1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx

Message de Nouvel An

n° 190, 9 janvier 1849


Cologne, 8 janvier.

Que pasteur et chantre, sacristain et souffleur d'orgue, barbier et veilleur de nuit, garde-champêtre et fossoyeur, etc. saluent l'an neuf ; c'est une vieille coutume qui se perpétue et nous laisse indifférents.

Mais l'année 1849 ne s'est pas contentée de la tradition. Elle a inauguré son entrée par une innovation : un message de nouvel an du roi de Prusse.

Ce message de nouvel an a été adressé non au peuple prussien, ni même « À mes chers Berlinois ! [1] » mais « À mon armée ! ».

Cet écrit royal de nouvel an considère l'armée « avec fierté » parce qu'elle est restée fidèle « lorsque la révolte (de mars) a troublé l'évolution pacifique des institutions libérales vers lesquelles j'étais disposé à mener mon peuple ».

Autrefois, à propos des évènements de mars, on parlait de « malentendus », etc... Maintenant, on n'a plus besoin de voiles. On nous jette au visage les « malentendus» de mars sous le nom de « révolte ».

L'esprit qui préside au message royal de nouvel an est le même que celui qui émane des colonnes de la « titulaire de la Croix ». Si celui-là parle de « révolte », celle-ci parle de « criminels » sans gloire, de canaille criminelle qui ont brisé en mars le calme de la vie de château berlinoise.

Si nous demandons pourquoi la « révolte » de mars est si révoltante, nous nous attirons cette réplique : « parce qu'elle a troublé l'évolution pacifique des institutions libérales (!!), etc. »

Si vous ne dormiez pas au Friedrichshain [2], vous les révoltés de mars, vous auriez maintenant comme faveur « de la poudre et du plomb » ou la détention à vie. Dans votre impudence vous avez en effet troublé « l'évolution pacifique des institutions libérales » ! Est-il besoin de rappeler cette évolution « d'institutions libérales » au royaume de Prusse, l'évolution la plus libérale du gaspillage, l'extension « pacifique» de la bigoterie et du jésuitisme au royaume de Prusse, l'évolution pacifique de l'esprit policier et de l'esprit de caserne, de l'espionnage, de la tromperie, de l'hypocrisie, de l'insolence et finalement du plus écœurant abrutissement du peuple à côté de la corruption la plus éhontée dans les classes prétendues supérieures ? Il est d'autant moins nécessaire de rappeler ces souvenirs qu'il nous suffit de regarder autour de nous, d'étendre les mains pour avoir devant nous cette « évolution troublée » dans son plein épanouissement et goûter le réconfort d'une édition redoublée des « institutions libérales » envisagées.

« Mon armée» est-il dit dans le message royal, « a confirmé sa gloire et en a récolté une nouvelle. »

Bien sûr ! Elle a récolté tant de gloire que seuls les Croates pourraient à la rigueur en revendiquer une plus grande.

Mais récoltée où et comment ? Premièrement « elle a orné ses drapeaux de nouveaux lauriers lorsque l'Allemagne avait besoin de nos armes dans le Schleswig. »

La note prussienne adressée par le commandant Wildenbruch au gouvernement danois, voilà le pilier de la nouvelle gloire prussienne. La conduite de la guerre tout entière s'accordait parfaitement avec cette note qui assurait à notre cousin danois que le gouvernement prussien ne prenait pas du tout l'affaire au sérieux, qu'il lançait seulement un appât aux républicains et du sable aux yeux des autres gens pour gagner du temps. Et gagner du temps, c'est tout gagner. Plus tard, on s'entendrait le plus cordialement du monde.

M. Wrangel sur le compte duquel l'opinion publique fut longtemps égarée, M. Wrangel quitta secrètement le Schleswig-Holstein de nuit, comme un voleur. Il voyagea en civil pour ne pas être reconnu. À Hambourg tous les aubergistes déclarèrent ne pas pouvoir l'héberger. Ils préféraient de beaucoup leurs maisons, leurs portes et leurs fenêtres aux lauriers de l'armée prussienne incarnés par cet homme glorieux et méprisé par le peuple. N'oublions pas non plus qu'une faute stratégique fut le seul succès de cette campagne aux progressions et aux reculs inutiles et insensés, qui rappelle tout à fait la procédure des anciens tribunaux d'Empire (cf. nos numéros d'alors).

