1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Le parti face à l'évolution du monde
Votre proclamation fera son effet en France, je l'espère, et j'espère tout autant qu'elle passera inaperçue en Allemagne. Voici pourquoi : ce ne sont pas des choses sérieuses, mais je crois devoir y appeler votre attention, pour vous engager à les éviter la prochaine fois [1].
Je ne veux pas parler de l'usage du mot patriote. Ce mot a un sens étroit ou bien si indéterminé, c'est selon que moi je n'oserai jamais m'appliquer cette qualification. J'ai parlé aux non-Allemands comme Allemand, de même que je parle aux Allemands comme simple international [2] ; je crois que vous auriez pu atteindre un plus grand effet si vous vous étiez déclaré simple Français ce qui exprime un FAIT, un fait y compris les conséquences logiques qui en découlent [3]. Mais passons, c'est affaire de style.
Vous avez encore parfaitement raison en vous glorifiant du passé révolutionnaire de la France, et de croire que ce passé révolutionnaire répondra de son avenir socialiste. Mais il me paraît que, arrivés là, vous donnez un peu trop dans le blanquisme, c'est-à-dire dans la théorie que la France est destinée à jouer dans la révolution prolétarienne le même rôle (initiateur non seulement, mais aussi directeur) [4] qu'elle a joué dans la révolution bourgeoise de 1789-98. Cela est contraire aux faits économiques et politiques d'aujourd'hui. Le développement industriel de la France est resté inférieur à celui de l'Angleterre ; il est inférieur en ce moment à celui de l'Allemagne qui a fait des pas de géant depuis 1860 ; le mouvement ouvrier en France aujourd'hui ne peut se comparer à celui de l'Allemagne. Mais ni Français, ni Allemands, ni Anglais n'auront, à eux seuls, la gloire d'avoir écrasé le capitalisme ; si la France PEUT-ÊTRE donne le signal [5], ce sera en Allemagne, le pays le plus profondément travaillé par le socialisme et où la théorie a le plus profondément pénétré les masses, que la lutte se décidera, et encore ni la France, ni l'Allemagne n'auront définitivement assuré la victoire tant que l'Angleterre restera aux mains de la bourgeoisie.
L'émancipation prolétarienne ne peut être qu'un fait international, si vous tâchez d'en faire un fait simplement français, vous la rendez impossible.
La direction exclusivement française de la révolution bourgeoise bien qu'elle fût inévitable, grâce à la bêtise et à la lâcheté des autres nations a mené, vous savez où ? À Napoléon, à la conquête, à l'invasion de la Sainte-Alliance. Vouloir attribuer à la France dans l'avenir le même rôle, c'est dénaturer le mouvement prolétarien international, c'est même, comme le font les blanquistes, rendre la France ridicule, car au-delà de vos frontières on se moque de ses prétentions.
Mais voyez où ça mène. Vous parlez de ce que « la France relevait en 1889, dans son immortel Congrès de Paris, le drapeau etc. ». Comme vous ririez, à Paris, si les Belges voulaient dire que la Belgique, dans SON immortel Congrès de Bruxelles de 1891, ou la Suisse dans SON immortel Congrès de Zurich... De plus, les actes de ces congrès sont des actes, non pas français, belges ou suisses, mais internationaux.
Et puis vous dites : le parti ouvrier français ne fait qu'un avec la social-démocratie allemande contre l'empire d'Allemagne, avec le parti ouvrier belge contre la monarchie des Cobourg, avec les Italiens contre la monarchie de Savoie, etc.
À tout cela, il n'y aurait rien à redire, si vous aviez ajouté : et tous ces partis ne font qu'un avec nous contre la République bourgeoise qui nous opprime, nous panamise et nous lie au tsar russe. Votre République, après tout, a été faite par le vieux Guillaume et Bismarck [6], elle est tout aussi bourgeoise que tous nos gouvernements monarchiques, et il ne faut pas croire qu'avec le cri de « vive la République », le lendemain de Panama, vous trouveriez un seul adhérent dans toute l'Europe. La forme républicaine n'est plus que la simple négation de la monarchie et le bouleversement de la monarchie s'accomplira comme simple corollaire de la révolution ; en Allemagne, les partis bourgeois sont si achevés que nous devrons passer immédiatement de la monarchie à la république sociale. Vous ne pouvez donc plus opposer votre république bourgeoise aux monarchies comme une chose à laquelle les autres nations auraient à aspirer. Votre république et nos monarchies, c'est tout un vis-à-vis du prolétariat ; si vous nous aidez contre nos bourgeois monarchiques, nous vous aiderons contre vos bourgeois républicains. C'est le cas de réciprocité, nullement de délivrance des pauvres monarchiques par les généreux républicains français : cela ne cadre pas avec l'idée internationale et encore moins la situation historique qui ont mis votre république au pied du tsar. N'oubliez pas que, si la France fait la guerre à l'Allemagne dans l'intérêt et avec l'aide du tsar, c'est l'Allemagne qui sera le centre révolutionnaire.
