1867

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Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

IVe section : la production de la plus-value relative

Chapitre XV : Machinisme et grande industrie


VII. - Répulsion et attraction des ouvriers par la fabrique. Crises de l’industrie cotonnière.

Tous les représentants sérieux de l'économie politique conviennent que l'introduction des machines est une calamité pour les ouvriers manufacturiers et les artisans avec lesquels elles entrent en concurrence; presque tous déplorent l'esclavage des ouvriers de fabrique.

Et pourtant, quel est leur grand argument ? C'est que les désastres qui accompagnent la période d'inauguration et de développement une fois consommés, les machines augmentent en dernier lieu le nombre des esclaves du travail, au lieu de le diminuer ! Oui, le nectar dont l'économie politique s'enivre est ce théorème philanthropique :

Qu'après une période de transition et d'accroissement plus ou moins rapide, le régime de fabrique courbe sous son joug de fer plus de travailleurs qu'à son début il n'en avait affamés par le chômage forcé.

M. Ganilh fait exception. D'après lui, les machines ont pour résultat définitif de réduire le nombre des salariés, aux frais desquels va dès lors augmenter le nombre des « gens honnêtes », développant à leur aise cette « perfectibilité perfectible » raillée avec tant de verve par Fourier. Si peu initié qu'il soit dans les mystères de la production capitaliste, M. Ganilh sent néanmoins le machinisme serait une chose des plus fatales si, tout en écrasant par son introduction des ouvriers occupés, il multipliait les esclaves du travail par son développement. Du reste, le crétinisme de son point de vue ne peut être exprimé que par es propres paroles.

« Les classes condamnées à produire et à consommer diminuent, et les classes qui dirigent le travail, qui soulagent, consolent et éclairent toute la population, se multiplient... et s'approprient tous les bienfaits qui résultent de la diminution des frais du travail, de l'abondance des productions et du bon marché des consom­mations. Dans cette direction, l'espèce humaine s'élève aux plus hautes conceptions du génie, pénètre dans les profondeurs mys­térieuses de la religion, établit les principes salutaires de la morale (qui consiste à s'approprier tous les bienfaits, etc.), les lois salutaires de la liberté (sans doute pour les classes condamnées à produire) et du pouvoir, de l'obéissance et de la justice, du devoir et de l'humanité [1]. »

Nous avons déjà démontré, par l'exemple des fabriques anglaises de worsted, de soie, etc., qu'à un certain degré de développement un progrès extraordinaire dans la production peut être accompagné d'une diminution non seulement relative mais absolue du nombre des ouvriers employés.

D'après un recensement spécial de toutes les fabriques du Royaume-Uni, fait en 1860 sur l'ordre du Parlement, la circonscription échue à l'inspecteur R. Baker, celle des districts de Lancashire, Cheshire et Yorkshire, comptait six cent cinquante-deux fabriques. Sur ce nombre, cinq cent soixante-dix fabriques contenaient quatre-vingt-cinq mille six cent vingt-deux métiers à vapeur et six millions huit cent dix-neuf mille cent quarante-six broches (non compris les broches à tordre); les engins à vapeur représentaient une force de vingt-sept mille quatre cent trente-neuf chevaux, les roues hydrauliques une force de mille trois cent quatre-vingt-dix, et le personnel comprenait quatre-vingt-quatorze mille cent dix-neuf ouvriers. En 1865, au contraire, ces mêmes fabriques contenant quatre-vingt-quinze mille cent soixante-trois métiers, sept millions vingt-cinq mille trente et une broches et trente mille trois cent soixante-dix forces-cheval, dont vingt-huit mille sept cent vingt-cinq pour les engins à vapeur et mille quatre cent quarante-cinq pour les roues hydrauliques, n'occupaient que quatre-vingt-huit mille neuf cent treize ouvriers.

De 1860 à 1865, il y avait donc une augmentation de onze pour cent en métiers à vapeur, de trois pour cent en broches, de cinq pour cent en force de vapeur, en même temps que le nombre des ouvriers avait diminué de cinq pour cent [2].

De 1852 à 1862, l'industrie lainière s'accrut considérablement en Angleterre, tandis que le nombre des ouvriers qu'elle occupait resta presque stationnaire.

« Ceci fait voir dans quelle large mesure les machines nouvellement introduites avaient déplacé le travail des périodes précédentes [3]. »

Dans certains cas, le surcroît des ouvriers employés n'est qu'apparent, c'est-à-dire qu'il provient, non pas de l'extension des fabriques déjà établies, mais de l'annexion graduelle de branches non encore soumises au régime mécanique.

