1847

Le texte de conférences données par Marx en 1847 à l'Association des ouvriers allemands  de Bruxelles, puis publiées sous formes d'articles dans la Neue Rheinische Zeitung.


Travail salarié et Capital

K. Marx


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Lorsque le capital s'accroît, la masse du travail salarié grossit, le nombre des ouvriers salariés augmente, en un mot : la domination du capital s'étend sur une masse plus grande d'individus. Et supposons le cas le plus favorable: lorsque le capital productif s'accroît, la demande de travail augmente. Donc le prix du travail, le salaire, monte.

Une maison peut être grande ou petite, tant que les maisons environnantes sont petites elles aussi, elle satisfait à tout ce qu'on exige socialement d'une maison. Mais s'il s'élève à côté de la petite maison un palais, voilà que la petite maison se ravale au rang de la chaumière. La petite maison est alors la preuve que son propriétaire ne peut être exigeant ou qu'il ne peut avoir que des exigences très modestes. Et au cours de la civilisation elle peut s'agrandir tant qu'elle veut, si le palais voisin grandit aussi vite ou même dans de plus grandes proportions, celui qui habite la maison relativement petite se sentira de plus en plus mal à l'aise, mécontent, à l'étroit entre ses quatre murs.

Une augmentation sensible du salaire suppose un accroissement rapide du capi­tal pro­ductif. L'accroissement rapide du capital productif entraîne une crois­sance aussi rapide de la richesse, du luxe, des besoins et des plaisirs sociaux. Donc, bien que les plaisirs de l'ouvrier se soient accrus, la satisfaction sociale qu'ils procurent a diminué, comparativement aux plaisirs accrus du capitaliste qui sont inaccessibles à l'ouvrier, comparativement au stade de développement de la société en général. Nos besoins et nos plaisirs ont leur source dans la société; nous les mesurons, par conséquent, à la société; nous ne les mesurons pas aux objets de notre satisfaction. Comme ils sont de nature sociale, ils sont de nature relative.

Le salaire n'est donc pas, somme toute, déterminé seulement par la masse de marchandises que je peux obtenir en échange. Il renferme divers rapports.

Ce que les ouvriers reçoivent tout d'abord pour leur force de travail, c'est une somme d'argent déterminée. Le salaire n'est-il déterminé que par ce prix en argent ?

Au XVI° siècle, l'or et l'argent en circulation en Europe augmentèrent par suite de la découverte en Amérique de mines plus riches et plus faciles à exploi­ter. De ce fait, la valeur de l'or et de l'argent baissa par rapport aux autres mar­chandises. Les ouvriers continuèrent à recevoir la même masse d'argent monnayée pour leur force de travail. Le prix en argent de leur travail resta le même et cependant leur salaire avait baissé, car en échange de la même quantité d'argent ils recevaient une somme moindre d'autres marchandises. Ce fut une des circonstances qui favorisèrent l'accroissement du capital, l'essor de la bourgeoisie au XVI° siècle.

Prenons un autre cas. Dans l'hiver de 1847, les produits alimentaires les plus indispen­sables, le blé, la viande, le beurre, le fromage, etc., par suite d'une mau­vaise récolte, avaient considérablement augmenté de prix. Supposons que les ouvriers aient continué à recevoir la même somme d'argent pour leur force de travail. Leur salaire n'avait-il pas baissé ? Mais si. Pour la même somme d'argent, ils recevaient en échange moins de pain, de viande, etc. Leur salaire avait baissé non point parce que la valeur de l'argent avait diminué, mais parce que la valeur des moyens de subsistance avait augmenté.

Supposons enfin que le prix en argent du travail reste le même alors que tous les produits agricoles et manufacturés ont baissé de prix par suite de l'emploi de nouvelles machines, d'une saison plus favorable, etc. Pour la même quantité d'argent, les ouvriers peuvent alors acheter plus de marchandises de toutes sortes. Donc leur salaire a augmenté précisément parce que la valeur en argent de celui-ci n'a pas changé.

Donc, le prix en argent du travail, le salaire nominal, ne coïncide pas avec le salaire réel, c'est-à-dire avec la quantité de marchandises qui est réellement donnée en échange du salaire. Donc, lorsque nous parlons de hausse ou de baisse du salaire, nous ne devons pas seulement considérer le prix en argent du travail, le salaire nominal.

Mais ni le salaire nominal, c'est-à-dire la somme d'argent pour laquelle l'ou­vrier se vend au capitaliste, ni le salaire réel, c'est-à-dire la quantité de marchan­dises qu'il peut acheter avec cet argent n'épuisent les rapports contenus dans le salaire.

