1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx - F. Engels

Vienne et Francfort

n°244, 13 mars 1849


Cologne, le 12 mars.

Le 15 du mois, à Kremsier, la Diète voulut passer à la discussion du projet de Constitution achevé par la Commission. Le moment était ainsi venu pour les fauves royaux et impériaux de la loi martiale, de lancer à la face de la Diète la Constitution « de droit divin », prête depuis longtemps, et de mettre un terme à toute la comédie de la représentation populaire de Kremsier, tolérée jusque-là [1] .

Tout le stratagème de l'octroi de la Constitution fut déjà mis au point l'été dernier par les contre-révolutionnaires consacrés et non consacrés à Schönbrunn - Vienne - Potsdam - Berlin - Londres (où Metternich, araignée porte-croix de la Sainte-Alliance, trône au centre de la toile tissée lentement autour des peuples en lutte pour la liberté). Que le roi de Potsdam ait été le premier à le mettre en œuvre est dû purement et simplement à la situation en Prusse qui permit plus tôt qu'en Autriche une semblable démarche.

En novembre, l'Autriche officielle jeta aux pieds des fervents de l'église Saint-Paul la tête sanglante de Robert Blum. Les commissaires d'empire, Welcker-Mosle, un joli couple de jumeaux, après avoir fait antichambre chez Windischgrætz et avoir été gavés à Olmutz, étaient revenus quelques jours auparavant couverts de tant de honte que n'importe qui, excepté Welcker-Mosle, aurait préféré se faire sauter la cervelle plutôt que d'oser regarder en face qui que ce soit ici-bas. Au lien de cela, ce couple fraternel de diplomates trouva encore le moyen de se glorifier de ses pérégrinations [2] .

La majorité de l'Assemblée nationale était satisfait , comme sous Louis-Philippe la Chambre française se déclarait satisfait (sic) même devant les plus grandes infamies et les plus éclatantes preuves de corruption.

Le sang de Robert Blum assassiné pouvait bien rejaillir au visage des fervents de l'église Saint-Paul, il rougissait certes leur joue, mais ce n'était pas de honte, de fureur ou dans la violence d'un accès de colère, bien au contraire c'était d'aise et de satisfaction. Naturellement de nouveaux commissaires d'empire furent envoyés en Autriche. L'unique résultat obtenu fut le redoublement des sarcasmes venant de là et déjà accumulés auparavant sur l'Allemagne et les soi-disant membres de l'Assemblée nationale qui la trahissaient.

« Ça ne fait rien, c'est du pareil au même ! » Voilà quelle était la devise de ces Messieurs, et elle l'est restée.

Que l'on se rappelle, que peu avant les coups d'État du gouvernement prussien, Bassermann, Simson et naturellement le « noble » M. Gagern, etc. étaient commissaires d'empire à Berlin.

Et nous avons de nouveau des commissaires d'empire en Autriche, à Olmutz, tandis qu'ici, à Berlin, la Diète est dispersée et qu'une Constitution « de droit divin » est octroyée au peuple avec l'aide des Croates, des Sereschanes, des Hukules [3] , etc.

Partout encore où la liberté du peuple devait être touchée à mort, apparaissent, semblables à des charognards flairant leur proie, des commissaires de ce que l'on appelle le pouvoir central. Leur odorat a toujours fait ses preuves.

La mare aux grenouilles de Francfort devrait enfin se rendre compte que ce sera bientôt son tour. Ses péchés retomberont sur elle. Quand on érigera une plaque commémorative sur les lieux de sa funeste activité, le passant pourra lire : « A péri par sa propre faute, par lâcheté, stupidité professorale et déficience chronique, en partie sous les ricanements glacés et vengeurs, en partie devant la totale indifférence du peuple. »

Cependant une partie de ces misérables trafiquants ose aujourd'hui encore se targuer des « droits fondamentaux » [4] sortis de l'officine de Francfort et s'en glorifier comme d'un haut fait. Bavards comme des lavandières, ils se sont battus avec les « droits fondamentaux » comme les scolastiques du moyen âge tandis que le « pouvoir fondamental » de la Sainte-Alliance et de ses acolytes développait toujours plus son organisation et ricanait de plus en plus fort du bavardage « fondamental » de ces professeurs, de ces philistins, sur les droits fondamentaux. Les uns confirmaient leurs « droits fondamentaux » sur un chiffon de papier; les autres, ces Messieurs de la contre-révolution, inscrivaient leur « pouvoir fondamental » sur des épées bien affilées, des canons et des régiments slaves de Manteaux rouges.

