1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx - F. Engels

Menace de la Gazette de Gervinus

n° 25, 25 juin 1848


Cologne, 24 juin

« Si le prestige de l'Assemblée de Francfort et ses dispositions constitutionnelles tiennent la France en bride, alors tout va bien, la Prusse rétablira son prestige à partir de ses provinces orientales et dans ce cas peut-être ne redouterait-elle même pas de perdre momentanément sa province rhénane ». (Gazette de Gervinus du 22 juin).

Quel style diplomatique emploie là le correspondant à Berlin de la Gazette des professeurs [1]. La Prusse rétablira « son prestige à partir de ses provinces orientales ». Où rétablira-t-elle son prestige ? Dans les provinces orientales ? Que non. À partir des provinces orientales. Dans la province rhénane ? Encore moins. Car elle compte, lors du rétablissement de son prestige, « sur la perte momentanée de la province rhénane », c'est-à-dire sur la perte momentanée de son « prestige » dans la province rhénane.

Donc à Berlin et à Breslau.

Et le prestige perdu, semble-t-il, à Berlin et à Breslau, pourquoi ne le rétablira-t-elle pas non avec sa province orientale, mais à partir de sa province orientale ?

La Russie n'est pas la province orientale de la Prusse, c'est plutôt la Prusse qui est la province occidentale de la Russie. Mais à partir de la province orientale prussienne, la main dans la main avec les braves Poméraniens, les Russes partiront en guerre contre Sodome et Gomorrhe [2] et rétabliront le « prestige » de la Prusse, c'est-à-dire de la dynastie prussienne, de la royauté absolue. Ce « prestige » fut perdu le jour où l'absolutisme a dû interposer entre lui et son peuple « un chiffon de papier [3] » taché de sang plébéien, où la Cour fut contrainte de se placer sous la protection et la surveillance de bourgeois, négociants en grains et en laine [4].

Donc l'ami, le sauveur vient de l'Est; pourquoi occuper militairement la frontière de ce côté-là ? C'est de l'Ouest que vient l'ennemi, c'est donc à l'Ouest qu'il faut concentrer le gros des troupes. Un naïf correspondant à Berlin de la Kölnische Zeitung [5] ne saisit pas l'héroïsme de Pfuel, ce brave ami des Polonais, qui accepte une mission à Pétersbourg sans avoir derrière lui une escorte de 100.000 hommes. Pfuel va sans peur à Pétersbourg, Pfuel à Pétersbourg ! Pfuel ne craint pas de franchir la frontière russe, et le public allemand s'en va racontant que les soldats russes sont à la frontière allemande ! Le correspondant de la Kölnische Zeitung plaint le public allemand. Mais revenons à notre journal des Professeurs !

Si, de l'Est, les Russes volent au secours de la dynastie prussienne, les Français, de l'Ouest, voleront au secours du peuple allemand. Et l'« Assemblée de Francfort » peut tranquillement poursuivre ses débats sur le meilleur ordre du jour et les meilleures « dispositions constitutionnelles ». Le correspondant de la Gazette de Gervinus dissimule sous des fleurs de rhétorique l'opinion « que L'Assemblée de Francfort et ses dispositions constitutionnelles » tiendront la France « en bride ». La Prusse perdra la province rhénane. Mais pourquoi devrait-elle appréhender cette perte ? Elle ne sera que « momentanée ». Le patriotisme allemand marchera une fois de plus sous commandement russe contre la Babylone gauloise et rétablira de façon durable le « prestige de la Prusse » aussi bien dans la province rhénane que dans toute l'Allemagne du Sud. Ô Ange exterminateur [6] !

Si la Prusse ne redoute pas une perte momentanée de la province rhénane, la province rhénane redoute encore moins une perte « permanente » de la domination prussienne. Si les Prussiens s'allient avec les Russes, les Allemands s'allieront avec les Français et mèneront avec eux la guerre de l'Ouest contre l'Est, de la civilisation contre la barbarie, de la république contre l'autocratie.

Nous voulons l'unité de l'Allemagne, mais seul l'éclatement des grandes monarchies allemandes peut dégager les éléments de cette unité. Ils ne seront soudés les uns aux autres que dans le creuset de la guerre et de la révolution. Or le constitutionnalisme disparaît de lui-même dès que les événements imposent le mot d'ordre : Autocratie ou République. Mais les bourgeois constitutionnalistes nous crient avec indignation : qui a amené les Russes en Allemagne ? Qui sinon les démocrates ? À bas les démocrates ! Et ils ont raison !

Si nous avions introduit nous-mêmes le système russe chez nous, nous aurions épargné aux Russes le mal de le faire, et à nous - les frais de la guerre.


Notes

[1] C'est ainsi que la Nouvelle Gazette Rhénane désigne la Deutsche Zeitung.

[2] Ici Sodome et Gomorrhe désignent Paris.

[3] Allusion au discours prononcé par le roi de Prusse à l'ouverture de la Diète en avril 1847 : « Héritier d'une couronne que j'ai reçue intacte, et que je dois et veux laisser intacte à mes successeurs, je ne supporterai jamais qu'entre Notre Seigneur Dieu dans le ciel et notre pays s'insinue une feuille de papier écrit. »

[4] Allusion à Camphausen qui, dans sa jeunesse, s'occupa du commerce des grains, et à Hansemann qui commença à faire le négoce de la laine avant de s'intéresser aux chemins de fer.

[5] La Kölnische Zeitung paraissait depuis 1802 à Cologne. À partir de 1830 elle prit le parti de l'Église catholique contre le protestantisme qui prédominait en Prusse. En 1848 et 1849, elle refléta la politique de lâcheté et de trahison de la bourgeoisie libérale prussienne et mena une lutte continuelle contre la Nouvelle Gazette rhénane.

[6] Cf. Goethe : Faust, « Dans le jardin de Marthe ».


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