1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

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Succès de la social-démocratie allemande


Les élections allemandes de 1890

Newcastle Daily Chronicle, 3 mars 1890.

Pour quiconque a suivi attentivement l'évolution politique de l'Allemagne au cours de ces dix dernières années, il ne fait aucun doute que le parti social-démocrate d'Allemagne obtiendra une victoire éclatante aux élections générales de 1890 [1]. En 1878, les socialistes allemands furent soumis à une loi d'exception sévère, en vertu de laquelle leurs journaux furent supprimés, leurs réunions interdites ou dissoutes et leurs organisations disloquées. Toute tentative de reconstitution fut sévèrement punie, parce que considérée comme « organisation secrète », et plus de mille ans de prison ont été distribués par les tribunaux à des membres du parti. Néanmoins les socialistes allemands réussirent l'exploit d'imprimer chaque semaine à l'étranger quelque 10 000 exemplaires de leur journal, Der Sozialdemokrat, puis de le passer en contrebande dans le pays pour y assurer sa diffusion. Des milliers de tracts furent distribués dans les mêmes conditions. Ils parvinrent à entrer au Reichstag (avec neuf membres), ainsi que dans un grand nombre d'organismes représentatifs à l'échelon communal et, entre autres aussi, dans la municipalité berlinoise elle-même. Ce renforcement croissant du parti est également devenu manifeste aux yeux de ses adversaires les plus acharnés.

Et, malgré tout, le succès remporté par les socialistes le 20 février doit surprendre même les plus confiants d'entre eux. Vingt et un sièges furent conquis, ce qui signifie que, dans vingt et une circonscriptions, les socialistes furent plus forts que tous les autres partis réunis. Il y eut ballottage dans cinquante-huit circonscriptions, c'est dire que dans 58 circonscriptions ils sont ou bien les plus forts ou bien en voie d'être les plus forts, face à tous les partis qui ont présenté des candidats, et un second tour décidera enfin entre les deux candidats qui ont eu le plus de voix, mais dont aucun n'avait eu la majorité absolue. En ce qui concerne le chiffre total des suffrages obtenus par les socialistes, nous pouvons les estimer en gros comme suit : en 1871, ils n'avaient que 102 000 voix; en 1877, ils en comptaient 493 000; en 1884, 550 000; en 1887, 763 000. En 1890, ils comptent au moins 1 250 000 voix, et plutôt davantage. La puissance du parti a donc augmenté en trois ans d'au moins 60 à 70 %.

En 1887, il n'y avait que trois partis comptant plus d'un million d'électeurs : les nationaux-libéraux avec 1 678 000, le Centre ou parti catholique avec 1 516 000, et les conservateurs avec 1 147 000. Cette fois-ci, le Centre maintiendra ses effectifs, les conservateurs ont subi de fortes pertes et celles des nationaux-libéraux sont énormes. Ainsi donc les socialistes seront encore dépassés, quant au nombre des voix, par le Centre, mais ils se rapprocheront nettement des nationaux libéraux ainsi que des conservateurs, et même les dépasseront.

Ces élections opèrent un bouleversement complet dans le rapport existant entre les partis allemands. On peut dire qu'elles inaugurent une époque nouvelle dans l'histoire de ce pays. Elles marquent le commencement de la fin de l'ère bismarckienne. Pour le moment, la situation est la suivante :

Avec le décret sur la législation de la protection du travail et la Conférence internationale pour la protection ouvrière, le jeune Guillaume se sépare de son mentor Bismarck [2]. Celui-ci a jugé clairvoyant de laisser la main libre à son jeune maître, et d'attendre tranquillement jusqu'à ce que Guillaume Il se soit mis dans l'embarras avec sa marotte de jouer à l'ami des ouvriers [3]; alors le moment serait venu pour Bismarck de refaire surface, tel un deus ex machina. Cette fois-ci, Bismarck ne s'est pas montré particulièrement soucieux du déroulement des élections. Un Reichstag qui s'avèrerait ingouvernable et que l'on pourrait dissoudre dès que le jeune empereur aurait reconnu ses bévues, servirait même les intérêts de Bismarck, et un succès considérable des socialistes pourrait l'aider à se présenter devant le pays avec un beau mot d'ordre électoral, dès que le moment de la dissolution serait venu. Or, l'astucieux chancelier a en ce moment précis un Reichstag avec lequel nul ne peut gouverner. Guillaume Il se rendra très bientôt compte de l'impossibilité de mettre en pratique le moindre atome des projets annoncés dans ses décrets, étant donné sa position et face à l'actuel état d'esprit des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie.