« Pendant la période de 1838-58, l'augmentation des métiers à tisser mécaniques et du nombre des ouvriers occupés par eux n'était due qu'au progrès des fabriques anglaises de coton; dans d'autres fabriques, au contraire, elle provenait de l'application récente de la vapeur aux métiers à tisser la toile, les rubans, les tapis, etc., mus auparavant par la force musculaire de l'homme [4]. »

Dans ces derniers cas, l'augmentation des ouvriers de fabrique n'exprima donc qu'une diminution du nombre total des ouvriers occupés. Enfin, il n'est ici nullement fait mention que partout, sauf dans l'industrie métallurgique, le personnel de fabrique est composé, pour la plus grande partie, d'adolescents, d'enfants et de femmes.

Quelle que soit d'ailleurs la masse des travailleurs que les machines déplacent violemment ou remplacent virtuellement, en comprend cependant qu'avec l'établissement progressif de nouvelles fabriques et l'agrandissement continu des anciennes, le nombre des ouvriers de fabrique puisse finalement dans telle ou telle branche d'industrie, dépasser celui des ouvriers manufacturiers ou des artisans qu'ils ont supplantés.

Mettons qu'avec l'ancien mode de production on emploie hebdomadairement un capital de cinq cents livres sterling, dont deux cinquièmes ou deux cents livres sterling forment la partie constante, avancée en matières premières, instruments, etc., et trois cinquièmes ou trois cents livres sterling, la partie variable, avancée en salaires, soit une livre sterling par ouvrier. Dès que le système mécanique est introduit, la composition de ce capital change : sur quatre cinquièmes ou quatre cents livres sterling de capital constant, par exemple, il ne contient plus que cent livres sterling de capital variable, convertible en force de travail. Deux tiers des ouvriers jusque-là occupés sont donc congédiés. Si la nouvelle fabrique fait de bonnes affaires, s'étend et parvient à élever son capital de cinq cents à mille cinq cents livres sterling, et que les autres conditions de la production restent les mêmes, elle occupera alors autant d'ouvriers qu'avant la révolution industrielle, c'est-à-dire trois cents. Le capital employé s'élève-t-il encore jusqu'à deux mille livres sterling, c'est quatre cents ouvriers qui se trouvent dès lors occupés, un tiers de plus qu'avec l'ancien mode d'exploitation. Le nombre des ouvriers s'est ainsi accru de cent; mais relativement, c'est-à-dire proportionnellement au capital avancé, il s'est abaissé de huit cents, car, avec l'ancien mode de production, le capital de deux mille livres sterling aurait enrôlé mille deux cents ouvriers au lieu de quatre cents. Une diminution relative des ouvriers employés est donc compatible avec leur augmentation absolue, et dans le système mécanique, leur nombre ne croit jamais absolument sans diminuer relativement à la grandeur du capital employé et à la masse des marchandises produites.

Nous venons de supposer que l'accroissement du capital total n'amène pas de changement dans sa composition, parce qu'il ne modifie pas les conditions de la production. Mais on sait déjà qu'avec chaque progrès du machinisme, la partie constante du capital, avancée en machines, matières premières, etc., s'accroît, tandis que la partie variable dépensée en force de travail diminue; et l'on sait en même temps que dans aucun autre mode de production les perfectionnements ne sont si continuels, et par conséquent, la composition du capital si sujette à changer. Ces changements sont cependant toujours plus ou moins interrompus par des points d'arrêt et par une extension purement quantitative sur la base technique donnée, et c'est ce qui fait augmenter le nombre des ouvriers occupés. C'est ainsi que, dans les fabriques de coton, de laine, de worsted, de lin et de soie du Royaume-Uni, le nombre total des ouvriers employés n'atteignait en 1835 que le chiffre de trois cent cinquante-quatre mille six cent quatre vingt-quatre, tandis qu'en 1861, le nombre seul des tisseurs à la mécanique (des deux sexes et de tout âge à partir de huit ans) s'élevait à deux cent trente mille six cent cinquante-quatre. Cet accroissement, il est vrai, était acheté en Angleterre par la suppression de huit cent mille tisserands à la main, pour ne pas parler des déplacés de l'Asie et du continent européen [5].

