1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx

La déclaration de Camphausen à la séance du 30 mai


n°2, 2 juin 1848

Cologne, 2 juin

Post et non propter, autrement dit M. Camphausen est devenu président du Conseil [1] non par la révolution de mars, mais après la révolution de mars. La signification que prend après coup son ministère, M. Camphausen l'a révélée le 30 mai 1848 à l'Assemblée, cette Assemblée que lui-même et les électeurs au second degré ont convenu de réunir à Berlin [2]. Sur un mode solennel, il protesta hautement de ses bonnes intentions, avec ce que l'on pourrait appeler cette lourde matérialité qui dissimule les insuffisances de l'âme [3].

« Le ministère formé le 29 mars », dit le penseur ami de l'histoire [4], « s'est réuni peu après un événement dont il n'a pas méconnu et ne méconnaît pas la signification [5]. »

L'affirmation de M. Camphausen de n'avoir formé aucun ministère avant le 29 mars trouvera des références dans les derniers numéros de la Gazette d'État prussienne [6]. Et l'on peut admettre à coup sûr qu'une date ait une haute « signification », notamment pour M. Camphausen, quand elle a au moins le mérite de constituer le point de départ chronologique de son « ascension ». Quel apaisement pour les combattants tombés sur les barricades de savoir que leurs cadavres refroidis font figure de poteaux indicateurs, d'index pointés vers le ministère du 29 mars. Quelle gloire !

En un mot : après la révolution de mars un ministère Camphausen s'est formé. Ce même ministère Camphausen reconnaît « la haute signification » de la révolution de mars, il ne la méconnaît pas. La révolution en elle-même est une bagatelle, mais sa signification ! Elle signifie justement le ministère Camphausen, tout au moins, post festum.

« Cet événement » - la formation du ministère Camphausen ou la révolution de mars ? - « est un des facteurs les plus fondamentaux de la transformation de notre structure intérieure de l'État. »

Cela veut-il dire que la révolution de mars est un « facteur fondamental » de la formation du ministère du 29 mars, c'est-à-dire du ministère Camphausen ? Ou bien cela signifierait-il seulement : la révolution prussienne de mars a révolutionné la Prusse ! Une tautologie aussi solennelle pourrait en tout cas être attribuée à un « penseur, ami de l'histoire. »

« Nous nous trouvons au seuil de celle-ci (à savoir de la transformation de la situation intérieure de notre État) et la route qui s'étend devant nous est longue, le gouvernement le reconnaît. »

En un mot, le ministère Camphausen reconnaît qu'il a devant lui encore une longue route, c'est-à-dire qu'il se promet une longue durée. L'art, c'est-à-dire la révolution, est court, et la vie, c'est-à-dire le ministère qui suit, est longue [7]. Et par surcroît, c'est lui-même qui le reconnaît. Ou bien interprète-t-on autrement les paroles de Camphausen ? On ne prêtera sûrement pas à ce penseur, ami de l'histoire, l'explication banale, à savoir : des peuples se trouvent au seuil d'une nouvelle époque historique, se tiennent au seuil, et la route que chaque époque a devant soi, est exactement aussi longue que l'avenir.

Telle est la première partie du discours, pénible, grave, formel, massif et ingénieux du président du Conseil Camphausen. Il se résume en trois phrases : Après la révolution de mars le ministère Camphausen. Haute signification du ministère Camphausen. Longue route devant le ministère Camphausen

Voyons la deuxième partie :