Les élections l'ont déjà convaincu que la classe ouvrière allemande acceptera tout ce qu'on lui offre comme premier acompte, mais ne cédera pas un iota de ses principes et de ses revendications, et elle ne restera pas paralysée dans son opposition contre un gouvernement qui ne peut exister sans le musellement de la majorité de la classe travailleuse.

C'est pourquoi, on en viendra bientôt à un conflit entre l'Empereur et le parlement, et les socialistes se verront attribuer la responsabilité de toute l'affaire par tous les partis en rivalité. Un nouveau programme électoral y sera élaboré, et Bismarck s'avancera après avoir administré la leçon nécessaire à son maître et seigneur - et il décrétera la dissolution [4].

Mais il devra se rendre compte alors que les temps ont changé. Les ouvriers socialistes seront encore plus forts et plus résolus qu'auparavant. Jamais Bismarck n'a pu se fier à la noblesse, celle-ci l'ayant toujours considéré comme un traître à la cause du véritable conservatisme. Elle est donc prête à le jeter par-dessus bord dès que l'Empereur ne voudra plus de lui. La bourgeoisie était son appui principal, mais elle n'a plus désormais confiance en lui. La petite querelle domestique entre Bismarck et l'Empereur est également venue aux oreilles du public. Elle a prouvé que Bismarck n'était plus tout-puissant, et que l'Empereur n'est pas à l'abri de dangereux caprices. Auquel des deux le philistinisme des bourgeois allemands fera-t-il confiance ? L'homme rusé n'a plus le pouvoir, et l'homme qui a le pouvoir n'est pas bien malin. De fait, la croyance en la stabilité de l'ordre social nouveau, créé en 1871, était inébranlable aux yeux de la bourgeoisie allemande – tant que le vieux Guillaume régnait, que Bismarck tenait les rênes du pouvoir et que Moltke était à la tête de l'armée. Or cette croyance est à jamais détruite maintenant. La charge des impôts toujours plus écrasante, les coûts élevés des moyens de subsistance nécessaire en raison d'un absurde système douanier sur tous les articles, produits alimentaires aussi bien qu'industriels, le poids écrasant des obligations militaires, la peur permanente et toujours renouvelée d'une guerre qui entraînerait dans son tourbillon l'Europe entière et qui forcerait 4 à 5 millions d'hommes à prendre les armes - tout cela a contribué à aliéner au gouvernement le paysan, le petit artisan et l'ouvrier, bref toute la nation, à l'exception du petit nombre de ceux qui profitent des monopoles créés par l'État. Tout cela était supporté comme étant inévitable tant que le vieux Guillaume, Moltke et Bismarck formaient au gouvernement un triumvirat qui paraissait invincible [5]. Mais, aujourd'hui, le vieux Guillaume est mort, Moltke à la retraite, et Bismarck a affaire avec un jeune empereur, qui précisément est rempli d'une folle auto-complaisance; celui-ci se prend déjà pour un second Frédéric-le-Grand, alors qu'il n'est qu'un vaniteux insensé qui s'efforce de secouer la tutelle du chancelier et, par-dessus le marché, il n'est qu'un jouet aux mains des intrigants de la Cour. Dans ces conditions, le gigantesque joug qui pèse sur le peuple ne saurait plus être supporté avec patience bien longtemps; c'en est fait irrémédiablement de la croyance en la stabilité des conditions existantes; la résistance qui auparavant paraissait sans espoir, devient maintenant une nécessité; de la sorte, il peut advenir que tout ingouvernable que paraisse l'actuel Reichstag, le suivant le devienne encore bien davantage.

On peut penser, en somme, que Bismarck a fait une erreur de calcul dans ce jeu [6]. En cas de dissolution, même le spectre rouge, le cri de guerre contre les socialistes, ne remplira pas ses espérances. Mais, d'autre part, il a une qualité incontestable : une énergie impitoyable. Si cela lui plaît, il peut provoquer des insurrections et expérimenter quel est l'effet d'une petite « saignée ». Cependant, il ferait bien de ne pas oublier que la moitié au moins des socialistes allemands est passée par l'école de l'armée. Ils y ont appris la discipline, qui les a fait résister jusqu'ici à toutes les provocations à l'insurrection. Mais ils y ont également appris autre chose.