Dès que le peuple allemand faisait dans une partie quelconque des patries germaniques, ou semblait vouloir faire usage de son droit fondamental, celui de se rebeller contre la tyrannie féodale ou constitutionnelle, alors Francfort envoyait immédiatement des « troupes impériales » pour châtier et mâter le peuple par le cantonnement de soldats, le pillage, les massacres et les excès militaires de toute sorte et maintenir en bon état les instruments de la contre-révolution, c'est-à-dire pour les engraisser congrûment aux frais du peuple et de ses « droits fondamentaux », et leur faire reprendre des forces en vue de nouveaux exploits.

Dans des cas semblables ces Messieurs de Francfort possédaient chaque fois le pouvoir nécessaire; à titre de prêt il leur venait des rangs mêmes du « pouvoir fondamental » déjà cité - de nos gracieux souverains.

Aussi rien d'étonnant à ce que la mare aux grenouilles de Francfort, tout en proclamant ses « droits fondamentaux » doive, face aux oints du Seigneur, se taire et rester spectatrice impuissante, même quand les droits fondamentaux des seigneurs de « droit divin » sont dirigés directement contre elle.

Elle restera et sera bien obligée de rester une spectatrice silencieuse en ce moment où le Tamerlan autrichien [5] vient d'octroyer, par la grâce de Dieu et de Sophie, à ses chers « sujets », parmi lesquels un nombre considérable d'Allemands, treize droits fondamentaux, octroyant du même coup une nouvelle et rude gifle aux héros de Francfort. Et ce, de plein droit.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] La Séance inaugurale de la Diète autrichienne eut lieu le 22 juillet 1848, à Vienne. Sous la pression des menées révolutionnaires du 15 mai 1848, le gouvernement avait dû la déclarer Assemblée constituante. Les bourgeois libéraux et les propriétaires fonciers libéraux l'emportaient à la Diète. Ils s'efforcèrent d'étouffer la révolution par peur des actions révolutionnaires des masses. À la suite des événements révolutionnaires d'octobre à Vienne, la Diète décida, le 22 octobre, de se transférer à Kremsier, en Bohême. La Diète avait pour tâche de discuter et d'accepter une Constitution. Une Commission constitutionnelle de 30 membres fut élue, le 1er août 1848. Après des délibérations qui durèrent des mois, un projet de Constitution (Entwurf der Constitution-surkunde) fut établi le 4 mars 1849. Mais ce projet ne fut jamais discuté par la Diète, car le même jour, l'empereur d'Autriche et sa camarilla opérèrent un coup d'État et octroyèrent au pays une nouvelle Constitution antidémocratique (Reichsverfassung für das Kaiserthum Österreich) introduisant un système à deux Chambres. Le 7 mars 1849, la Diète fut dispersée par les troupes à Kremsier et la Constitution impériale du 4 mars 1849 entra en vigueur.

[2] Cf. n° 224 du 28 novembre 1848 : Le rapport de la Commission de Francfort sur les affaires autrichiennes.

[3] Il s'agit d'un groupe ethnique ukrainien des Carpathes qui faisait partie de l'Autriche-Hongrie au XIX° siècle. Après la première guerre mondiale il fut réparti entre la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie. À la fin de la seconde guerre mondiale il fut rattaché à la République socialiste soviétique d'Ukraine.

[4] Les droits fondamentaux du peuple allemand (Grundrechte des deutschen Volkes) furent établis par l'Assemblée nationale de Francfort. Ils furent intégrés à la Constitution de l'empire allemand (Verfassung des deutschen Reiches).

[5] Le Tamerlan autrichien : François-Joseph I°.


Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin