1844

Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme....
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La sainte famille

K. Marx - F. Engels


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« La Critique critique absolue » ou « la Critique critique » personnifiée par Mr. Bruno


Troisième campagne de la critique absolue

par Karl MARX.

b: La question juive n° 3. [1]

La « Critique absolue » ne se borne pas à démontrer, par son autobiographie, son originale toute-puissance, qui « crée, pour la première fois vraiment, l'Ancien aussi bien que le Nouveau ». Elle ne se borne pas à écrire de son auguste main l'apologie de son passé. Elle propose maintenant à des tiers, aux profanes, au reste du monde, la « tâche » absolue, la « tâche qui importe au contraire en ce moment » : l'apologie des faits et « ouvrages » de Bauer.

Les Deutsch-Französiche Jahrbücher ont publié une critique de La Question juive de M. Bauer [2]. On a mis à nu son erreur fondamentale : il confond l'émancipation « politique » et l'émancipation « humaine ». On n'a pas, il est vrai, donné à la vieille question juive sa « position exacte », mais on a traité et résolu la «question juive » dans la position que l'évolution moderne a donnée aux anciennes questions d'actualité et qui précisément convertit en « problèmes » de notre temps ces « problèmes » du passé.

« Dans la troisième campagne de la Critique absolue, il semble qu'on se propose de donner la réplique aux Deutsch-Französiche Jahrbücher. La Critique absolue débute par un aveu :
« Dans la question juive, on a commis la même « erreur » : on a identifié l'essence humaine à l'essence politique. »

La Critique fait observer :

« Il n'est plus temps de reprocher à la Critique la position qu'elle avait pour une part prise il y a deux ans encore. » Il importe plutôt d'expliquer « pourquoi la Critique... s'est trouvée dans l'obligation de faire même de la politique ! »

« Il y a deux ans ? » Comptons selon l'ère absolue, en partant de la naissance du Sauveur critique que fut la Literatur-Zeitung de Bauer ! Le Sauveur critique est né en l'an de grâce 1843. C'est la même année que la seconde édition, augmentée, de La Question juive, a vu le jour. L'étude « critique » de La Question juive, publiée dans les Vingt et une feuilles de Suisse [3], a paru plus tard encore, mais toujours en cette même année 1843, ancien style. Après la disparition des Deutsch-Französiche Jahrbücher et de la Rheinische Zeitung toujours en cette même année mémorable 1843, ancien style, autrement dit en l'An I de l'ère critique, M. Bauer a publié son ouvrage politico-fantastique Staat, Religion und Partei (État, religion et parti), qui répète exactement ses anciennes erreurs sur l' « essence politique ». Notre apologiste est obligé de falsifier la chronologie.

L' « explication » des raisons qui ont « forcé » M. Bauer à faire « même » de la politique ne présente un intérêt général que sous certaines conditions. En effet, si l'on commence par poser l'infaillibilité, la pureté, l'absolu de la Critique critique, si l'on en fait un dogme fondamental, les faits en contradiction avec ce dogme se métamorphosent assurément en autant d'énigmes aussi difficiles, aussi mémorables, aussi mystérieuses que le sont, pour le théologien, les actes de Dieu qui paraissent n'être pas divins.

Si l'on considère au contraire « le Critique » comme un individu fini et qu'on ne le sépare pas des limites de son époque, on n'a pas besoin de rechercher pourquoi il a été forcé de se développer même au sein de ce monde : il n'y a pas besoin de réponse puisque la question elle-même n'existe pas.

Cependant, si la Critique absolue devait maintenir son exigence, on s'offre à rédiger un petit traité scolastique où seront traitées les questions actuelles que voici :

« Pourquoi la conception de la Vierge Marie par l'opération du Saint-Esprit a-t-elle dû être démontrée précisément par M. Bruno Bauer ? » « Pourquoi M. Bauer a-t-il dû prouver que l'ange qui apparut à Abraham était une émanation réelle de Dieu, à laquelle manquait cependant la consistance nécessaire à la digestion des aliments ? » « Pourquoi M. Bauer a-t-il dû écrire l'apologie de la maison royale de Prusse et élever l'État prussien au rang d'État absolu ? » « Pourquoi, dans la Kritik der Synoptiker (Critique des Synoptiques), M. Bauer a-t-il dû mettre la « conscience de soi infinie » à la place de l'homme ? » « Pourquoi, dans son Entdecktes Christentum (Le Christianisme révélé), M. Bauer a-t-il dû répéter en style hégélien la théorie chrétienne de la création ? » « Pourquoi M. Bauer a-t-il dû demander à lui-même et à autrui l' « explication » du miracle selon lequel il était forcé de se tromper ? »

En attendant la démonstration de ces nécessités aussi « critiques » qu' « absolues », écoutons encore un instant les faux-fuyants apologétiques de la « Critique ».