Frédéric Engels


Notes

[1] Lors des élections générales du 20 février 1890, la social-démocratie obtint 1 427 323 voix et 20 sièges au Reichstag, et le 1° mars au second tour, elle obtint 15 sièges supplémentaires, avec 19,7 % des voix. Les suffrages avaient pratiquement doublé par rapport aux élections de 1887, et la social-démocratie était devenue le parti le plus puissant d'Allemagne.

[2] Engels fait allusion à l'article du 7-2-1890 de la Arbeiter Zeitung, où faisant allusion à deux décrets récents de l'Empereur, Bebel prévoyait que les classes dominantes ne pouvaient plus tenir les ouvriers en Allemagne par le régime brutal des interdictions, mais par des concessions et des réformes sociales. En effet, craignant un raz-de-marée électoral des sociaux-démocrates, l'Empereur avait promulgué deux décrets « sociaux » au Reichstag le 4 février 1890 en pleine campagne électorale. De manière éhontée, l'Empereur y singeait les mesures proposées au congrès de fondation de la II° Internationale sur la protection ouvrière. Dans son premier décret, il demandait au chancelier de convoquer une conférence internationale avec les autres États, afin de délibérer d'une législation unitaire de protection ouvrière. Cette conférence eut lieu à Berlin en mars 1890. Elle décida de l'interdiction du travail des enfants âgés de moins de douze ans et d'une limitation de la journée de travail, pour les femmes et les jeunes gens, mais ces résolutions n'avaient pas force de loi pour les pays participants.
Dans son second décret, l'Empereur demandait à ses ministres des travaux publics, du commerce et de l'industrie de remanier la législation du travail, afin d'améliorer la situation des ouvriers dans les entreprises publiques et privées.

[3] Pour compléter sa législation industrielle et la loi anti-socialiste, Bismarck avait préparé des projets de loi en matière sociale, qui étaient évidemment autant de pièges posés à la social-démocratie. Fin avril-début mai, les projets de loi sur l'assurance-maladie des travailleurs et les compléments à la législation professionnelle furent adoptés en seconde lecture par le Reichstag. Ces deux lois faisaient partie du programme de réforme sociale annoncé à grands cris par Bismarck fin 1881. Le 2 mai, Bebel écrit à Engels que quelques députés sociaux-démocrates voulaient voter pour la loi d'assurance-maladie, et cita les noms de Max Kayser et de Moritz Rittinghausen, dont l'intention était d'engager le parti dans la voie de la politique de réforme. Par discipline de parti. les sociaux-démocrates votèrent contre le projet de Bismarck. mais Grillenberger. par exemple, prononça à cette occasion un discours ouvertement opportuniste.
Ce ne fut pas la bourgeoisie allemande qui, concéda le fameux système d'assurance sociale aux ouvriers allemands, mais Bismarck, le représentant des hobereaux, tout heureux de jouer un mauvais tour à la fois à la bourgeoisie et à la social-démocratie, selon la bonne recette bonapartiste.
Dès 1844, Marx avait dénoncé le caractère fallacieux des mesures sociales prises par des représentants de classe semi-féodales : « Étant un aristocrate et un monarque absolu, le roi de Prusse déteste la bourgeoisie. Il n'a donc pas lieu d'être effrayé si celle-ci va lui être encore, plus soumise et devient d'autant plus impuissante que ses rapports avec le prolétariat se tendent. On sait que le catholique déteste plus le protestant que l'athée, tout comme le légitimiste déteste davantage le libéral que le communiste. Ce n'est pas que l'athée et le communiste soient plus proches du catholique et du légitimiste, au contraire, ils leur sont plus étrangers que le protestant et le libéral, parce qu'ils se situent en dehors de leur sphère. Ainsi, en politique, le roi de Prusse trouve une opposition directe chez les libéraux. Pour le roi, l'opposition du prolétariat n'existe pas davantage que le roi lui-même n'existe pour le prolétariat. Il faudrait que le prolétariat eût atteint déjà une puissance décisive pour supprimer ces antipathies et ces oppositions politiques, et s'attirer l'hostilité de tous en politique. » (Marx, Notes critiques relatives à l'article « Le roi de Prusse et la Réforme sociale » par un Prussien , 7-8-1844, trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires, Édit. L'Herne, pp. 157-158.)

