1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx

Le procureur général Hecker et la Nouvelle Gazette rhénane

n° 129, 29 octobre 1848


 

Cologne, 28 octobre

Le n° 116 de la Nouvelle Gazette rhénane donnait en feuilleton, c'est-à-dire en dehors de la rubrique politique du journal, un article intitulé : « Un mot au peuple allemand », signé « Hecker ». Ce « document historique », d'autres journaux allemands l'avaient publié avant la Nouvelle Gazette rhénane. D'autres journaux allemands, sans excepter ceux de Prusse rhénane et de la vieille Prusse, l'ont publié plus tard. Même la Kölnische Zeitung a eu assez de sens historique pour imprimer la proclamation de Struve tout autant que celle de Fouad-Effendi [1].

Nous ne savons pas si les lauriers du républicain Hecker n'ont pas troublé le sommeil du procureur général Hecker [2]. Le monde ébahi devait apprendre que la révolution allemande était doublement vaincue, et par la fuite du républicain Hecker à New York, et par la présence du procureur général Hecker à Cologne. On ne peut le nier. La postérité verra dans ces deux géants un raccourci dramatique des contradictions du mouvement moderne. Un nouveau Goethe en fera un Faust. Nous lui laissons le soin de décider à quel Hecker il confiera le rôle de Faust, à quel Hecker celui de Wagner [3].

Il suffit. L'inimaginable mot d'adieu du républicain Hecker fut suivi d'un non moins inimaginable réquisitoire du procureur général Hecker.

Ou est-ce une illusion ? Hecker, le procureur général, croit-il que le « Mot au peuple allemand » est le produit le plus authentique de la Nouvelle Gazette rhénane, et que, dans son esprit inventif, ce journal a poussé la malignité jusqu'à signer « Hecker » sa propre proclamation pour faire croire au peuple allemand que Hecker, le procureur général, émigre à New York, que Hecker, le procureur général, proclame la république allemande, que Hecker, le procureur général, sanctionne administrativement des vœux pieux révolutionnaires ?

Une feinte de ce genre était vraisemblable car le document paru dans le supplément n° 116 de la Nouvelle Gazette rhénane n'est pas signé Friedrich Hecker, mais tout bonnement « Hecker ». Un Hecker sans paraphe, un Hecker tout simple. L'Allemagne ne possède-t-elle pas de double Hecker ?

Et qui des deux est le « simple Hecker » ? Cette simplicité demeure toutefois équivoque, nous voulons dire menaçante pour la Nouvelle Gazette rhénane.

Quoi qu'il en soit, M. Hecker, le procureur général, a pris manifestement le « Mot au peuple allemand » pour un produit de la Nouvelle Gazette rhénane. Il y a vu une provocation directe au renversement du gouvernement, une haute trahison sous sa forme la plus raffinée ou tout au moins une participation à la haute trahison, ce qui d'après le Code pénal, est une « simple » haute trahison.

M. Hecker a donc prié le juge d'instruction de « constituer » une inculpation de haute trahison, non contre le gérant qui a signé le journal, mais contre le rédacteur en chef Karl Marx. « Constituer » une inculpation de haute trahison contre quelqu'un signifie, en d'autres termes, le mettre provisoirement en prison et lui infliger la prison préventive jusqu'à plus ample informé. Il s'agit ici de la « constitution » de la prison cellulaire. Le juge d'instruction a refusé. Mais quand M. Hecker a une idée, il y tient. « Constituer » une inculpation contre le rédacteur en chef de la Nouvelle Gazette rhénane était devenu son idée fixe, de même que le nom de « Hecker » sous le « texte d'adieu » était une fiction [4]. Il se tourna donc vers la Chambre du conseil. La Chambre du conseil refusa. Mais M. le procureur général Hecker poursuivait son idée fixe de « constituer » une inculpation, toujours dans le sens indiqué, contre le rédacteur en chef de la Nouvelle Gazette rhénane, Karl Marx. Les idées du Parquet, on le voit, ne sont pas des idées spéculatives au sens hégélien. Ce sont des Idées au sens kantien. Des inspirations de la raison « pratique [5] ».

Karl Marx ne pouvait être directement inculpé de haute trahison; c'est la publication de faits révolutionnaires ou de proclamations qui constitue pour un journal un chef d'inculpation de haute trahison. D'abord il fallait s'en tenir au gérant qui a signé le journal, surtout dans ce cas où le document en discussion paraissait en feuilleton. Que restait-il ? Une idée en donne une autre. Suivant l'article 60 du Code pénal on pouvait citer Karl Marx comme complice du crime soi-disant commis par le gérant. On pouvait aussi, si l'on voulait, le citer également comme complice de l'annonce en question, même si elle se trouvait dans la Kölnische Zeitung. Karl Marx reçut donc du juge d'instruction un ordre de comparaître; il comparut et subit un interrogatoire. Les typographes furent, autant que nous le sachions, cités comme témoins, le correcteur fut cité comme témoin, le propriétaire de l'imprimerie fut cité comme témoin. Or le gérant fut finalement cité comme témoin. Nous ne comprenons pas la dernière citation.

Le soi-disant auteur doit-il témoigner contre son complice ?

Pour faire un compte rendu complet de cette histoire, j'ajouterai qu'une perquisition eut lieu dans les bureaux de la Nouvelle Gazette rhénane.

Le procureur général Hecker a surpassé Hecker, le républicain. L'un accomplit des actes de rébellion et publie des proclamations de rebelle. L'autre, malgré l'opposition la plus résolue, raye les faits des mémoires de l'histoire contemporaine, des journaux. Il rend les événements nuls et non avenus. Si la « mauvaise presse » rend public le récit des évènements et des proclamations révolutionnaires, elle se rend doublement coupable de haute trahison. Elle se rend moralement complice; elle rend la rébellion publique parce que l'envie l'en démange. Elle est complice au sens juridique ordinaire; en faisant référence, elle fait de la propagande; en faisant de la propagande, elle devient l'instrument de la révolte. On « constitue » contre elle deux chefs d'inculpation et elle jouit ainsi des fruits de la « constitution ». La « bonne » presse, en revanche, aura le monopole de rendre publics ou de ne pas rendre publics les documents et les faits révolutionnaires, de les falsifier ou de ne pas les falsifier. Radetzky a déjà employé cette théorie en interdisant aux feuilles milanaises de rendre publics les événements et les proclamations de Vienne. En revanche, la « Gazette de Milan » a donné, au lieu de la grande « révolution » viennoise, une échauffourée viennoise, production spéciale du compositeur Radetzky. Le bruit court qu'une révolte n'en aurait pas moins éclaté à Milan.

M. le procureur général Hecker, comme chacun sait, collabore à la Nouvelle Gazette rhénane. À notre collaborateur, nous pardonnons beaucoup, mais nous ne lui pardonnons pas d'avoir péché contre l'« esprit impie » de notre journal. Et ce péché, il le commet, en transformant, avec un manque d'esprit critique extraordinaire chez un collaborateur de la Nouvelle Gazette rhénane, la proclamation de Hecker, le fuyard, en proclamation de la Nouvelle Gazette rhénane, Friedrich Hecker a, vis-à-vis du mouvement, une attitude pathétique, la Nouvelle Gazette rhénane une attitude critique. Friedrich Hecker attend tout de l'action magique de quelques personnalités isolées. Nous attendons tout des conflits naissant des rapports économiques. Friedrich Hecker part aux États-Unis pour étudier la « République ». La Nouvelle Gazette rhénane trouve dans les luttes de classe grandioses qui se déroulent à l'intérieur de la République française des sujets plus intéressants d'étude que dans une république où les luttes de classe n'existent pas à l'ouest et où elles ne se produisent à l'est que sous la vieille forme anglaise, en silence. Pour Friedrich Hecker, les questions sociales sont des conséquences des luttes politiques, pour la Nouvelle Gazette rhénane les luttes politiques ne sont que les formes dans lesquelles se manifestent les conflits sociaux. Friedrich Hecker pourrait être un bon républicain tricolore. La véritable opposition de la Nouvelle Gazette rhénane ne commencera que dans la république tricolore.

Comment par exemple la Nouvelle Gazette rhénane aurait-elle pu, sans désavouer complètement son passé, crier au peuple allemand :

« Groupez-vous autour des hommes qui dressent la bannière de la souveraineté populaire et lui font une garde fidèle, autour des hommes de l'extrême-gauche de Francfort-sur-le-Main; ralliez-vous fermement, pour délibérer et agir, aux vaillants chefs de l'opposition républicaine. »

Nous avons expliqué à plusieurs reprises que nous n'étions pas une feuille « parlementaire», et que nous ne craignions donc pas d'attirer de temps en temps sur nos têtes la colère de l'extrême-gauche de Berlin et de Francfort elles-mêmes. Nous avons crié à ces Messieurs de Francfort de se rallier au peuple, nous n'avons jamais crié au peuple de se rallier à ces Messieurs de Francfort. Et « les vaillants chefs de l'opposition républicaine », où sont-ils ? Qui sont-ils ? Hecker, on le sait, est en Amérique, Struve en prison. Alors Herwegh ? Les rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane, notamment Karl Marx, se sont opposés résolument, à Paris, dans des assemblées populaires publiques à l'entreprise d'Herwegh [6], sans craindre la défaveur des masses en ébullition. De ce fait, et comme il convient, ils ont été en leur temps considérés comme suspects par des utopistes qui se prenaient à tort pour des révolutionnaires (cf. entre autres la Deutsche Volkszeitung [7]). Et maintenant que les événements ont confirmé une fois de plus nos prédictions, devrions-nous nous rallier aux hommes d'un avis opposé au nôtre ?

