1852

« Dans la personne des accusés, le prolétariat révolutionnaire était désarmé en face des classes dominantes représentées dans le jury. Les accusés étaient donc condamnés, parce qu'ils paraissaient devant ce jury. »

Karl Marx

Révélations sur le procès des communistes de Cologne

VII - Le jugement

A mesure que les mystères policiers devenaient moins obscurs, l'opinion publique se déclarait de plus en plus en faveur des accusés. Quand l'imposture, tentée avec l'original des procès-verbaux, se découvrit, on attendit de toutes parts un acquittement. La Kölnische Zeitung dut, pour une fois, s'incliner devant l'opinion publique et se tourner contre le Gouvernement. De petites notes, favorables aux accusés et pleines de suspicion à l'égard de Stieber, s'égarèrent dans ses colonnes, jadis uniquement ouvertes aux insinuations de la police. Le Gouvernement prussien lui-même abandonnait la partie. Ses correspondants du Times et du Morning Chronicle se mirent subitement à préparer l'opinion publique de l'Etranger à un échec. Quelque corruptrices, quelque détestables qu'aient été les doctrines professées par les accusés, quelqu'abominables qu'aient été les documents trouvés chez eux, les preuves réelles d'un complot n'en manquaient pas moins, une condamnalion était donc à peine vraisemblable. C'est avec cette résignation qu'écrivait le correspondant berlinois du Times, écho servile des appréhensions qui frappaient les sphères les plus élevées sur les bords de la Spree. La jubilation de cette cour byzantine et de ses eunuques n'en fut que plus vive, quand le télégraphe électrique lança de Cologne à Berlin le « coupable » des jurés.

Avec les révélations sur les procès-verbaux originaux, le procès était entré dans un nouveau stade. Les jurés n'étaient plus libres d'affirmer la culpabilité ou l'innocence des accusés ; il leur fallait déclarer coupables ou bien les accusés, ou bien le Gouvernement. Absoudre les accusés, c'était condamner le Gouvernement.

Dans sa réplique aux plaidoiries des avocats, le procureur Saedt abandonna les procès-verbaux originaux. Il ne voulait pas faire usage d'un document souillé d'une telle tache, lui-même le tenait pour « non authentique » ; c'était une « mauvaise » action ; il avait fait perdre beaucoup de temps ; il n'apportait rien à l'affaire ; Stieber s'était laissé mystifier dans un accès de zèle louable., etc.

Mais le parquet lui-même avait, dans l'accusation, prétendu que le cahier original contenait « beaucoup de vrai ». Bien loin d'en contester l'authenticité, il avait simplement regretté de ne pouvoir en fournir de preuves. L'authenticité du cahier original, attestée par Stieber, une fois mise en péril, l'authenticité de la déposition de Cherval faite à Paris, attestée par Stieber et sur laquelle Saedt revient encore une fois dans sa réplique, tous les faits qui avaient employé l'activité de toutes les autorités prussiennes pendant un an et demi tombaient. L'audience des assises, annoncée pour le 28 juillet, avait été remise à trois mois. Pourquoi ? Par suite de la maladie du directeur de police Schulz. Et qu'était ce Schulz ? C'était le premier inventeur des procès-verbaux originaux. Remontons plus haut. En janvier et en février, on avait perquisitionné chez Mme Daniels. Pour quelle raison ? En se fondant sur les premières pages du cahier que Fleury avait envoyé à Schulz et que Schulz fit parvenir à la direction de la police de Cologne, celle-ci au juge d'instruction, ce qui conduisit ce dernier à la maison de Mme Daniels.

Malgré le complot Cherval, la Chambre des mises en accusation n'avait pas encore, en 1851, trouvé le fait qui lui manquait ; elle avait ordonné, sur l'ordre du ministère, une nouvelle instruction. Qui conduisit cette instruction ? Le directeur de la police, Schulz. Schulz devait donc trouver quelque chose. Et que trouva Schulz ? Le cahier de procès-verbal.

Tous les nouveaux matériaux qu'il fournit se limitèrent aux mauvaises feuilles du cahier que Stieber fit compléter et relier entre elles. Douze mois de cellule pour les accusés, afin de laisser au cahier original le temps de naître et de croître.

Bagatelles ! s'écrie Saedt. et il trouve une preuve de culpabilité dans le fait que défenseurs et accusés n'employèrent que huit jours pour vider une écurie d'Augias qui avait coûté, pour être remplie, un an et demi d'efforts à toutes les autorités de la Prusse et un an et demi de prison aux accusés. Le cahier original n'était pas un incident. C'était le nœud où venaient se réunir tous les fils de l'activité gouvernementale, ambassade et police, ministère et magistrature, parquet et direction des postes. Londres, Berlin et Pologne. Le cahier original fut important en ce qu'il fut inventé pour qu'il y eût une affaire. Courriers, dépêches, saisies de lettres, faux témoignages, tout fut employé pour soutenir le cahier original ; on usa du faux pour le créer, on tenta de corrompre pour le justifier. Le mystère du cahier original une fois dévoilé, le mystère du procès monstre l'était également.

A l'origine, l'intervention miraculeuse de la police avait été nécessaire pour dissimuler le caractère purement tendancieux du procès. « Les découvertes que l'on a faites, dit Saedt en ouvrant les débats, vous prouveront, messieurs les jurés, que ce procès n'est pas un procès de tendance. » Maintenant il relève le caractère tendancieux pour faire oublier les découvertes policières. Après un an et demi d'instruction préliminaire, les jurés avaient besoin d'un fait réel pour se justifier devant l'opinion publique. Après cinq semaines de comédie policière, il leur fallait quelque chose de « purement tendancieux », pour se sauver de la boue réelle. Saedt ne se borne pas aux matériaux dont la Chambre des mises en accusation avait déclaré qu'ils ne fournissaient pas d'acte réel. Il va plus loin. Il cherche à démontrer que la loi qui frappe le complot n'exige pas d'acte réel. mais est une pure loi de tendance, et que, par suite, la catégorie de complot n'est qu'un prétexte de brûler des hérétiques politiques sous le couvert du droit. Dans sa tentative il se promettait un grand succès de la mise à contribution du nouveau Code prussien promulgué après l'arrestation des accusés. Sous le prétexte que ce Code contenait des dispositions plus douces, le tribunal servile pouvait en faire un emploi rétroactif.

Mais si le procès était un pur procès de tendance, pourquoi une prévention de un an et demi ? Par tendance.

S'il s'agit uniquement de tendance, irons-nous discuter en principe de la tendance avec un Saedt-Stieber-Seckendorf, un Göbel, le Gouvernement prussien, les trois cents citoyens les plus imposés du district de Cologne, le chambellan royal de Münch-Bellinghausen et le baron de Fürstenberg ? Pas si bête.

Saedt avoue (audience du 8 novembre) « que la tâche lui fut dévolue, il y a quelques mois, par Monsieur le procureur général, de représenter avec lui le ministère public dans cette affaire et qu'il commença à dépouiller les pièces du procès ; il eut tout d'abord l'idée de voir d'un peu plus près ce qu'était le communisme et le socialisme. Il se croyait d'autant plus obligé de communiquer aux jurés le résultat de ses investigations qu'il se croyait autorisé à supposer que peut-être beaucoup parmi les jurés s'étaient, comme lui, encore peu occupé de ces questions. »

Saedt acheta donc le célèbre manuel de Stein.

« Ce qu'il a appris aujourd'hui, il veut déjà l'enseigner demain. »

Mais le ministère public jouait de malheur. Il cherchait l'affaire Marx et trouvait l'affaire Cherval. Il cherche le communisme que les accusés répandent, et trouve le communisme qu'ils combattent. Dans le manuel de Stein on trouve, à la vérité, beaucoup d'espèces de communisme, sauf celle que cherche Saedt.

Stein n'a pas encore noté le communisme allemand, le communisme critique. A la vérité entre les mains de Saedt se trouve le manifeste du parti communiste que les accusés reconnaissent comme le manifeste de leur parti. Dans ce manifeste se trouve un chapitre qui contient la critique de toute la littérature communiste et socialiste antérieure, c'est-à-dire de tout ce qui est enregistré par Stein. Ce chapitre montre la différence entre la tendance communiste incriminée et toutes les autres tendances du communisme, il contient donc le contenu spécifique et la tendance spécifique de la doctrine contre laquelle Saedt requiert. Aucun Stein ne pouvait épargner cette pierre1 d'achoppement.

Il fallait comprendre ici, ne fut-ce que pouvoir poursuivre. Comment s'en tire donc Saedt, abandonné ainsi à lui-même par Stein ? Il prétend :

Ce manifeste se compose de trois parties. La première contient un développement historique de la situation sociale des différents citoyens (!) du point de vue du communisme (very fine2)... La seconde partie explique la position des communistes vis-à-vis des prolétaires... Enfin, dans la dernière partie, on traite de la situation des communistes dans les différents pays !...
(Audience du 6 novembre)

Le manifeste se compose, à la vérité, de quatre parties et non de trois ; mais ce que j'ignore ne me fait pas mal. Saedt prétend donc qu'il se compose de trois parties au lieu de quatre. La partie qui n'existe pas pour lui est précisément cette malheureuse partie qui contient la critique du communisme exposé par Stein, qui contient donc la tendance spécifique du communisme incriminé. Pauvre Saedt ! Il lui manquait le fait, maintenant il lui manque la tendance.

Mais, cher ami, toute théorie est ainsi. « Ce qu'on appelle la question sociale », remarque Saedt, « de même que sa solution ont préoccupé, dans ces derniers temps, des gens ayant la vocation et d'autres qui ne l'avaient pas. » Saedt appartient sans doute aux appelés, parce que le procureur général de Seckendorf l'a officiellement « appelé », il y a trois mois, à étudier le socialisme et le communisme. Les Saedt de tous les temps et de tous les lieux se sont toujours accordés à déclarer que Galilée n'avait pas qualité pour 3étudier le mouvement céleste, mais que l'inquisiteur qui le persécutait était qualifié pour le faire. E pur si muove.

Dans la personne des accusés, le prolétariat révolutionnaire était désarmé en face des classes dominantes représentées dans le jury. Les accusés étaient donc condamnés, parce qu'ils paraissaient devant ce jury. Ce qui aurait pu toucher quelque moment la conscience bourgeoise des jurés, c'était l'intrigue gouvernementale dévoilée, la corruption du Gouvernement prussien qui s'était étalée sous leurs yeux. Mais, se disaient-ils, si le Gouvernement prussien risque à employer contre les accusés des moyens aussi infâmes et aussi téméraires, s'il met en jeu son honneur aux yeux de l'Europe, les accusés, que leur parti soit aussi petit qu'on voudra, doivent être doublement dangereux, et, en tous cas, leur doctrine doit constituer une puissance. Le Gouvernement a violé toutes les lois du Code criminel pour nous protéger contre des crimes monstrueux. Faisons violence un petit peu à notre « point d'honneur »4 pour sauver l'honneur du Gouvernement toujours reconnaissant : condamnons.

La noblesse et la bourgeoisie rhénanes, en déclarant les accusés coupables, parlaient comme la bourgeoisie française après le 2 décembre5 : « Seul le vol peut sauver la propriété, le parjure — la religion, la bâtardise — la famille, le désordre — l'ordre! »

L'Etat tout entier s'est prostitué en France. Et cependant aucune institution ne s'est aussi complètement prostituée que les tribunaux et les jurys français. Dépassons les jurés et les juges français crièrent le jury et le tribunal de Cologne. Dans le procès Cherval, immédiatement après le coup d'Etat, le jury parisien avait acquitté Nette, contre lequel il y avait plus de charges que contre quiconque des accusés. Dépassons le jury du 2 décembre, condamnons après coup Nette dans la personne de Roser, Bürgers, etc.

La confiance dans le jury, qui régnait encore dans les provinces Rhénanes, fut ruinée à jamais. On comprit que le jury est un tribunal de caste des classes privilégiées, établi pour combler les lacunes de la loi par la large conscience de la bourgeoisie.

Iéna6 !... C'est le dernier mot d'un Gouvernement qui emploie de semblables moyens pour subsister et pour une société qui a besoin d'un pareil Gouvernement pour se protéger. C'est le dernier mot du procès des communistes de Cologne... Iéna !

Note

1 En allemand « Stein » (note du traducteur).

2 Très bien (note de la MIA).

3 « Et pourtant elle se déplace », paroles attribuées à Galilée après sa condamnation.

4 Saedt n'était pas seulement « appelé ». Il a été aussi « nommé », en récompense de ses mérites durant ce procès, procureur général de la Rhénanie, et a touché en tant que tel une pension, et est mort heureux, béni des saints sacrements. (Note d'Engels, 1885)

5 2 décembre 1851, coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte.

6 La défaite que subit la Prusse le 14 octobre 1806 à Iéna et qui a entraîné la capitulation de la Prusse devant la France napoléonienne a révélé le caractère pourri de l'ordre social et politique de la monarchie féodale des Hohenzollern. (Note des Marx-Engels Werke)

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