[4] Dans son ouvrage intitulé les Plans de coups d'État de Bismarck et de Guillaume Il, 1890 et 1894, Stuttgart - Berlin 1929, E. Zechlin cite la lettre suivante du kaiser à son compère François-Joseph de Vienne : « Le nouveau Reichstag vient d'être élu; Bismarck a été indigné par les résultats et il a voulu aussitôt que possible le faire sauter. Il voulait utiliser à cette fin la loi socialiste. Il me proposa de présenter une nouvelle loi socialiste encore aggravée que le Reichstag repousserait, si bien que ce serait la dissolution. Le peuple serait déjà excité, les socialistes en colère feraient des putschs : il y aurait des manifestations révolutionnaires, et alors je devrais faire tirer dans le tas et donner du canon et du fusil. »
Ce n'est pas par hasard si Engels était appelé le Général dans la social-démocratie allemande, car il ne connaissait pas seulement la force de ses troupes, mais encore parfaitement la tactique que voulait employer l'adversaire, tactique qu'il fallait contrecarrer, si l'on ne voulait pas succomber devant un ennemi implacable et rusé, supérieur en armement et même en nombre.
Le passage au régime bourgeois était - comme Engels l'avait prévu en théorie - particulièrement délicat pour les classes dominantes d’Allemagne.

[5] Engels ne se trompe pas dans sa prévision Jusqu'à la fin de sa vie, le gouvernement tentera de rétablir les lois répressives contre le prolétariat allemand. Mais cette prévision ne contredit pas l'optimisme fondamental d'Engels, qui voit le rapport des FORCES glisser de plus en plus en faveur de la social-démocratie, dont la faillite finale n'en devient que plus haïssable. Dans sa lettre du 7-03-1890, à P. Lafargue, Engels écrit sur la situation qui se développe à partir de 1890 : « Le 20 février est la date du début de la révolution en Allemagne. C'est pourquoi, nous avons le devoir de ne pas nous laisser écraser avant que le moment de la bataille ne soit venu. Nous n'avons encore de notre côté qu'un soldat sur quatre ou cinq, et, sur pied de guerre, peut-être un sur trois. Nous pénétrons dans les campagnes, les élections dans le Schleswig-Holstein, et surtout dans le Mecklembourg, ainsi que les provinces orientales de la Prusse l'ont démontré. Dans 3-4 ans, nous aurons les ouvriers et journaliers agricoles, c’est-à-dire les régiments d'élite de la conservation sociale, et alors il n'y aura plus de Prusse. C'est la raison pour laquelle, nous devons prôner à l'heure actuelle les actions légales et ne pas répondre aux provocations qu'on nous prodiguera. En effet, sans une saignée, et encore très forte, il n'est plus de salut pour Bismarck ou Guillaume.
« Ces deux terribles gaillards sont, dit-on, consternés, ils n'ont pas de plan bien établi, et Bismarck a assez à faire pour contrecarrer les intrigues de cour que l'on tisse toujours plus contre lui. » Et de conclure : « Les partis bourgeois - par peur des socialistes - se rassembleront sur une plate-forme commune. »

[6] Bismarck avait pratiquement fini par lier son sort à la répression anti-socialiste. Le 14 janvier 1888, il dépose au Reichstag un projet de loi demandant la prolongation de la loi scélérate jusqu'au 30 septembre 1893, ainsi qu'une aggravation de la répression (peine plus forte pour la diffusion d'imprimés interdits et les personnes accusées d'appartenir à une « association secrète », d'assister à des réunions socialistes à l'étranger, etc., en leur retirant, par exemple, la citoyenneté allemande ou en les expulsant). Mais Bismarck subit une défaite au parlement, la loi n'étant prorogée que de deux ans, jusqu'au 11 octobre 1890. A. Bebel et P. Singer dénoncèrent à la tribune le système de mouchards mis en place par Bismarck et démontrèrent que la ministère Puttkamer s'en prenait aux ouvriers avec des méthodes illégales.
Les 5 et 6 novembre 1889 ainsi que les 22 et 23 janvier 1890, Bismarck revint à l'attaque avec un projet de loi prévoyant une prolongation illimitée de la loi anti-socialiste et une répression aggravée. Le 25 janvier 1890, le Reichstag rejeta la demande de prolongation de la loi anti-socialiste : le compromis entre les nationaux-libéraux (qui voulaient atténuer les rigueurs de la loi) et les conservateurs (qui voulaient les aggraver, au contraire) ayant échoué, la loi expira le 30 septembre 1890. La politique de cartel de Bismarck avait échoué du même coup, comme c'était inévitable dans le nouveau rapport de forces.


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