La seule surprise de cette campagne, c'est l'effronterie sans nom des Danois qui bernèrent allègrement l'armée prussienne et coupèrent complètement la Prusse du marché mondial.

En outre, les pourparlers de paix avec le Danemark et l'armistice de Malmö qui en est sorti, contribuent sous ce rapport à parachever la gloire prussienne.

Si l'empereur romain sentant une pièce de monnaie payée par l'impôt sur l'urine, a pu dire : « Non olet » (cela ne sent pas), en revanche il y a, en signes indélébiles sur les lauriers prussiens recueillis dans le Schleswig-Holstein : « Olet ! » (ça pue !).

« Deuxièmement, « Mon armée » surmonta victorieusement difficultés et dangers lorsqu'il s'est agi de combattre l'insurrection dans la grand-duché de Posnanie. »

Ces « difficultés victorieuses » sont les suivantes : la Prusse exploita, en la nourrissant de Berlin de discours flatteurs, l'illusion généreuse des Polonais qui voyaient dans les « Poméraniens » des compagnons d'armes allemands contre la Russie ; ils ont alors dissous leur armée, laissé les Poméraniens avancer et, pour réunir leurs cadres dispersés, ils ont attendu que les Prussiens brutalisent avec une insigne bassesse des gens sans défense. Et maintenant passons aux exploits prussiens ! Ce n'est pas durant mais après la guerre que se produisirent les exploits de la « glorieuse» armée prussienne. Lorsque Mieroslawski fut présenté au vainqueur de juin, la première question de Cavaignac fut pour demander comment les Prussiens s'y étaient pris pour être battus à Miloslaw. (Nous pouvons le démontrer; il y a des témoins qui l'ont entendu). 3.000 Polonais, à peine armés de faux et de piques battirent deux fois et contraignirent deux fois à la retraite 20.000 hommes bien organisés et abondamment pourvus d'artillerie. La cavalerie prus­sienne en pleine débandade, culbuta l'infanterie prussienne. L'insurrection polonaise se maintint à Miloslaw après avoir chassé deux fois la contre-révolution de la ville. Préparée par une défaite, la victoire finale des Prussiens à Wreschen est encore plus infâmante que leur défaite à Miloslaw. Quand un Hercule sans armes affronte un lâche équipé d'un pistolet, le lâche fuit et fait feu à bonne distance. C'est ce que firent les Prussiens à Wreschen. Ils reculèrent assez loin pour qu'il leur fût possible de lancer sur des piques et des faux qui, on le sait, ne portent pas loin, de la mitraille, des grenades chargées de 150 balles et des shrapnells. Les shrapnells ne sont habituellement lancés que par les Anglais contre les demi-sauvages des Indes orientales. Ce sont les braves Prussiens qui, les premiers, en proie à une peur fanatique de la vaillance polonaise et au sentiment de leur propre faiblesse, lancèrent les shrapnells contre ceux qu'ils appelaient leurs concitoyens. Il leur fallait naturellement chercher un moyen pour tuer les Polonais en masse et de loin. De près, les Polonais étaient trop terribles. Voilà ce que fut la glorieuse victoire de Wreschen. Mais comme on l'a déjà dit, c'est après la guerre que commencèrent les exploits de l'armée prussienne de même que les exploits du maître-geôlier commencent après la sentence.

Des milliers de Polonais assassinés par des shrapnells et des balles cylindro-coniques, grâce à la trahison prussienne et à la perfidie blanche et noire [3], et tous ceux marqués plus tard à la pierre infernale, sont là pour garantir la pérennité de cette gloire de l'armée prussienne.

Les villages et les villes incendiés par les héros prussiens, les Polonais qui les habitaient assommés et massacrés dans leurs maisons par les crosses des fusils et les baïonnettes, les pillages et les brutalités prussiennes de toutes sortes témoignent de cette seconde gerbe de lauriers récoltés par l'armée contre-révolutionnaire.

Gloire éternelle à ces guerriers prussiens de Posnanie qui ont frayé la voie sur laquelle le bourreau napolitain [4] devait s'engager plus tard, lorsqu'il bombarda sa fidèle capitale et autorisa la soldatesque à la piller pendant 24 heures. Salut et gloire à l'armée prussienne de la campagne de Posnanie : son exemple a éclairé la route que suivirent les Croates, les Manteaux rouges, les troupes d'Ottocac [5] et les autres hordes de Windischgrætz et consorts; il a suscité les plus dignes imitateurs, comme le prouvent Prague (en juin), Vienne, Presbourg, etc. [6]

Et finalement, ce courage, les Prussiens ne l'ont manifesté contre les Polonais que par peur des Russes.