Le salaire est encore déterminé avant tout par son rapport avec le gain, avec le profit du capitaliste; le salaire est relatif, proportionnel.

Le salaire réel exprime le prix du travail relativement au prix des autres marchandises, le salaire relatif, par contre, exprime la part du travail immédiat à la nou­velle valeur qu'il a créée par rapport à la part qui en revient au travail accumulé, au capital.



Nous disions plus haut [1]: «Le salaire n'est donc pas une part de l'ouvrier à la marchandise qu'il produit. Le salaire est la partie de marchandises déjà existantes avec laquelle le capita­liste s'approprie par achat une quantité déterminée de force de travail productive.» Mais ce salaire, il faut que le capitaliste le retrouve dans le prix auquel il vend le produit fabriqué par l'ouvrier; il faut qu'il le retrouve de façon qu'en règle générale il lui reste encore un excédent sur ses frais de production engagés, un profit. Le prix de vente de la marchandise produite par l'ouvrier se divise pour le capitaliste en trois parties: premièrement, le remplace­ment du prix des matières premières qu'il a avancées ainsi que le remplacement de l'usure des instruments, machines et autres moyens de travail qu'il a également avancés; deuxièmement, le remplacement du salaire qu'il a avancé; et troisième­ment, ce qui est en excédent, le profit du capitaliste. Alors que la première partie ne remplace que des valeurs qui existaient auparavant, il est clair que le rempla­cement du salaire tout comme le profit excédentaire du capitaliste proviennent, somme toute, de la nouvelle valeur créée par le travail de l'ouvrier et ajoutée aux matières premières. Et c'est dans ce sens que nous pouvons considérer aussi bien le salaire que le profit, quand nous les comparons ensemble, comme des partici­pations de l'ouvrier au produit.

Que le salaire réel reste le même, qu'il augmente même, le salaire relatif n'en peut pas moins baisser. Supposons, par exemple, que tous les moyens de subsis­tance aient baissé de prix des 2/3, alors que le salaire journalier ne baisse que d'un tiers, c'est-à-dire tombe, par exemple, de 3 marks à 2 marks. Bien que l'ouvrier avec ses deux marks dispose d'une plus grande quantité de marchandises qu'aupa­ravant avec 3 marks, son salaire a cependant diminué par rapport au bénéfice du capitaliste. Le profit du capitaliste (par exemple du fabricant) a aug­menté d'un mark, c'est-à-dire que pour une somme moindre de valeurs d'échange qu'il paie à l'ouvrier, il faut que l'ouvrier produise une plus grande quantité de valeurs d'é­chan­ge qu'auparavant. La part du capital proportionnelle­ment à la part du travail s'est accrue. La répartition de la richesse sociale entre le capital et le travail est devenue encore plus inégale. Le capitaliste commande avec le même capital une quantité plus grande de travail. La puissance de la classe capitaliste sur la classe ouvrière a grandi, la situation sociale de l'ouvrier a empiré, elle est descen­due d'un degré de plus au-dessous de celle du capitaliste.



Mais quelle est donc la loi générale qui détermine la hausse et la baisse du salaire et du profit dans leurs relations réciproques ?

Ils sont en rapport inverse. La part du capital, le profit, monte dans la mesure même où la part du travail, le salaire quotidien, baisse, et inversement. Le profit monte dans la mesure où le salaire baisse, il baisse dans la mesure où le salaire monte.

On objectera peut-être que le capitaliste peut faire du bénéfice grâce à un échange avanta­geux de ses produits avec d'autres capitalistes, parce que sa mar­chan­dise est plus deman­dée, soit par suite de l'ouverture de nouveaux marchés, soit encore du fait de l'augmen­tation momentanée des besoins sur les anciens marchés, etc.; que le profit du capitaliste peut donc s'accroître du fait que d'autres capitalistes ont été supplantés, indépendamment de la hausse ou de la baisse du salaire, de la valeur d'échange de la force de travail; ou que le profit peut égale­ment s'accroître grâce au perfectionnement des instruments de travail, à une nouvelle utilisation des forces naturelles, etc.

On devra tout d'abord reconnaître que le résultat reste le même, bien qu'on y arrive par le chemin inverse. Le profit n'a pas augmenté parce que le salaire a dimi­nué, mais le salaire a diminué parce que le profit a augmenté. Le capitaliste a ache­té avec la même quantité du travail d'autrui une plus grande quantité de valeurs d'échange sans avoir pour cela payé plus cher le travail; c'est-à-dire que le travail est moins payé par rapport au bénéfice net qu'il laisse au capitaliste.