Mais il y a encore une autre histoire très malencontreuse. Vous êtes « un avec la social-démocratie allemande contre l'Empire d'Allemagne ». Cela a été traduit dans la presse bourgeoise : « gegen das deutsche Reich ». Et c'est ce que tout le monde y verrait. Car « Empire » signifie « Reich » aussi bien que « Kaisertum » (régime impérial) ; mais dans « Reich » l'accent est mis sur le pouvoir central comme représentant de l'unité nationale, et pour celle-ci, la condition politique de leur existence, les socialistes allemands se battraient à outrance. Jamais nous ne voudrions réduire l'Allemagne à l'état de division et d'impuissance d'avant 1866 [7]. Si vous aviez dit contre l'empereur, ou contre le régime impérial, on n'aurait pu dire grand-chose, bien que ce pauvre Guillaume ne soit pas de taille à mériter d'être honoré de la sorte ; c'est la classe possédante, foncière et capitaliste qui est l'ennemi ; et c'est si bien compris en Allemagne que nos ouvriers ne comprendraient pas le sens de votre offre de les aider à vaincre le toqué de Berlin.
J'ai donc prié Liebknecht de ne pas parler de votre proclamation (dans la presse), tant que les feuilles bourgeoises n'en parlaient pas ; mais si, en se fondant sur cette malheureuse expression, on attaquait nos hommes comme des traîtres, cela donnerait lieu à un débat assez pénible.
En résumé : un peu plus de réciprocité ne pourrait pas nuire l'égalité entre nations est aussi nécessaire que celle entre individus.
De l'autre côté, votre façon de parler de la république comme d'une chose désirable en elle-même pour le prolétariat, et de la France comme du peuple élu, vous empêche de parler du fait désagréable, mais irréfutable de l'alliance russe ou plutôt du vasselage russe (auquel est soumise la République française).
Eh bien, c'est assez, je crois. J'espère vous avoir convaincu que dans la première chaleur de votre patriotisme renaissant vous avez un peu dépassé le but.
Notes
[1] Cf.
Engels à Paul Lafargue, 27 juin 1893.
Dans les textes suivants, Engels prend l'initiative, au nom du
parti historique, de déterminer la position de la classe
ouvrière française et allemande dans le conflit qui
s'annonce. Il intervient ainsi directement pour infléchir les
tendances nationales au sein du mouvement existant, et en France,
par exemple, le chauvinisme traditionnel.
Le 17 juin 1893, le comité national du parti ouvrier
français lança un appel intitulé « le
Conseil national du Parti ouvrier aux travailleurs de France »
afin de répondre à une campagne des boulangistes et
des anarchistes accusant les socialistes d'avoir une action
antipatriotique.
C'est avec une grande modération qu'Engels critique ici
ses camarades de parti français, emportés dans la
polémique au point de crier « Vive la France ! »
et retombant dans leur vieille maladie : le chauvinisme. (Cf. La
Commune de Paris, 10/18, p. 77 : en pleine guerre, Marx a
d'autres mots pour qualifier ces aberrations chauvines, car alors il
ne s'agit plus de paroles et de polémiques, mais de prises de
position pratiques « Il y a, d'autre part, ces imbéciles
de Paris ! Ils m'envoient, en grande quantité, leur Manifeste
ridiculement chauvin, qui a suscité ici, parmi les ouvriers
anglais, la risée et l'indignation, que j'ai eu toutes les
peines du monde à ne pas laisser se manifester en public. »)
[2] Les nations existant, la position d'un internationaliste est d'être Français en Allemagne et internationaliste en France, autrement dit de nier sa propre nation là où il la trouve devant lui. En termes léninistes, l'internationaliste lutte d'abord contre sa propre bourgeoisie.
[3] Dans le Manifeste, Marx-Engels règlent cette question une fois pour toutes : « On a, en outre, reproché aux communistes de vouloir supprimer la PATRIE, la NATIONALITÉ. Les ouvriers n'ont pas de PATRIE. On ne peut pas leur enlever ce qu'ils n'ont pas. » On remarquera que, dans la première phrase, il est question de patrie ET de nationalité, et dans la seconde on ne supprime que la patrie. Ce n'est sans doute pas par hasard. Les ouvriers n'ont pas de patrie : on ne eut donc leur enlever ce qu'ils n'ont pas. Ils combattent la nationalité qui est un FAIT, car les ouvriers sont français, italiens, etc., et ce, non seulement de par la race et la langue (encore qu'il y aurait bien des choses à dire sur ces deux facteurs), mais surtout par l'appartenance physique à l'un des territoires où gouverne tel État national de la bourgeoisie. Ce fait physique n'est pas sans avoir de grands effets sur la lutte de classe et même sur la lutte internationale : la nation n'est-elle pas le ring où la bourgeoisie se heurte aux autres nations bourgeoises, et où le prolétariat affronte sa bourgeoisie puis le capital international ? Mais tout cela ne lui donne pas de patrie. Cf. Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste, in : Fil du Temps, nº 5, p. 113 et s.