« Il fallait... d'abord... placer la question juive dans sa juste position en tant que question religieuse et théologique, et en tant que question politique. » « Traitant et résolvant ces deux questions, la « Critique » n'est ni religieuse, ni politique. »

Dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, on déclare, en effet, que Bauer a traité la « question juive » de façon réellement théologique et politico-fantastique.

En réponse au « reproche » d'étroitesse théologique, la « Critique » dit d'abord :

« La question juive est une question religieuse. La philosophie des Lumières a cru la résoudre en qualifiant d'indifférente, ou même en niant la contradiction religieuse. La Critique a dû au contraire exposer cette contradiction dans sa pureté. »

Quand nous arriverons à la partie politique de la question juive, nous verrons que M. le théologien Bauer s'occupe, même en politique, non de politique, mais de théologie.

Si, dans les Deutsch-Französische Jahrbücher, on a attaqué son exposé de la question juive comme un exposé « purement religieux », cela vaut spécialement pour l'article contenu dans les Ein und zwanzig Bogen (Vingt et une feuilles), intitulé : « La capacité des Juifs et des Chrétiens d'aujourd'hui de devenir libres. »

Cet article n'a rien à voir avec l'ancienne philosophie des « Lumières ». Il contient l'opinion positive de M. Bauer sur la capacité d'émancipation des Juifs d'aujourd'hui, donc sur la possibilité de leur émancipation.

« La Critique » dit : « La question juive est une question religieuse. »

Or il s'agit de savoir ce qu'est une question religieuse, et singulièrement ce qu'elle est de nos jours.

Le théologien jugera sur les apparences et, dans une question religieuse, verra une question religieuse. Mais que « la Critique » se rappelle ce qu'elle a déclaré contre le professeur Hinrichs. Elle a dit que les intérêts politiques de notre temps ont une signification sociale : il « n'est plus question » d'intérêts politiques.

Les Deutsch-Französische Jahrbücher étaient tout aussi fondées à dire à la Critique : Les questions religieuses actuelles ont, de nos jours, une signification sociale. Il n'est plus question d'intérêts religieux en soi. Seul le théologien peut encore croire qu'il s'agit de la religion en tant que religion. Les Annales, etc., ont eu, il est vrai, le tort de ne pas s'en tenir au mot : « social ». Elles ont caractérisé la situation réelle du judaïsme dans la société bourgeoise d'aujourd'hui. Une fois le judaïsme dépouillé de son travestissement religieux et réduit à son noyau empirique, laïque, pratique, on a pu indiquer la façon pratique réellement sociale de résoudre cette question, ce noyau. M. Bauer se tranquillise en disant qu' « une question religieuse » est une « question religieuse ».

On n'a pas du tout nié, comme M. Bauer voudrait le faire accroire, que la question juive soit aussi une question religieuse. On a au contraire montré que M. Bauer ne conçoit que l'essence religieuse du judaïsme, mais non pas la base laïque, réelle de cette essence religieuse. Il combat la conscience religieuse en tant qu'essence autonome. C'est pourquoi M. Bauer explique les Juifs réels par la religion juive, au lieu d'expliquer le mystère de la religion juive par les Juifs réels. M. Bauer ne comprend donc le Juif qu'autant qu'il est objet immédiat de la théologie ou théologien.

M. Bauer ne se doute donc pas que le judaïsme réel, laïque, et par suite le judaïsme religieux lui-même, est constamment engendré par la vie bourgeoise actuelle et trouve son suprême achèvement dans le système monétaire. Il ne pouvait s'en douter parce qu'il ne connaissait pas le judaïsme comme maillon du monde réel, mais uniquement comme maillon de son monde à lui, la théologie; parce que, soumis et pieux comme il l'est, le Juif réel lui apparaissait non pas sous les traits du Juif actif des jours ouvrables, mais sous ceux du Juif hypocrite du sabbat. Pour M. Bauer, théologien chrétien orthodoxe, il faut que la signification historique du judaïsme ait cessé à l'heure même où naissait le christianisme. Il était donc forcé de répéter la vieille opinion orthodoxe selon laquelle le judaïsme s'est maintenu malgré l'histoire; et on devait retrouver chez lui la vieille superstition théologique selon laquelle le judaïsme existe simplement comme confirmation de la malédiction divine, comme preuve sensible de la révélation chrétienne, sous cette forme critico-théologique que le judaïsme n'existe et n'a existé qu'au titre de doute religieux grossier touchant l'origine surnaturelle du christianisme, c'est-à-dire comme preuve sensible à l'encontre de la révélation chrétienne.

On a prouvé, au contraire que le judaïsme s'est conservé et développé par l'histoire, dans et avec l'histoire, mais que ce développement ne peut être constaté qu'avec les yeux de l'homme du siècle, et non pas avec ceux du théologien, parce qu'il se voit non dans la théorie religieuse, mais seulement dans la pratique commerciale et industrielle. On a expliqué pourquoi le judaïsme pratique n'a atteint son achèvement que dans le monde chrétien achevé et n'est en somme que la pratique achevée du monde chrétien lui-même [4]. On n'a pas expliqué l'existence du Juif actuel par sa religion — comme si cette religion était une essence à part, existant pour soi — on a expliqué la vie tenace de la religion juive par des éléments pratiques de la société bourgeoise dont cette religion donne un reflet fantastique. L'émancipation qui fera des Juifs des hommes, ou les hommes s'émancipant du judaïsme : cette opération n'a donc pas été conçue, ainsi que le fait M. Bauer, comme la tâche spéciale du Juif, mais comme tâche pratique générale du monde actuel, juif jusqu'au fond du cœur. On a prouvé que la tâche qui consiste à abolir l'essence juive est en vérité la tâche qui consiste à abolir le judaïsme de la société bourgeoise, l'inhumanité de la pratique actuelle, qui atteint son point culminant dans le système monétaire [5].

Théologien authentique, quoique théologien critique, ou si l'on veut Critique théologique, M. Bauer ne pouvait dépasser la contradiction religieuse. Il ne pouvait apercevoir, dans le rapport des Juifs au monde chrétien, que le rapport de la religion juive à la religion chrétienne. Il était même obligé de rétablir critiquement la contradiction religieuse, dans la contradiction qui existe entre le rapport du Juif et celui du Chrétien à la religion critique — l'athéisme, dernier degré du théisme, reconnaissance négative de Dieu. Il était enfin obligé, dans son fanatisme théologique, de limiter la capacité des « Juifs et des Chrétiens d'aujourd'hui », c'est-à-dire celle du monde d'aujourd'hui, de « devenir libre », à leur capacité de concevoir « la critique » de la théologie et de s'y livrer. De même, en effet, que, pour le théologien orthodoxe, le monde entier se décompose en « religion et théologie » (le théologien pourrait tout aussi bien le décomposer en politique, économie politique, etc., et caractériser la théologie par exemple comme l'économie politique céleste, puisqu'elle est la doctrine de la production, de la distribution, de l'échange et de la consommation de la « richesse spirituelle » et des trésors du ciel !), de même, pour le théologien radical, critique, la capacité du monde de se libérer se ramène à la seule capacité abstraite de faire la critique de la « religion et de la théologie » en tant que « religion et théologie ». La seule lutte qu'il connaisse, c'est la lutte contre les préjugés religieux de la conscience de soi, alors que la « pureté » et l' « infini » critiques de cette conscience de soi constituent tout autant un préjugé théologique.

M. Bauer a donc traité la question religieuse et théologique de façon religieuse et théologique, ne fût-ce que parce que, dans la question « religieuse » actuelle, il voyait une question « purement religieuse ». Sa « façon juste de poser la question » n'a placé la question dans une position « juste » que par rapport à sa «propre capacité »... de répondre.

Mais passons à la partie politique de La Question juive.

Dans divers États, les Juifs (comme les Chrétiens) sont totalement émancipés sur le plan politique. Juifs et Chrétiens sont fort loin d'être émancipés sur le plan humain. Il faut donc qu'il existe une différence entre l'émancipation politique et l'émancipation humaine. Il convient par conséquent d'étudier l'essence de l'émancipation politique, c'est-à-dire l'État moderne, développé. Quant aux États qui ne peuvent encore accorder aux Juifs l'émancipation politique, il faut les comparer à l'État politique accompli et démontrer que ce sont des États sous-développés.

C'est de ce point de vue qu'il fallait traiter l' « émancipation politique » des Juifs; c'est de ce point de vue qu'on l'a traitée dans les Deutsch-Französische Jahrbücher.

M. Bauer prend la défense de la « Question juive» de la « Critique » en ces termes :

« On montre aux Juifs qu'ils étaient dans l'illusion quant à la situation dont ils demandaient à être délivrés. »

M. Bauer a montré, il est vrai, l'illusion des Juifs allemands qui consiste à revendiquer de participer à la communauté politique dans un pays où il n'existe aucune communauté politique, et des droits politiques là où n'existent que des privilèges politiques. Mais on a, par contre, montré à M. Bauer qu'il se faisait lui-même autant d' « illusions » que les Juifs sur la « situation politique en Allemagne ». La condition des Juifs dans les États allemands s'expliquait en effet d'après lui par le fait que l' « État chrétien » ne peut pas émanciper les Juifs politiquement. Niant l'évidence des faits, il érigeait abstraitement l'État des privilèges, l'État germano-chrétien, en État chrétien absolu. On lui a démontré, au contraire, que l'État moderne politiquement accompli, qui ne connaît pas de privilèges religieux., est également l'État chrétien accompli; que, par conséquent, l'État chrétien accompli peut émanciper les Juifs, mieux, il les a émancipés et devait les émanciper de par son essence même.

« On montre aux Juifs... qu'ils se font les plus grandes illusions sur leur propre compte, quand ils se figurent revendiquer la liberté et d'être reconnus pour des hommes libres, alors qu'il n'est question et ne peut être question pour eux que d'un privilège particulier. »

Liberté ! Reconnaissance du caractère d'homme libre ! Privilège particulier ! Édifiantes paroles pour éluder des questions précises en recourant à l'apologétique.

Liberté ? Il s'agissait de la liberté politique. On a montré à M. Bauer que le Juif, en revendiquant la liberté sans vouloir renoncer à sa religion, « fait de la politique » et ne pose pas de condition qui contredise à la liberté politique. On a montré à M. Bauer comment la décomposition de l'homme en citoyen non religieux et personne privée religieuse n'est pas du tout en contradiction avec l'émancipation politique. On lui a montré que, si l'État s'émancipe de la religion en s'émancipant de la religion d'État, tout en abandonnant la religion à elle-même dans le cadre de la société civile, l'individu s'émancipe politiquement de la religion en se comportant envers elle non plus comme envers une affaire publique, mais en la considérant comme son affaire privée. On montrait, enfin, que l'attitude terroriste de la Révolution française à l'égard de la religion, bien loin de réfuter cette conception, au contraire la confirmait [6].

Au lieu d'étudier quel est le véritable rapport de l'État moderne et de la religion, M. Bauer était forcé d'imaginer un État critique, un État qui n'est que le Critique de la théologie, que son imagination a grossi jusqu'à en faire l'État. S'il est vrai que M. Bauer est prisonnier de la politique, en revanche, il tient constamment la politique prisonnière de sa foi, la foi critique. Dans la mesure où il s'est occupé de l'État, il l'a toujours métamorphosé en un argument contre « l'adversaire » : la religion et la théologie non critiques. L'État lui sert d'exécuteur de ses intimes désirs critico-théologiques.

Dès que M. Bauer se fut libéré de la théologie orthodoxe non critique, l'autorité politique a remplacé pour lui l'autorité religieuse. Sa foi en Jéhovah s'est métamorphosée en foi dans l'État prussien. Dans son ouvrage : Die evangelische Landeskirche (L'Église nationale évangélique), il a érigé en absolus non seulement l'État prussien, mais, c'était logique, la maison royale de Prusse elle-même. À la vérité pourtant, ce n'était pas du point de vue politique que M. Bauer s'intéressait à cet État, dont le mérite consistait plutôt, aux yeux de la « Critique », dans le fait d'avoir dissous les dogmes grâce à l'Union et soumis les sectes dissidentes à une répression policière.

Le mouvement politique qui s'amorça en 1840 a affranchi M. Bauer de sa politique conservatrice et l'a hissé pour un instant au niveau de la politique libérale. Mais derechef la politique n'a été à proprement parler qu'un prétexte pour la théologie. Dans l'ouvrage : Die gute Sache der Freiheit und meine eigene Sache (La Bonne Cause de la liberté et ma propre cause), l'État libre joue le rôle de critique de la Faculté de théologie de Bonn et il sert d'argument contre la religion. Dans La Question juive, c'est la contradiction État-religion qui constitue l'intérêt principal, si bien que la critique de l'émancipation politique se métamorphose en une critique de la religion juive. Dans son dernier écrit politique : Staat, Religion, Partei (État, Religion, Parti [7]), s'énonce enfin le désir le plus secret du critique qui s'enfle jusqu'à incarner l'État. La religion est sacrifiée à l'État, ou plutôt l'État n'est que le moyen de faire passer de vie à trépas l'adversaire de « la Critique » : la religion et la théologie non critiques. Enfin, depuis que la Critique a été délivrée de toute politique, même si ce n'est qu'en apparence, par la diffusion des idées socialistes en Allemagne à partir de 1843, de même que le mouvement politique d'après 1840 l'avait libérée de sa politique conservatrice, elle peut enfin qualifier de sociaux ses écrits contre la théologie non critique et se livrer tout à son aise à sa propre théologie critique : exalter la contradiction qui oppose l'Esprit à la Masse, et proclamer la venue du Messie et Rédempteur critique.

