard, Longuet, Eugène Pottier, Babick, Chardon, Léo Meillet, Regère, Vésinier, Serraillier (délégué de Marx à Paris et élu le 16 avril)

[3] Marx réfute l'idée d'une initiative (de la franc-maçonnerie en tant que telle dans la Commune mais souligne la participation individuelle de francs-maçons. À propos de cette action, cf. l'ouvrage de LISSAGARAY, Histoire de la Commune de 1871, chap. XIX (fac-similé aux éditions Maspero).

[4] La première règle d'une organisation révolutionnaire ‑ et elle exige une position générale extrêmement claire des principes et de l’action ‑, c'est qu'elle n'entreprenne jamais rien qui puisse entraver le mouvement spontané de la révolution ou des masses vers la révolution.

[5] Après le Congrès de La Haye, Marx tiendra un discours célèbre sur les possibilités de passage pacifique au socialisme dans des conditions bien précises et des pays bien déterminés, pour une période donnée : cf. La Liberté, 15 septembre 1872.
Toutes ces prémisses d'un passage pacifique ont cessé d'exister de nos jours : « Cette violence est nécessitée surtout, comme Marx et Engels l'ont expliqué maintes fois et de la façon la plus explicite (notamment dans La Guerre civile en France et dans la Préface de cet ouvrage), par l'existence du militarisme et de la bureaucratie. Or, ce sont justement ces institutions, justement en Angleterre et en Amérique, qui, justement, dans les années 70 du XIXe siècle, époque à laquelle Marx fit sa remarque, n'existaient pas. Maintenant elles existent, et en Angleterre et en Amérique. » (Lénine, « La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky » (1918), Œuvres, t. XXVIII, p. 247.)

[6] Comme Marx-Engels l'ont répété à satiété, le parti ne suscite pas la lutte de classes qui est un phénomène naturel dans les conditions économiques et sociales actuelles : le parti la dirige dans la mesure de ses forces et de ses moyens.

[7] Par exemple, le dossier de la police française sur Marx contient les faits les plus fantaisistes. Cf. Helmut Hirsh, « Marx in den Augen der Pariser Polizei », Denker und Kämpfer, Europäische Verlagsanstalt, 1955.

[8] Le gouvernement bonapartiste avait fait l'amalgame de deux procès différents pour des raisons électorales évidentes, comme le fait remarquer Marx. Au reste, après le plébiscite, le gouvernement le reconnut pratiquement lui-même. Il s'agit d'abord de ce que l'on appelle le « troisième procès » de l'Internationale, intenté pour délit de « société secrète ». À ce propos, Marx fit adopter la résolution classique par le Conseil général de l'A. I. T. : « S'il y a conspiration de la part de la classe ouvrière, qui forme la grande masse des nations, crée toutes les richesses, et au nom de laquelle tout pouvoir, même usurpateur, prétend régner, c'est en public, comme le soleil contre les ténèbres avec la pleine conscience qu'en dehors de son champ d'activité il n'est aucun pouvoir légitime. » (Londres, 4-3-1870 publié dans La Marseillaise de Rochefort, 7-5-1870) 37 membres des sections parisiennes, parmi lesquels Varlin, Malon, Johannard, Pindy, Combault Avrial, Franquin, Assi Langevin, Theisz, Landeck, Chalain, Duval et Léo Frankel, furent poursuivis. L'autre procès, jugé à Blois et dit « du complot», était dirigé plus particulièrement contre des blanquistes ayant préparé « un attentat contre la sûreté de l'État et contre la vie de l'Empereur » ; parmi eux figuraient Ferré, Gromier, les frères Villeneuve, Sapia, Dereure et Mégy. Ces deux derniers étant membres de l'Internationale, on fit l'amalgame des deux procès.

[9] Marx lui-même indique ici une limite à la conquête pacifique du pouvoir politique : lorsque cette menace devient sérieuse et touche la bourgeoisie dans ses intérêts vitaux, celle-ci contraindra le prolétariat à se battre pour instaurer le socialisme, même dans les pays qui n'avaient guère d'armée, de bureaucratie, de police. Avec l'élargissement du droit de vote aux masses, de deux choses l'une : ou bien ce droit devient de plus en plus artificiel, ou bien, s'il devient réel, la bourgeoisie doit instaurer en même temps des forces en d'autres points pour compenser l'avantage accordé à son adversaire. L'expérience historique a démontré que les deux moyens allaient de pair, si l'on peut dire.


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