Tant que l'exploitation mécanique s'étend dans une branche d'industrie aux dépens du métier ou de la manufacture, ses succès sont aussi certains que le seraient ceux d'une armée pourvue de fusils à aiguille contre une armée d'arbalétriers. Cette première période pendant laquelle la machine doit conquérir son champ d'action est d'une importance décisive, à cause des profits extraordinaires qu'elle aide à produire. Ils ne constituent pas seulement par eux-mêmes un fonds d'accumulation accélérée; ils attirent, en outre, une grande partie du capital social additionnel, partout en voie de formation, et à la recherche de nouveaux placements dans les sphères de production privilégiées. Les avantages particuliers de la première période d'activité fiévreuse se renouvellent partout où les machines viennent d'être introduites. Mais dès que la fabrique a acquis une certaine assiette et un certain degré de maturité; dès que sa base technique, c'est-à-dire la machine, est reproduite au moyen de machines; dès que le mode d'extraction du charbon et du fer, ainsi que la manipulation des métaux et les voies de transport, ont été révolutionnés; en un mot, dès que les conditions générales de production sont adaptées aux exigences de la grande industrie, dès lors ce genre d'exploitation acquiert une élasticité et une faculté de s'étendre soudainement et par bonds qui ne rencontrent d'autres limites que celles de la matière première et du débouché.

D'une part, les machines effectuent directement l'augmentation de matières premières, comme, par exemple, le cotton-gin a augmenté la production du coton [6], d'autre part, le bas prix des produits de fabrique et le perfectionnement des voies de communication et de transport fournissent des armes pour la conquête des marchés étrangers. En ruinant par la concurrence leur main-d'oeuvre indigène, l'industrie mécanique les transforme forcément en champs de production des matières premières dont elle a besoin. C'est ainsi que l'Inde a été contrainte de produire du coton, de la laine, du chanvre, de l'indigo, etc., pour la Grande-Bretagne [7].

En rendant surnuméraire là où elle réside une partie de la classe productive, la grande industrie nécessite l'émigration, et par conséquent, la colonisation de contrées étrangères qui se transforment en greniers de matières premières pour la mèrepatrie; c'est ainsi que l'Australie est devenue un immense magasin de laine pour l'Angleterre [8].

Une nouvelle division internationale du travail, imposée par les sièges principaux de la grande industrie, convertit de cette façon une partie du globe en champ de production agricole pour l'autre partie, qui devient par excellence le champ de production industriel [9].

Cette révolution va de pair avec des bouleversements dans l'agriculture, sur lesquels nous ne nous arrêterons pas en ce moment [10].

L'expansibilité immense et intermittente du système de fabrique jointe à sa dépendance du marché universel, enfante nécessairement une production fiévreuse suivie d'un encombrement des marchés dont la contraction amène la paralysie. La vie de l'industrie se transforme ainsi en série de périodes d'activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de stagnation. L'incertitude et l'instabilité auxquelles l'exploitation mécanique soumet le travail finissent par se consolider et par devenir l'état normal de l'ouvrier, grâce à ces variations périodiques du cycle industriel. A part les époques de prospérité, la lutte la plus acharnée s'engage entre les capitalistes pour leur place au marché et leurs profits personnels, qui sont en raison directe du bas prix de leurs produits. C'est donc à qui emploiera les machines les plus perfectionnées pour supplanter l'ouvrier, et les méthodes de production les plus savantes. Mais cela même ne suffit pas, et il arrive toujours un moment où ils s'efforcent d'abaisser le prix des marchandises en déprimant le salaire au-dessous de la valeur de la force de travail [11].

L'accroissement dans le nombre des ouvriers de la fabrique a pour condition un accroissement proportionnellement beaucoup plus rapide du capital qui s'y trouve engagé. Mais ce mouvement ne s'accomplit que dans les périodes de flux et de reflux du cycle industriel. Il est, en outre, toujours interrompu par le progrès technique qui tantôt remplace des ouvriers virtuellement, et tantôt les supprime actuellement. Ce changement qualitatif dans l'industrie mécanique, éloigne sans cesse des ouvriers de la fabrique ou en ferme la porte aux nouvelles recrues qui se pré­sentent, tandis que l'extension quantitative des fabriques englou­tit, avec les ouvriers  jetés dehors, les nouveaux contingents. Les ouvriers sont ainsi alternativement attirés et repoussés, ballottés de côté et d'autre, et ce mouvement de répulsion et d'attraction est accompagné de changements continuels dans l'âge, le sexe et l'habileté des enrôlés.