Mais revenons à notre sujet !

Reconnaissance du caractère d'hommes libres ? Ce « caractère d'hommes libres » que les Juifs ne s'imaginaient pas simplement revendiquer, mais qu'ils revendiquaient, n'est autre que ce qui a trouvé sa reconnaissance classique dans ce qu'on appelle les droits de l'homme universels. L'aspiration des Juifs à se voir reconnaître le caractère d'hommes libres a été présentée expressément par M. Bauer lui-même comme leur volonté d'obtenir les droits de l'homme universels.

Or, dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, on a expliqué à M. Bauer que ce « caractère d'homme libre » et sa « reconnaissance » ne sont autre chose que la reconnaissance de l'individu bourgeois, égoïste et du mouvement effréné des éléments spirituels et matériels qui forment le contenu de sa situation sociale, le contenu de la vie bourgeoise d'aujourd'hui; que les droits de l'homme ne libèrent donc pas l'homme de la religion, mais lui assurent la liberté de religion; ne le libèrent pas de la propriété, mais lui procurent la liberté de propriété; ne le libèrent pas de la nécessité de gagner sa vie de façon plus ou moins propre, mais lui accordent au contraire la liberté d'entreprise.

On a démontré comment la reconnaissance des droits de l'homme par l'État moderne ne signifie pas autre chose que la reconnaissance de l'esclavage par l'État antique. La base naturelle de l'État antique, c'était l'esclavage; celle de l'État moderne, c'est la société bourgeoise, l'homme de la société bourgeoise, c'est-à-dire l'homme indépendant, qui n'est rattaché à autrui que par le lien de l'intérêt privé et de la nécessité naturelle, dont il n'a pas conscience, l'esclavage du travail intéressé, de son propre besoin égoïste et du besoin égoïste d'autrui. L'État moderne, dont c'est là la base naturelle, l'a reconnue comme telle dans la proclamation universelle des droits de l'homme [8]. Et ces droits, il ne les a pas créés. Produit de la société bourgeoise poussée, par sa propre évolution, à dépasser les anciennes entraves politiques, il ne faisait que reconnaître quant à lui sa propre origine et son propre fondement en proclamant les droits de l'homme. L'émancipation politique des Juifs et l'octroi des « droits de l'homme » aux Juifs, voilà un acte dont les deux aspects se conditionnent l'un l'autre, M. Riesser exprime exactement le sens que les Juifs attachent à cette aspiration à la reconnaissance de leur caractère d'hommes libres, quand il réclame entre autres la liberté d'aller et de venir, de résider, de voyager, d'exercer un métier, et ainsi de suite. La déclaration française des droits de l'homme reconnaît expressément que ce sont bien là des manifestations du caractère « d'homme libre ». Le Juif est d'autant plus fondé à revendiquer qu'on lui reconnaisse ce « caractère d'homme libre » que la « libre société bourgeoise » est absolument d'essence commerciale juive et qu'il en est d'emblée un membre nécessaire. On a en outre expliqué dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher (Annales franco-allemandes) pourquoi on appelle « homme » par excellence le membre de la société bourgeoise et pourquoi les droits de l'homme sont qualifiés de « droits innés ».

La « Critique » n'avait, en effet, qu'une seule observation critique à faire au sujet des droits de l'homme : ils ne sont pas innés, disait-elle, ils ont une origine historique. Cela, Hegel l'avait déjà dit. Et lorsque la Critique, enfin, a affirmé que, pour accorder et recevoir les droits de l'homme universels, Juifs et Chrétiens seraient obligés de sacrifier le privilège de la foi. — le théologien critique ramène tout à son unique idée fixe — on lui a opposé spécialement le fait que, dans toutes les Déclarations non critiques des droits de l'homme, le droit de croire ce qu'on veut, le droit de pratiquer le culte d'une religion de son choix est reconnu expressément comme droit de l'homme universel. La « Critique » pouvait d'ailleurs ne pas ignorer que le parti d'Hébert [9] notamment a été renversé sous le prétexte qu'il aurait porté atteinte aux droits de l'homme en attaquant la liberté de religion, et qu'au moment où, plus tard, fut rétablie la liberté du culte, on s'est référé également aux droits de l'homme.

« Pour ce qui est du régime politique, la Critique en a suivi les contradictions jusqu'au point où la contradiction entre la théorie et la pratique a reçu, depuis cinquante ans, son application la plus radicale, jusqu'au système représentatif français, où la liberté de la théorie est démentie par la pratique et où la liberté de la vie pratique cherche en vain son expression dans la théorie.»
« Une fois supprimée l'illusion fondamentale, la contradiction dont on a démontré l'existence dans les débats de la Chambre française, la contradiction opposant la liberté théorique à la validité pratique des privilèges, la validité légale des privilèges à un état de choses public où l'égoïsme de l'individu pur essaie de se rendre maître de l'exclusivisme privilégié, cette contradiction aurait du être conçue comme une contradiction générale dans ce domaine. »

La contradiction dont la Critique a démontré l'existence dans les débats de la Chambre française n'était qu'une contradiction du constitutionnalisme. Si elle l'avait conçue comme contradiction générale, elle aurait conçu la contradiction générale du constitutionnalisme. Si elle était allée plus loin qu'elle n' « aurait été obligée » d'aller à son avis, c'est-à-dire si elle avait poussé jusqu'à dépasser cette contradiction générale, elle aurait abouti, sans faute, de la monarchie constitutionnelle à l'État représentatif démocratique, à l'État moderne achevé. Bien loin d'avoir critiqué l'essence de l'émancipation politique et élucidé son rapport déterminé à l'essence humaine, elle ne serait pas encore parvenue au-delà du fait de l'émancipation politique, au-delà de l'État moderne développé, par conséquent pas au-delà du point où l'existence de l'État moderne correspond à son essence, au point où on peut donc contempler et caractériser non seulement ses défauts relatifs, mais encore ses défauts absolus, ceux qui en constituent l'essence même.

Le passage « critique » cité ci-dessus est d'autant plus précieux qu'il prouve jusqu'à l'évidence qu'au moment où elle aperçoit le « système politique » bien au-dessous d'elle, la Critique se situe en réalité bien au-dessous de ce système; elle est obligée en plus de trouver dans le régime politique la solution de ses propres contradictions et continue comme par le passé à ne pas avoir la moindre idée du principe de l'État moderne.

À la « théorie libre », la Critique oppose la « validité pratique des privilèges » et à la « validité légale des privilèges », « l'état de choses public ».

Afin de ne pas interpréter de travers l'opinion de la Critique, rappelons-nous la contradiction qu'elle a démontrée dans les débats de la Chambre française, cette contradiction qui « aurait dû être conçue » comme une contradiction générale. Il s'agissait entre autres choses de fixer, dans la semaine, un jour où les enfants seraient dispensés de travail, Pour ce jour, on suggéra le dimanche. Là-dessus, un député proposa de ne pas mentionner, dans la loi, le dimanche, parce qu'il tenait cette mention pour inconstitutionnelle. Le ministre Martin (du Nord) vit dans cette proposition la volonté d'affirmer que le christianisme avait cessé d'exister. Au nom des Juifs français, M. Crémieux déclara que, par respect pour la religion de la grande majorité des Français, les Juifs n'avaient rien à objecter à cette mention du dimanche. D'après la théorie libre, Juifs et Chrétiens sont égaux; mais, d'après cette pratique, les Chrétiens ont un privilège sur les Juifs : sinon, comment le dimanche chrétien pourrait-il trouver place dans une loi qui est faite pour tous les Français ? Et le sabbat juif n'aurait-il pas le même droit, etc. ? Ou encore : si le Juif n'est pas réellement opprimé, dans la vie pratique française, par des privilèges chrétiens, la loi du moins n'ose pas énoncer cette égalité pratique. C'est de ce type que sont toutes les contradictions du système politique que M. Bauer expose dans la « Question juive », contradictions du constitutionnalisme, qui représente d'une façon générale la contradiction entre l'État représentatif moderne et le vieil État des privilèges.

M. Bauer commet à présent une erreur tout à fait fondamentale lorsque, en concevant et en critiquant cette contradiction comme contradiction « générale », il croit s'élever de l'essence politique à l'essence humaine. Il ne se serait élevé que de la semi-émancipation politique à l'émancipation politique totale, de l'État représentatif constitutionnel à l'État représentatif démocratique.