« Jamais deux sans trois ». « Mon armée » devait donc récolter une triple gloire. L'occasion ne s'en fit pas attendre. Car « sa contribution au maintien de l'ordre » ( !) dans l'Allemagne du sud valut au nom de Prussien d'être une nouvelle fois apprécié ».

Seul un esprit malin, maniaque du dénigrement, pourrait nier que « Mon armée » a fait excellemment office de bourreau et de gendarme pour le compte de la Diète fédérale - qui, ayant modernisé son nom, se faisait appeler pouvoir central. Il est aussi difficile de contester que le nom de Prussien n'ait été totalement apprécié en engloutissant le vin, la viande, le cidre, etc. de l'Allemagne du sud. Les affamés des Marches et de Poméranie ont pris patriotiquement une petite bedaine, les assoiffés se sont désaltérés ; ils ont su avaler avec un courage tellement héroïque tout ce que leurs logeurs d'Allemagne du sud posaient devant eux que le nom de Prussien y rencontre partout la reconnaissance la plus bruyante. Dommage que les billets de logement ne soient pas encore payés ! La reconnaissance serait encore plus bruyante.

La gloire de « Mon armée » est à vrai dire inépuisable, mais on ne peut passer sous silence que « là où je l'appelais, elle était prête, en toute fidélité et en toute discipline » et il vaut également la peine de faire savoir à la postérité que « Mon armée opposa aux calomnies infâmes un excellent esprit et une noble discipline. »

Comme il est flatteur ce message à « Mon armée » rappelant l'agréable souvenir de la « parfaite discipline » et du « noble dressage militaire », évoquant encore une fois ses exploits dans le Grand-duché et aussi les lauriers recueillis à Mayence, Schweidnitz, Trèves, Erfurt, Berlin, Cologne, Düsseldorf, Aix-la-Chapelle, Coblence, Münster, Minden, etc. ! Mais nous autres qui n'appartenons pas à « Mon armée », nous élargissons à cette occasion nos concepts bornés de sujets de Sa Majesté. Fusiller des vieillards et des femmes enceintes, voler (aux environs d'Ostrowo des procès-verbaux ont été dressés), traiter des citoyens à coups de crosse et de sabre, détruire des maisons, partir la nuit en expédition avec des armes cachées sous le manteau contre des gens sans armes, se conduire comme des bandits de grands chemins (que l'on se souvienne de l'aventure de Neuwied) - cet héroïsme s'appelle en termes chrétiens germaniques « parfaite discipline », « noble dressage militaire ». Vive la discipline militaire, puisque ceux qui ont été assassinés sous cette raison sociale sont bien morts.

Les quelques passages que nous avons extraits du message du roi de Prusse pour le nouvel an nous montrent que ce texte, par sa signification et son esprit, se trouve au même rang que le manifeste du duc de Brunswick en 1792 [7].


Notes

[1] « À mes chers Berlinois », appel lancé par le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV au matin du 19 mars 1848 au moment où la révolte populaire battait son plein. « À mon peuple et à la nation allemande», appel de Frédéric-Guillaume IV, le 21 mars 1848.

[2] Parc de Berlin où furent enterrés les combattants des barricades du 18 mars 1848.

[3] Les couleurs du drapeau prussien.

[4] Il s'agit de Ferdinand II, roi de Naples et de Sicile qui, le 15 mai 1848, avait cruellement réprimé le soulèvement populaire de Naples. Cf. « Le dernier exploit de la Maison de Bourbon ».

[5] Il s'agit du régiment d'infanterie de gardes-frontières créé en 1746. Ils avaient été établis à Ottocac en Croatie occidentale; de là vient leur nom.

[6] Les troupes commandées par Windischgrætz réprimèrent en juin 1848 le soulèvement de Prague, le 1° novembre celui de Vienne; en décembre 1848 elles entreprirent une campagne contre le mouvement de libération nationale en Hongrie et conquirent Presbourg et d'autres villes.

[7] Manifeste du duc de Brunswick, commandant en chef des troupes autrichiennes et prussiennes en lutte contre la France révolutionnaire, dans lequel il menaçait de détruire complètement Paris (25 juillet 1792).


Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin