1852

« Dans la personne des accusés, le prolétariat révolutionnaire était désarmé en face des classes dominantes représentées dans le jury. Les accusés étaient donc condamnés, parce qu'ils paraissaient devant ce jury. »

Karl Marx

Révélations sur le procès des communistes de Cologne

II - L'archive Dietz

Le « manifeste du parti communiste », trouvé chez les accusés, imprimé avant la révolution de Février, que pendant des années on put se procurer en librairie, ne pouvait ni par sa forme ni par sa destination constituer le programme d'un « complot ». Les circulaires du Comité central que l'on avait saisies s'occupaient exclusivement de la position des communistes vis-à-vis du futur Gouvernement de la démocratie ; il ne s'agissait donc pas du Gouvernement de Frédéric-Guillaume IV. Les statuts étaient ceux d'une société de propagande secrète; mais le « Code pénal» n'édicte pas de pénalités contre les associations secrètes. La fin dernière de cette propagande visait bien, d'une façon avouée, au bouleversement de la société ; mais l'Etat prussien a déjà disparu une fois ; il peut disparaître dix fois, disparaître même définitivement, sans que la société existante en perde un cheveu. Les communistes peuvent contribuer à accélérer le procès de dissolution de la société bourgeoise et cependant laisser à la société bourgeoise le soin de dissoudre l'Etat prussien. Celui qui se poserait, comme but immédiat, le renversement de l'Etat prussien et qui indiquerait comme moyen d'y arriver le bouleversement de la société, ressemblerait à cet ingénieur dément qui voulait faire éclater la terre pour débarrasser le chemin d'un tas de fumier.

Mais si le but dernier de la Ligue est le renversement de la société, son moyen est nécessairement la révolution politique et ce moyen implique le renversement de l'Etat prussien, comme un tremblement de terre implique le renversement du poulailler. — Mais les accusés partaient de l'idée impertinente que le Gouvernement prussien actuel tomberait bien sans eux. Ils n'avaient fondé aucune ligue tendant au renversement du Gouvernement prussien actuel et ne s'étaient rendus coupable d'aucun « complot de haute trahison ».

A-t-on jamais accusé les premiers chrétiens de vouloir renverser le premier préfet romain venu ? En Prusse, les philosophes d'Etat, de Leibnitz à Hegel, ont travaillé à la déposition de Dieu, et si je dépose Dieu, je dépose également le roi par la grâce de Dieu. Mais les a-t-on poursuivis pour attentat contre la maison de Hohenzollern ?

On pouvait donc tourner et retourner l 'affaire comme on voulait, le corpus delicti que l'on avait inventé disparaissait comme une ombre à la lumière de la publicité. La Chambre des mises en accusation s'était plainte qu'il n'y eût aucun fait matériel et le parti Marx fut assez méchant, pendant l'année et demie que dura l'instruction, pour ne pas fournir un iota au corps du délit.

Il fallait remédier à cette mauvaise situation. Le parti Willich-Schapper uni à la police y contribua. Voyons comment M. Stieber, le père de ce parti, l'a fait intervenir dans le procès de Cologne (Cf. la réponse du témoin Stieber dans la séance du 18 octobre 1852).

Au printemps de 1851, alors que Stieber se trouvait à Londres, en apparence pour protéger les visiteurs de l'Exposition industrielle, la présidence de la police de Berlin lui envoya la copie des papiers trouvés chez Nothjung : « Je fus particulièrement invité, déclare Stieber sous serment, à diriger mon attention sur les archives de la conspiration qui, d'après les papiers trouvés chez Nothjung, devaient se trouver à Londres chez un certain Oswald Dietz et contenir toute la correspondance des membres de la Ligue. »

Les archives de la conspiration ? Toute la correspondance des membres de la Ligue ? Mais Dietz était le secrétaire du Comité central Willich-Schapper. S'il se trouvait donc chez lui les archives d'une conspiration, c'étaient celles d'une conspiration Willich-Schapper. S'il se trouvait chez Dietz la correspondance d'une ligue, ce ne pouvait être que la correspondance de la Ligue séparatiste, adversaire des accusés de Cologne. De l'examen des documents trouvés chez Nothjung, il s'ensuit encore bien davantage qu'il ne s'y trouvait rien qui indiquât Oswald Dietz comme archiviste. Comment Nothjung pouvait-il savoir, à Leipzig, ce qu'ignorait le « parti Marx », à Berlin.