M. Bauer se figure qu'en abolissant le privilège il abolit l'objet du privilège. À propos de la déclaration de M. Martin (du Nord), il dit :

« Il n'y a plus de religion s'il n'y a plus de religion privilégiée. Ôtez à la religion sa force exclusive, et elle n'existe plus. »

Mais de même que l'activité industrielle et commerciale n'est pas abolie dès lors qu'on abolit les privilèges des métiers, des jurandes et corporations, et que l'industrie réelle ne commence au contraire qu'après la suppression de ces privilèges; de même que la propriété foncière n'est pas supprimée dès lors qu'on supprime la propriété foncière privilégiée et que son mouvement universel ne commence au contraire qu'avec la suppression de ses privilèges, avec la libre division en parcelles et la libre aliénation de celles-ci; de même que le commerce n'est pas supprimé par la suppression des privilèges commerciaux, mais ne se réalise en vérité que dans la liberté du commerce; de même la religion ne se déploie dans son universalité pratique (qu'on imagine les États-Unis d'Amérique) que là où n'existe pas de religion privilégiée.

Ce qui sert de fondement à « l'état de choses public » moderne, c'est-à-dire à l'État moderne développé, ce n'est pas, comme la Critique le pense, la société des privilèges, mais la société des privilèges abolis et dissous, la société bourgeoise développée, où sont libérés les éléments de vie encore politiquement entravés dans les privilèges. Aucun « exclusivisme privilégié » ne s'oppose plus ici à quelque autre exclusivisme ni à l'état de choses public. Dès lors que la liberté de l'industrie et du commerce abolit l'exclusivisme privilégié et, par suite, supprime la lutte que se livraient les divers exclusivismes, pour la remplacer par l'homme libéré du privilège (du privilège qui isole de la collectivité générale, mais tend en même temps à constituer une petite collectivité exclusive), par l'homme qui n'est même plus lié à son semblable par l'apparence d'un lien universel, et pour engendrer la lutte universelle opposant l'homme à l'homme, l'individu à l'individu, toute la société bourgeoise n'est alors que cette guerre réciproque de tous les individus que seule leur individualité isole des autres individus; elle n'est rien d'autre que le mouvement universel et effréné des forces vitales élémentaires libérées des entraves des privilèges. La contradiction qui oppose l'État représentatif démocratique à la société bourgeoise est l'achèvement de la contradiction classique : communauté - esclavage. Dans le monde moderne, tout individu est à la lois esclave et membre de la communauté. Mais l'esclavage de la société bourgeoise constitue, en apparence, la plus grande liberté, parce que c'est apparemment l'accomplissement de l'indépendance individuelle, l'individu prenant pour sa liberté propre le mouvement anarchique des éléments de sa vie, qui lui sont devenus étrangers comme par exemple la propriété, l'industrie, la religion, etc., et ce mouvement ne dépend plus de liens généraux pas plus qu'il n'est guidé par l'homme. Cette pseudo-liberté signifie au contraire l'achèvement de son asservissement et de son inhumanité. Ici, le droit a pris la place du privilège.

C'est donc ici seulement, ici où il ne se produit pas de contradiction entre la théorie libre et la validité pratique des privilèges; où au contraire l'anéantissement pratique des privilèges : la libre industrie, le libre commerce, etc., correspond à la « théorie libre », où nul exclusivisme privilégié ne se dresse en face de l'état de choses public ; où la contradiction exposée par la Critique est dépassée; c'est ici seulement qu'existe l'État moderne achevé.

C'est également ici que règne carrément ce renversement de la loi qu'à l'occasion des débats de la Chambre française M. Bauer énonce en disant son accord avec M. Martin (du Nord).

« M. Martin (du Nord) disait que la proposition de ne pas mentionner le dimanche dans la loi équivalait à déclarer que le christianisme avait cessé d'exister. On aurait de même le droit - et ce droit est parfaitement fondé — , de déclarer que dire : la loi du sabbat n'a plus de caractère obligatoire pour le Juif équivaudrait à proclamer la dissolution du judaïsme. »

Dans l'État moderne développé, c'est juste l'inverse. L'État déclare que la religion ainsi que les autres éléments de la vie bourgeoise n'ont commencé à exister dans toute leur ampleur que du jour où il les a déclarés non politiques et les a abandonnés à eux-mêmes. La dissolution de leur existence politique — tout comme, par exemple, la dissolution de la propriété par la suppression du cens électoral, la dissolution de la religion par la suppression de l'Église d'État — cette proclamation de leur mort civique entraîne l'explosion de leur vie. Dès lors, ils obéissent tranquillement à leurs propres lois et déploient l'ampleur de leur existence.