« Mais nous n'avons nullement interprété la situation », déclare doctement M. Camphausen, « comme si cet événement (la révolution de mars) avait provoqué un bouleversement total, comme si l'édifice de notre État tout entier avait été renversé, comme si tout ce qui existait avait perdu sa base juridique, comme s'il fallait de nouveau fonder en droit toutes les structures. Au contraire. Au moment où il s'est réuni, le ministère s'est mis d'accord pour considérer comme une question vitale pour lui que la Diète unifiée [8], convoquée alors, se réunisse effectivement et sans tenir compte des pétitions qui s'y opposaient, et que partant de la Constitution existante avec les moyens légaux qu'elle offrait, on passe à la nouvelle Constitution sans rompre le lien qui unit l'Ancien au Nouveau. Cette voie indiscutablement juste a été suivie, la loi électorale a été soumise à la Diète unifiée qui a donné son avis, et elle a été promulguée. Plus tard, on tenta d'amener le gouvernement à modifier la loi en fonction de son propre pouvoir discrétionnaire, à transformer notamment le suffrage indirect en suffrage direct. Le gouvernement n'a pas cédé sur ce point. Le gouvernement n'a exercé aucune dictature; il n'a pas pu l'exercer, il n'a pas voulu l'exercer. La loi électorale a été appliquée en fait telle qu'elle existait en droit. C'est sur la base de cette loi électorale que les électeurs délégués, que les députés ont été élus. C'est sur la base de cette loi électorale que vous êtes ici avec les pleins pouvoirs pour vous entendre avec la Couronne sur une Constitution que l'on espère durable pour l'avenir ».

Un royaume pour une doctrine [9] ! Une doctrine pour un royaume !

D'abord vient l'« événement », titre pudique de la révolution. Après vient la doctrine qui vide de son contenu « l'événement ».

L'« événement » illégal fait de M. Camphausen, personnage qui n'avait dans le passé, dans la structure existante, aucune place, aucun sens, un président du Conseil responsable. Par un salto mortale [10], nous sautons par dessus le passé et nous trouvons par chance un ministre responsable, mais le ministre responsable, par une chance plus grande encore, trouve une doctrine. Au premier souffle de vie d'un Président du Conseil responsable, la monarchie absolue était morte, décomposée. Parmi les victimes se trouvait en première ligne, feu la « Diète unifiée », ce mélange repoussant de chimère gothique et de mensonge moderne [11]. La « Diète unifiée » était le « féal vassal », la « bête de somme » de la monarchie absolue. Si la République allemande ne peut fêter son avènement qu'en passant sur le corps de M. Venedey, le ministère responsable ne peut faire autrement que de passer sur le corps du « féal vassal ». Le ministère responsable cherche donc le cadavre disparu ou invoque le spectre du féal vassal « unifié » qui apparaît en effet, mais pendillant lamentablement et exécutant les cabrioles les plus étranges, car le sol lui manque sous les pieds; c'est que l'ancien terrain juridique, base de sa confiance, avait été englouti par l'« événement » du tremblement de terre. Le maître sorcier apprend au spectre qu'il l'a convoqué pour liquider sa succession et se comporter en héritier loyal. Le spectre ne pourra jamais apprécier à leur valeur ces façons polies, car dans la vie courante on ne laisse pas les défunts établir de testaments posthumes. Le spectre, flatté à l'extrême, approuve avec force salamalecs tous les ordres du maître sorcier, fait sa révérence en sortant et disparaît. La loi du suffrage indirect, tel est son testament posthume.

Voilà comment s'est effectué le tour d'adresse doctrinal, grâce auquel M. Camphausen « est passé, avec les moyens légaux qu'elle offrait, de la structure existante à celle d'aujourd'hui » :

Un événement illégal fait de M. Camphausen une personne illégale au sens de « la structure existante » dans le « passé », un président du Conseil responsable, un ministre constitutionnel. Le ministre constitutionnel fait illégalement du féal vassal « unifié », anticonstitutionnel et constitué par ordres [12], une Assemblée constituante. Le féal vassal unifié fait illégalement la loi du suffrage indirect. La loi du suffrage indirect fait la Chambre de Berlin et la Chambre de Berlin fait la Constitution et la Constitution fera toutes les Chambres suivantes, pour les siècles des siècles.

