1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx

La Frankfurter Oberpostamts-Zeitung et la révolution à Vienne

n° 120, 19 octobre 1848


Cologne, 18 octobre.

« L'Allemagne est soumise à un destin particulier. Si l'on croit en être arrivé à un point où il est permis de se mettre à reconstruire la patrie commune, si l'on adresse au ciel un regard de gratitude, les nuées d'orage qui entourent encore l'Europe se déchargent à nouveau et avec force et font trembler les mains qui se sont consacrées à donner une constitution à l'Allemagne. C'est un de ces coups de tonnerre dont nous venons d'être témoins à Vienne. »

Voici comment se plaint le « Moniteur » de l'administration d'Empire, la Frankfurter Oberpostamts-Zeitung. Ce brave journal dont le dernier rédacteur [1] avait son nom en bonne place sur la liste des créatures payées par Guizot, a pris un moment sa position au sérieux. Le pouvoir central et son encadrement parlementaire, le concile de Francfort [2], lui semblent représenter une force réelle. Au lieu de donner directement à leurs sujets leurs ordres contre-révolutionnaires, les 38 gouvernements allemands se sont fait donner par le pouvoir central de Francfort, l'ordre d'exécuter leurs propres décrets. Tout était en bonne voie comme au temps de la Commission immédiate de Mayence [3]. Le pouvoir central a pu s'imaginer être un pouvoir et son « Moniteur » a pu s'imaginer être un « Moniteur ». « Remerciez tous Dieu, chantait-il, les mains levées vers le ciel. »

Et voilà que nous venons d'assister à Vienne à un coup de tonnerre. Les « mains » de notre Lycurgue « tremblent » malgré l'armée de casques à pointes qui sont autant de paratonnerres de la révolution, malgré le décret [4] qui transforme la critique des faits et gestes et des personnes noir-rouge-or en délit criminel, et ce malgré les paroles énergiques de ces figures gigantesques que sont Schmerling, Mohl et Gagern. Le monstre révolutionnaire se remet à hurler, et l'on « tremble » à Francfort. La Frankfurter Oberpostamts-Zeitung est tirée brutalement de ses actions de grâces. Elle affronte tragiquement, avec amertume, la fatalité d'airain.

À Paris le parti de Thiers tenant le haut du pavé; à Berlin le ministère Pfuel, et des Wrangel dans toutes les provinces; à Francfort, une gendarmerie centrale; dans toute l'Allemagne, l'état de siège plus ou moins dissimulé; l'Italie pacifiée par le doux Ferdinand et Radetzki; Jellachich, commandant de Hongrie, proclamant à Vienne, après l'anéantissement des Magyars et de concert avec Windischgrätz, « la liberté et l'ordre croates »; à Bucarest la révolution étouffée dans le sang; les principautés danubiennes comblées des bienfaits du régime russe; en Angleterre tous les dirigeants des Chartistes arrêtés et déportés ; l'Irlande trop affamée pour pouvoir se remuer : - dis, que veux-tu de plus ? [5]

La révolution n'a pas encore vaincu à Vienne. Mais ses premiers éclairs ont suffi pour clarifier aux yeux de l'Europe toutes les positions de la contre-révolution et rendu ainsi inévitable une lutte universelle à la vie à la mort.

La contre-révolution n'est pas encore anéantie, mais elle s'est rendue « ridicule ». Symbolisées par Jellachich, toutes les figures de ses héros se sont transformées en figures comiques, et, symbolisées par la proclamation de Fouad Effendi qui a suivi le bain de sang de Bucarest, toutes les proclamations des amis de « la liberté et de l'ordre conformes à la constitution » sont tragiquement parodiées, depuis les proclamations de la Diète jusqu'à la moindre adresse des Hurleurs.

Nous parlerons demain en détail de la situation à Vienne elle-même et de la situation en Autriche en général.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Karl Peter Berly.

[2] C'est ainsi que Marx désigne ironiquement l'Assemblée nationale de Francfort.

[3] La Commission immédiate centrale de Mayence (die Mainzer zentrale Immediatkommission) fut fondée par une décision de la conférence des États allemands réunie à Karlsbad en 1819 pour rechercher les « menées démagogiques », c'est-à-dire pour réprimer tout mouvement oppositionnel en Allemagne. La Commission de Mayence dont les membres étaient nommés par les différents gouvernements des États allemands, pouvait ordonner immédiatement (d'où son nom) et indépendamment de la Diète fédérale, des enquêtes et des arrestations dans tous les États de la Confédération germanique.

[4] Il s'agit d'une loi adoptée par l'Assemblée nationale de Francfort le 9 octobre 1848, « concernant la protection de l'Assemblée d'empire et des membres du Pouvoir central ». Elle fut adoptée après que des offenses à des membres de l'Assemblée nationale et du Pouvoir central aient été punies de peines de prison. Cette loi fait partie des mesures répressives prises après le soulèvement de septembre à Francfort par la majorité de l'Assemblée nationale et le gouvernement d'empire contre les masses populaires.

[5] Citation, arrangée, de Heine : «Tu as des diamants et des perles ». (Livre des chants : Le retour.)


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