Pour apprécier les vicissitudes de l'ouvrier de fabrique, rien ne vaut comme un coup d’œil rapide jeté sur les vicissitudes de l'industrie cotonnière anglaise.

De 1770 à 1815 l'industrie cotonnière subit cinq années de malaise ou de stagnation. Pendant cette première période de quarante-cinq ans, les fabricants anglais possédaient le monopole des machines et du marché universel. De 1815 à 1821, malaise; 1822 à 1823, prospérité; 1824, les lois de coalition sont abolies; les fabriques prennent de tous côtés une grande extension; 1825, crise; 1826, grande misère et révoltes parmi les ouvriers; 1827, légère amélioration; 1828, grand accroissement dans le nombre des métiers à vapeur et dans l'exportation; 1829, l'exportation, pour l'Inde particulièrement, dépasse celle de toutes les années précédentes; 1830, encombrement des marchés, grande détresse; de 1831 à 1833, malaise persistant; le commerce de l’Asie orientale (Inde et Chine) est arraché au monopole de la Compagnie des Indes; 1834, grand accroissement des fabriques et des machines, manque de bras; la nouvelle loi des pauvres active la migration des ouvriers agricoles dans les districts manufacturiers; rafle d'enfants dans les comtés ruraux, commerce d'esclaves blancs; 1835, grande prospérité, mais en même temps les tisseurs à la main meurent de faim; 1836, point culminant; 1837 et 1838, décadence, malaise, crise; 1839, reprise; 1840, grande dépression, révoltes, intervention de la force armée; 1841 et 1842, souffrances terribles des ouvriers de fabrique; 1842, les fabricants de Manchester chassent les ouvriers des fabriques pour obtenir le rappel des lois sur les céréales. Les ouvriers refoulés par les soldats se jettent par milliers dans le Yorkshire, et leurs chefs comparaissent devant le tribunal de Lancaster; 1843, grande misère; 11844, amélioration; 1845, grande prospérité; 1846, le mouvement ascendant continue d'abord, symptômes de réaction à la fin; abrogation des lois sur les céréales; 1847, crise; réduction générale des salaires de dix pour cent et davantage pour fêter le « big loaf ». (Le pain d'une grosseur immense que messieurs les libre-échangistes avaient promis pendant leur agitation contre les lois céréales.) 1848, gêne persistante; Manchester protégé par les soldats; 1849, reprise; 1850, prospérité; 1851, baisse de prix des marchandises, salaires réduits, grèves fréquentes; 1852, commencement d'amélioration, les grèves continuent, les fabricants menacent de faire venir des ouvriers étrangers; 1853, exportation croissante; grève de huit mois et grande misère à Preston; 1854, prospérité; 1855, encombrement des marchés; des banqueroutes nombreuses sont annoncées des Etats-Unis, du Canada et de l'Asie orientale; 1856, grande prospérité; 1857, crise; 1858, amélioration; 1859, grande prospérité, augmentation du nombre des fabriques; 1860, zénith de l'industrie cotonnière anglaise : les marchés de l'Inde, de l'Australie et d'autres contrées sont tellement encombrés que c'est à peine si, en 1863, ils ont absorbé toute cette pacotille; traité de commerce anglo-français, énorme développement des fabriques et du machinisme; 1861, prospérité momentanée; réaction; guerre civile américaine, crise cotonnière; de 1862 à 1863, écroulement complet.

L'histoire de la disette de coton (coton famine) est trop caractéristique pour que nous ne nous y arrêtions pas un instant. La statistique des marchés de 1860 à 1861 montre que la crise cotonnière arriva fort à propos pour les fabricants et leur fut très avantageuse. Le fait a été reconnu dans les rapports de la Chambre de commerce de Manchester, proclamé dans le Parlement par Lord Palmerston et Lord Derby, confirmé enfin par les événements [12]. En 1861, parmi les deux mille huit cent quatre-vingt-sept fabriques de coton du Royaume-Uni, il y en avait assurément beaucoup de petites. D'après le rapport de l'inspecteur A. Redgrave, dont la circonscription administrative comprenait deux mille cent neuf fabriques, trois cent quatre-vingt-douze ou dix-neuf pour cent de celles-ci employaient une force de moins de dix chevaux-vapeur, trois cent quarante-cinq ou seize pour cent une force entre dix et vingt chevaux, et mille trois cent soixante-douze au contraire une force de vingt chevaux et davantage [13]. La plus grande partie des petites fabriques avait été établie pendant la période de prospérité depuis 1858, en général par des spéculateurs dont l'un fournissait les filés, l'autre les machines, un troisième les bâtiments, et elles étaient dirigées par d'anciens contremaîtres ou par d'autres gens sans moyens. Presque tous ces petits patrons furent ruinés. Bien qu'ils formassent un tiers du nombre des fabricants, leurs ateliers n'absorbaient qu'une part comparativement très faible du capital engagé dans l'industrie cotonnière.