Mais soyons justes : M. le procureur général Hecker n'est encore qu'un jeune collaborateur de notre feuille. Le débutant en politique, comme le débutant en sciences naturelles, ressemble à ce peintre qui ne connaît que deux couleurs, le blanc et le noir, ou si l'on préfère, le noir et blanc [8] et le rouge. Les différences plus subtiles à l'intérieur de chaque espèce ne se révèlent qu'à l'œil exercé et expérimenté. Et M. Hecker n'était-il pas en outre dominé par l'idée fixe de « constituer » une inculpation contre le rédacteur en chef de la Nouvelle Gazette rhénane, Karl Marx ? - idée fixe qui n'ayant fondu ni au feu du purgatoire de l'instruction de la Chambre du conseil, ni en appel, doit donc être une idée fixe réfractaire.

La grande conquête de la révolution de mars est indiscutablement, pour parler comme Brutus Bassermann, « le pouvoir des plus nobles et des meilleurs » et leur rapide ascencion sur l'échelle du pouvoir. Nous espérons donc que, semblables aux colombes immaculées attelées au char d'Aphrodite, qui la portèrent d'un trait à l'Olympe, les mérites de notre honoré collaborateur, le procureur général Hecker, le porteront aux cimes de l'Olympe politique. Notre gouvernement, comme chacun sait, est un gouvernement constitutionnel, Pfuel est un adepte du constitutionalisme. Dans les États constitutionnels, il est d'usage d'accorder une oreille bienveillante aux recommandations des feuilles d'opposition. Nous sommes donc sur un terrain constitutionnel quand nous conseillons au gouvernement de confier à notre Hecker la charge supprimée de superprocureur de Düsseldorf. M. le procureur Ammon de Düsseldorf qui, autant que nous le sachions, n'a jamais mérité jusqu'à présent aucune médaille de sauvetage au service de la patrie, n'hésitera pas un instant en face d'un mérite plus grand, à imposer un silence respectueux à ses propres et éventuelles ambitions. Mais si M. Heimsœth devait devenir ministre de la Justice, comme nous l'espérons, alors nous recommandons M. Hecker au titre d'avocat général. Nous avons de grandes espérances pour M. Hecker. M. Hecker est encore jeune. Et comme disait un Russe : « Le tsar est grand, Dieu est encore plus grand, mais le tsar est encore jeune. »

 

Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Après la fuite du prince Bibesco en juin 1848, un gouvernement fut formé en Valachie (Bucarest) par des éléments libéraux; il aspirait à des réformes bourgeoises et à une constitution de type européen, ainsi qu'à un accord avec les Turcs. Là-dessus, un corps d'armée russe franchit le Prouth le 10 juillet. Le gouvernement tsariste réussit à entraîner le gouvernement turc qui envoya lui aussi des troupes pour réprimer ce mouvement libéral. Dans le courant du mois de septembre, des troupes turques envahirent la Valachie et maltraitèrent la population. Un chef du gouvernement, Fouad Effendi, publia un manifeste proclamant la nécessité de rétablir l'ordre et de supprimer les séquelles de la révolution.

[2] Marx joue sur l'homonymie de Hecker, avocat à Mannheim, républicain radical qui émigra après le soulèvement badois d'avril 1849, et de Hecker, procureur général à Cologne.

[3] Personnage du Faust de Gœthe. Wagner est le famulus, le disciple familier de Faust; il est aussi prosaïque que son maître est idéaliste et aussi terre à terre que Faust est avide d'infini.

[4] Marx joue sur l'assonance de « fixe » et « fiction ».

[5] Que Kant oppose à la raison pure.

[6] Herwegh, Bornstedt et autres qui dirigeaient à Paris la Société démocratique, fondée après la Révolution de février, faisaient de la propagande pour former une légion de volontaires parmi les émigrés allemands. Ils voulaient déclencher la révolution en Allemagne et y établir un régime républicain grâce à une intervention armée. Marx et Engels s'opposèrent résolument à cette aventure. La suite des événements leur donna raison. Dès le passage de la frontière, en avril 1848, la légion de Herwegh fut mise en pièces par les troupes des États de l'Allemagne du sud.

[7] La Deutsche Volkszeitung était un quotidien démocratique qui parut en avril 1848 à Mannheim avec la collaboration de Fröbel, Pelz, Struve, Hecker, Herwegh, Ruge, etc. Le numéro du 17 avril publia un article d'un correspondant de Paris, relatant l'opposition des communistes allemands à l'entreprise de Herwegh.

[8] Couleurs du drapeau prussien.


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