Stieber ne pouvait dire immédiatement : Faites attention. Messieurs les jurés ! J'ai fait des découvertes inouïes à Londres. Malheureusement elles se rapportent à une conspiration avec laquelle les accusés de Cologne n'ont rien à voir et sur lesquels les jurés de Cologne n'ont pas à se prononcer, mais qui a fourni le prétexte de garder en cellule les inculpés pendant un an et demi. Stieber ne pouvait parler ainsi. L'intervention de Nothjung était indispensable pour établir un semblant de lien entre les découvertes faites, les documents dérobés à Londres, et le procès de Cologne.

Stieber jure qu'un homme s'est offert d'acheter argent comptant les archives à Dietz. La chose est plus simple : Un certain Reuter, mouchard prussien qui n'avait jamais appartenu a un groupe communiste, habitait dans la même maison que Dietz, força son bureau pendant qu'il n'était pas là et vola ses papiers. On peut croire que M. Stieber a payé le voleur ; mais il eût été difficile d'épargner à Stieber un voyage au pays de Van Diemen1, si cette manœuvre avait été connue quand il était encore à Londres.

Le 5 août 1851, Stieber reçut à Berlin les « archives Dietz », « un fort paquet enveloppé de linge » venant de Londres : c'était un amas de documents, de « soixante pièces isolées ». Stieber le jure ; il jure même que ce paquet, qu'il reçut le cinq août 1851, contenait, entre autres choses, des lettres du cercle directeur de Berlin, datées du 20 août 1851 ; il répondrait à bon droit qu'un conseiller du roi de Prusse a autant de droit que l'évangéliste Mathieu à faire des miracles chronologiques.

En passant. Le bordereau des documents volés au parti Willich-Schapper et leur date prouve que ce parti, bien que prévenu par l'effraction commise chez Reuter, n'en continua pas moins à trouver constamment le moyen de se laisser voler et de fournir des documents à la police prussienne.

Quand Stieber se trouva en possession du trésor enveloppé de forte toile, il se trouva infiniment satisfait. « Toute la trame, jure-t-il, se trouvait clairement dévoilée à mes yeux. » Et que cachait le trésor qui pût se rapporter au « parti Marx » et aux accusés de Cologue ? D'après la propre réponse de Stieber : rien, absolument rien qu' « une déclaration originale de plusieurs membres du Comité central, qui forment évidemment le noyau du « parti Marx », d. d. Londres, 17 septembre 1850, concernant leur départ de la société communiste, à la suite de la rupture du 15 septembre 1850 que l'on connaît. » C'est ce que dit Stieber lui-même ; mais, même dans cette réponse inoffensive, il ne peut se résoudre à dire tout simplement la chose. Il est obligé de l'élever à un degré supérieur pour lui donner son importance policière. Ce document original ne contient en effet qu'une déclaration en trois lignes des membres de la majorité de l'ancien comité central et de leurs amis, expliquant qu'ils sortent du groupe ouvrier public de Great Windmill Street, mais non d'une société communiste.

Stieber aurait pu économiser à ses correspondants la dépense de la toile et à ses subordonnés les frais de port. Il n'avait qu'à feuilleter différents journaux allemands de septembre 1850, et il aurait trouvé imprimé, en noir sur blanc, une déclaration du « noyau du parti Marx », qui déclare se retirer du Comité des réfugiés ainsi que du groupe ouvrier de Great Windmill Street.

Le dernier résultat des recherches de Stieber fut donc la découverte inouïe que le « noyau du parti Marx » s'était, le 17 septembre 1850, retiré du groupe public de Great Windmill Street. « Toute la trame du complot de Cologne se trouvait donc clairement dévoilée à ses yeux. » Mais le public n'avait pas confiance dans ceux-ci.

Note

1 C'est à dire la Tasmanie, lieu d'installation d'importants bagnes. (note de la MIA)

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