[4]
D'après ces critères, Lénine jugeait du poids
et du rôle de la Russie dans le processus de la
révolution mondiale : « On aurait également tort
de perdre de vue qu'après la victoire de la révolution
prolétarienne, si même elle n'a lieu que dans un seul
des pays avancés, il se produira, selon toute probabilité,
un brusque changement, à savoir : la Russie redeviendra,
bientôt après, un pays, non plus exemplaire, mais
retardataire (au point de vue « soviétique » et
socialiste). » Cf. Lénine,Œuvres, 31, p
15.
La Russie soviétique tenait compte, par exemple, de la
différence sociale entre un ouvrier et un paysan, la voix du
premier valant dix fois plus que celle du second dans les
consultations démocratiques. De même, l'Internationale
communiste attribuait un poids spécifique à chaque
parti communiste des différents pays. Par exemple, les partis
communistes d'Allemagne, de France et de Russie disposaient chacun
de cinq voix au Premier Congrès de l'Internationale, contre
trois au Parti communiste de Suisse, de Finlande ou de Hongrie. Dans
un certain contexte, ces différences sont « justes »,
car on ne peut faire abstraction de la force réelle de chaque
mouvement particulier. Cependant, ces différences doivent
s'atténuer, puis s'effacer au fur et à mesure que
l'Internationale se transforme en un parti mondial unique. Enfin,
ces différences quantitatives ne peuvent jouer lorsqu'il
s'agit de discuter de questions « qualitatives », de
programme ou de principe.
[5] Ici encore, Engels fait la partie belle à ses interlocuteurs français, car il était peu vraisemblable que la France jouât ce rôle d'impulsion de la révolution internationale : il eût effectivement fallu une conjonction de faits assez extraordinaires pour cela. En fait, c'est à la Russie que Marx-Engels attribuèrent ce rôle dès 1871 : cf. par exemple, la préface russe du Manifeste communiste.
[6] Dans Le Rôle de la violence et de l'économie dans l'instauration de l'Empire allemand moderne, Engels écrivait : « Il ne fallut pas cinq semaines pour que s'écroulât tout l'édifice de l'empire de Napoléon III, si longtemps admiré par les philistins d'Europe. La révolution du 4 septembre ne fit qu'en balayer les débris, et Bismarck, qui était en guerre pour fonder l’empire de la Petite-Allemagne, se trouva un beau matin fondateur de la République française. »
[7] La
théorie marxiste part de la réalité, puis elle
revient à la réalité dans son action. Elle est
donc toujours inséparable des conditions matérielles.
Sa méthode se distingue foncièrement de celle des
anarchistes, qui agissent en vue de réaliser des principes
abstraits, « éternels », de morale, de justice,
d'égalité etc. Les méthodes révolutionnaires
du marxisme sont inséparables des conditions déterminées
de la société de classe existante : développement
de l'industrie qui conditionne le nombre et la qualité des
prolétaires, crise de production qui suscite la crise
révolutionnaire, rapports économiques qui déterminent
les forces et les antagonismes en présence. Sans cela, la
théorie ne serait pas reliable aux données objectives
de la réalité.
Marx nous donne un exemple de cette liaison matérielle
entre théorie et pratique historique concrète dans le
passage suivant à propos de l'effet de l'unification
nationale (obtenue par l'Allemagne en 1871) sur le mouvement ouvrier
: « Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du
pouvoir d'État sera utile à la centralisation de la
classe ouvrière allemande (jusque-là coincée
dans les 36 États et divisée en autant de petits
morceaux). La prépondérance allemande transférera,
en outre, le centre de gravité du mouvement ouvrier européen
de France en Allemagne, et l'on n'a qu'à comparer le
mouvement de 1866 jusqu'à nos jours dans les deux pays, pour
voir que, du point de vue de la théorie et de l'organisation,
la classe ouvrière allemande l'emporte sur la française.
Son poids accru sur le théâtre mondial signifiera aussi
que notre théorie l'aura emporté sur celle de
Proudhon, etc. » Il faut ne rien avoir compris au
socialisme scientifique, appelé « marxisme »,
pour substituer à la théorie de classe du prolétariat
la théorie individuelle de Marx, et transformer la lutte
sociale en lutte d'idées de deux personnes pour dire, comme
le fait par exemple Dolléans, en commentaire à ce
passage de la lettre de Marx à Engels du 20 juillet 1870 : «
Sa victoire définitive sur Proudhon, voilà ce qui
importe aux yeux d'un idéologue dominateur » !!!