Ainsi l'œuf naît de l'oie et l'oie naît de l'œuf. Mais en entendant le caquet sauveur du Capitole, le peuple reconnaît bientôt que les œufs d'or de Léda, qu'il a pondus pendant la Révolution, ont été dérobés. M. le député Milde lui-même ne semble pas être le fils de Léda, ce Castor qui resplendit dans le lointain.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Le gouvernement Camphausen remplaça le 29 mars 1848 le gouvernement du comte von Arnim-Boitzenburg, formé le 18 mars 1848. Il avait été constitué, après l'insurrection de Berlin, avec les chefs de l'opposition de la Diète unifiée.

[2] L'Assemblée nationale prussienne fut convoquée le 22 mai 1848 pour « s'entendre avec la couronne sur une constitution ». Bien que la loi électorale du 8 avril 1848 ait prévu l'élection de l'Assemblée sur la base du suffrage universel, ce fut le suffrage indirect à deux degrés qui fut employé. La majorité des députés étaient des représentants de la bourgeoisie et du corps des fonctionnaires prussiens.

[3] Expression tirée du roman de Laurence Sterne : Vie et opinions de Tristram Shandy, tome I, chapitre II.

[4] « Der denkende Geschichtsfreund » : Allusion au sous-titre d'un ouvrage de Karl von Rotteck : L'Histoire universelle des origines jusqu'à nos jours, destinée aux penseurs amis de l'histoire.

[5] Pour écrire leurs articles sur les débats de l'Assemblée nationale prussienne (assemblée ententiste), Marx et Engels utilisèrent les Comptes-rendus sténographiques sur les débats de l'Assemblée convoquée pour s'entendre sur la constitution à donner à l'État prussien, supplément au Preussischer Anzeiger, qui furent publiés ensuite sous le titre .Débats de l'Assemblée constituante de Prusse.

[6] L'Allgemeine Preussische Staats-Zeitung (Gazette d'État prussienne) fondée à Berlin fut l'organe à demi-officiel du gouvernement prussien de 1819 à avril 1848. De mai 1848 à juillet 1851 il parut sous le titre de Preussischer Anzeiger, organe officiel du gouvernement prussien.

[7] Ars longa, vita brevis (L'art est long, la vie est courte) : traduction latine du premier aphorisme d'Hippocrate dont Marx et Engels renversent les termes. Cf. également le Faust de Goethe, Première Partie, « La Nuit » : Die Kunst ist lang, und kurz ist unser Leben.

[8] La Diète unifiée fut instituée en 1847 par une patente publiée par le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV. Elle était formée par la réunion des huit Diètes provinciales prussiennes. Elle n'avait d'autres attributions que de voter des emprunts et de nouveaux impôts et d'émettre des avis sur les projets de loi que le roi jugerait bon de lui soumettre. Une forte opposition libérale se manifesta à la Diète; elle était menée par les représentants de la grande bourgeoisie rhénane (Hansemann, Camphausen, von Beckerath) et une partie de la noblesse de Prusse orientale (von Vincke, von Auerswald).

La Diète ayant refusé de voter l'emprunt demandé par le roi, celui-ci la congédia en juin 1847. Après la révolution de mars, le premier soin du ministère Camphausen fut de convoquer la Diète unifiée pour donner une apparence légale aux changements intervenus par la violence. Elle siégea du 2 au 10 avril 1848 et adopta une loi électorale à deux degrés pour l'élection d'une Assemblée nationale prussienne. Elle donna son approbation à un emprunt de 25 millions de talers que la première Diète avait refusé. Puis elle fut dissoute.

[9] Cf. Shakespeare : Richard III, acte V, scène 4 : « Un cheval, un cheval, un cheval pour un empire ».

[10] Saut périlleux.

[11] Heine : L'Allemagne, un conte d'hiver, chapitre XVII.

[12] C'est-à-dire composée un peu comme en France, à la veille de 1789, l'Assemblée des notables où étaient représentés les trois ordres (noblesse, clergé, tiers état).


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