En outre, rappelons qu'en dépit des oscillations des prix des marchandises, le prix moyen de chaque marchandise, le rapport suivant lequel elle est échangée contre d'autres marchan­dises, est déterminé par ses frais de production. Les dupe­ries mutuelles au sein de la classe capitaliste se feront donc nécessairement équili­bre. Le perfectionnement des machines, l'emploi de nouvelles forces natu­relles au service de la production permettent, dans un temps de travail donné, avec la même quantité de travail et de capital, de créer une plus grande masse de produits, mais nullement une plus grande masse de valeurs d'échange. Si, grâce à l'emploi de la machine à filer, je puis livrer en une heure deux fois plus de fil qu'avant son invention, par exemple cent livres au lieu de cinquante, je ne reçois à la longue pas plus de marchandises en échange qu'auparavant pour cinquante, parce que les frais de production sont tombés de moitié ou parce que je puis livrer avec les mêmes frais le double du produit.

Enfin, quel que soit le rapport suivant lequel la classe capitaliste, la bour­geoisie, soit d'un pays, soit du marché mondial tout entier, répartit entre ses membres le bénéfice net de la production, la somme totale de ce bénéfice net n'est chaque fois que la somme dont a été augmenté, dans l'ensemble, grâce au travail immédiat, le travail accumulé. Cette somme totale s'accroît donc dans la mesure où le travail augmente le capital, c'est-à-dire dans la mesure où le profit s'accroît par rapport au salaire.

Nous voyons donc que, même si nous restons dans les limites du rapport entre le capital et le travail salarié, les intérêts du capital et les intérêts du travail salarié sont diamétra­lement opposés.

Un accroissement rapide du capital équivaut à un accroissement rapide du profit. Le profit ne peut s'accroître rapidement que si le prix du travail, si le salaire relatif, diminue avec la même rapidité. Le salaire relatif peut baisser, même si le salaire réel monte en même temps que le salaire nominal, la valeur en argent du travail, mais à condition que ces derniers ne montent pas dans la même proportion que le profit. Si, par exemple, dans les périodes d'affaires favorables, le salaire monte de 5 pour cent, et le profit par contre de 30 pour cent, le salaire propor­tionnel, le salaire relatif, n'a pas augmenté, mais diminué.

Si donc le revenu de l'ouvrier augmente avec l'accroissement rapide du capi­tal, l'abîme social qui sépare l'ouvrier du capitaliste s'élargit en même temps, la puissance du capital sur le travail, l'état de dépendance du travail envers le capital grandissent du même coup.

Dire: l'ouvrier a intérêt à un accroissement rapide du capital, cela signifie seulement: plus l'ouvrier augmente rapidement la richesse d'autrui, plus les miet­tes du festin qu'il recueille sont substantielles; plus on peut occuper d'ouvriers et les faire se multiplier, plus on peut augmenter la masse des esclaves sous la dépendance du capital.

Nous avons donc constaté:

Même la situation la plus favorable pour la classe ouvrière, l'accroissement le plus rapide possible du capital, quelque amélioration qu'il apporte à la vie matérielle de l'ouvrier, ne supprime pas l'antagonisme entre ses intérêts et les inté­rêts du bourgeois, les intérêts du capitaliste. Profit et salaire sont, après comme avant, en raison inverse l'un de l'autre.

Lorsque le capital s'accroît rapidement, le salaire peut augmenter, mais le profit du capital s'accroît incomparablement plus vite. La situation matérielle de l'ouvrier s'est améliorée, mais aux dépens de sa situation sociale. L'abîme social qui le sépare du capitaliste s'est élargi.

Enfin:

Dire que la condition la plus favorable pour le travail salarié est un accroisse­ment aussi rapide que possible du capital productif signifie seulement ceci: plus la classe ouvrière augmente et accroît la puissance qui lui est hostile, la richesse étrangère qui la commande, plus seront favorables les circonstances dans lesquelles il lui sera permis de travailler à nouveau à l'augmentation de la richesse bourgeoise, au renforcement de la puissance du capital, contente qu'elle est de forger elle-même les chaînes dorées avec lesquelles la bourgeoisie la traîne à sa remorque.


Notes

[1] Voir, dans la présente édition électronique, le 13° paragraphe de cette partie du livre : Travail salarié et capital : I, 13° paragraphe.


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