L'anarchie est la règle de la société bourgeoise émancipée des privilèges structurants, et l'anarchie de la société bourgeoise est le fondement de l'état de choses public moderne, de même que cette vie publique est à son tour la caution de cette anarchie. Si opposées qu'elles soient, elles ne s'en conditionnent pas moins l'une l'autre.

On voit combien la Critique a qualité pour s'approprier le « nouveau ». Mais si nous restons dans les limites de la « Critique pure », on se demandera pour quelle raison elle n'a pas conçu comme contradiction générale la contradiction qu'elle a exposée à l'occasion des débats à la Chambre française, ce que, à son propre avis, elle «aurait dû » faire.

« Le pas était impossible à ce moment, non seulement parce que... mais encore parce que la Critique était impossible sans ce dernier vestige d'enchevêtrement intime avec son contraire, et n'aurait pu arriver au point où il ne restait plus qu'un seul pas à faire. »

Impossible... parce que... impossible ! La Critique assure au reste que le pas fatal, ce « seul pas », était impossible « pour en arriver au point où il ne restait plus qu'un pas à faire ». Qui donc en disconviendra ? Pour arriver à un point où il ne reste plus qu' « un pas » à faire, il est absolument impossible de faire encore le « seul pas » qui mène au-delà du point avant lequel il reste encore « un pas ».

Mais tout est bien qui finit bien. Au terme de sa rencontre avec la Masse hostile à sa « Question juive », la Critique avoue que sa conception des « droits de l'homme  », son « appréciation de la religion dans la Révolution française », « le régime politique libre auquel elle faisait allusion au terme de ses commentaires », en un mot, toute « la période de la Révolution française n'a été, pour la Critique, ni plus ni moins qu'un symbole — donc elle n'a pas été à la lettre, et au sens prosaïque du terme, la période où les Français faisaient leurs expériences révolutionnaires — non, elle a été un symbole, donc une simple expression fantastique des formes que la Critique a vues à la fin ».

Laissons à la Critique la consolation de croire que, si elle a péché du point de vue politique, elle ne l'a fait qu'à la « fin » et au «bout » de ses travaux. Un ivrogne notoire calmait ses remords en disant qu'il n'était jamais ivre avant minuit.

Sur le terrain de la « Question juive », la Critique a, sans conteste, gagné de plus en plus sur l'ennemi. Dans La Question juive n° 1, l'ouvrage de la Critique, défendu par M. Bauer, était encore absolu et avait dévoilé la signification « vraie » et « universelle » de la « Question juive ». Dans le n° 2, la Critique ne « voulait ni ne pouvait » aller au-delà de la Critique. Dans le n° 3, elle aurait été obligée de faire encore « un seul pas », mais ce pas était « impossible »... parce que... « impossible ». Ce n'est pas ce qu'elle « voulait et pouvait » qui est en cause, c'est parce qu'elle se trouvait empêtrée dans son « contraire » qu'elle ne pouvait faire ce « seul pas ». Elle aurait de grand cœur franchi la dernière barrière, mais un dernier vestige de Masse restait malheureusement collé à ses bottes de sept lieues critiques [10].


Notes

[1] « Zur Judenfrage » [À propos de la question juive], article de Karl Marx où il critique l'ouvrage de Bruno Bauer. Die Judenfrage [La Question juive] ainsi que l'article du même auteur « Die Fähigkeit der heutigen Juden und Christen, frei zu werden » [La capacité des Juifs et des Chrétiens d'aujourd'hui de devenir libres].

[2] Il s'agit de l'article de Bruno BAUER : « Die Fähigkeit der heutigen Juden und Christen, frei zu werden » qui parut dans Ein und zwanzig Bogen aus der Schweiz (Vingt et une feuilles de Suisse), recueil édité à Zurich et Winterthur, en 1843, par le poète Georg Herweg, et dont il sera longuement question dans L'Idéologie allemande.

[3] Ibidem.

[4] Phrase citée par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 27.

[5] Ibidem.

[6] Passage reproduit par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 27.

[7] Staat, Religion, Partei, Leipzig, 1843. L'ouvrage dont il est question plus haut a paru en 1842 à Zurich et Winterthur.

[8] Tout ce passage est cité par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, pp. 27-28.

[9] Les hébertistes constituaient l'aile gauche des jacobins. Ils furent victimes de la réaction thermidorienne. Leur chef fut guillotiné en 1794.

[10] À propos de la fin de ce sous-chapitre, Lénine note que « Marx souligne [ici] fortement et met en relief les principes fondamentaux de toute sa conception du monde ». (Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 26.)


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