En ce qui regarde l'étendue de la crise, il est établi, par des évaluations authentiques, qu'en octobre 1862, soixante pour cent des broches, et cinquante-huit pour cent des métiers ne marchaient plus. Ceci n'a trait qu'à l'ensemble de cette branche d'industrie, et se trouvait naturellement modifié dans les districts pris isolément. Un petit nombre de fabriques seulement travaillaient le temps entier, soixante heures par semaine; le reste ne fonctionnait que de temps à autre.

Même les quelques ouvriers qui travaillaient tout le temps et pour le salaire aux pièces ordinaire, voyaient leur revenu hebdomadaire se réduire infailliblement par suite du remplacement d'une qualité supérieure de coton par une qualité inférieure, du Sea Island par celui d'Égypte, de ce dernier et de celui d'Amérique par le Surate, et du coton pur par un mélange de Surate et de déchet. La fibre plus courte du Surate, sa nature crasseuse, la plus grande fragilité de ses filés, l'emploi de toute espèce d'ingrédients excessivement lourds à la place de la farine pour l'encollage du fil de la chaîne, etc., diminuaient la rapidité de la machine ou le nombre des métiers qu'un tisseur pouvait surveiller, augmentaient le travail en raison des difficultés mécaniques et réduisaient le salaire en même temps que la masse des produits. La perte des ouvriers. causée par l'emploi du Surate, se montait à vingt ou trente pour cent et même davantage, bien qu'ils fussent occupés tout leur temps. Or la plupart des fabricants abaissaient alors aussi le taux du salaire de cinq, sept et demi et dix pour cent.

On pourra donc se représenter la situation des ouvriers qui n'étaient occupés que trois, trois et demi, quatre jours par semaine ou six heures par jour. En 1863, alors que l'état des choses s'était déjà relativement amélioré, les salaires hebdomadaires des tisseurs, fileurs, etc., étaient de trois shillings quatre pence, trois shillings dix pence, quatre shillings six pence, cinq shillings un penny, etc. [14]. Au milieu de ces circonstances malheureuses, le génie inventeur des fabricants abondait en prétextes pour imaginer des retenues sur ces maigres salaires. C'étaient parfois des amendes que l'ouvrier avait à payer pour les défauts de la marchandise dus à la mauvaise qualité du coton, à l'imperfection des machines, etc. Mais lorsque le fabricant était propriétaire des cottages des ouvriers, il commençait par se payer le prix du loyer sur le salaire nominal. L'inspecteur Redgrave parle de self-acting minders (ouvriers qui surveillent une paire de mules automatiques), lesquels gagnaient huit shilling onze pence après quinze jours pleins de travail. Sur cette somme était d'abord déduit le loyer, dont le fabricant rendait cependant la moitié à titre de don gratuit, de sorte que les ouvriers rentraient chez eux avec six shillings onze pence pour tout potage. Le salaire hebdomadaire des tisseurs n'était souvent que de deux shillings six pence pendant les derniers mois de 1862 [15]. Alors même que les bras ne travaillaient que peu de temps, le loyer n'en était pas moins fort souvent retenu sur le salaire [16]. Rien d'étonnant si, dans quelques parties du Lancashire, une sorte de peste de famine venait à se déclarer. Mais quelque chose d'encore plus affreux, c'est la manière dont les changements dans les procédés de production s'effectuaient aux dépens de l'ouvrier. C'étaient de véritables expériences in corpore vili, comme celles des vivisecteurs sur les grenouilles et autres animaux à expériences.

« Bien que j'aie fait connaître les recettes réelles des ouvriers dans beaucoup de fabriques, dit l'inspecteur Redgrave, il ne faut pas croire qu'ils perçoivent la même somme par semaine. Ils subissent les fluctuations les plus considérables par suite des expérimentations (expérimentalizing) continuelles des fabricants... leurs salaires s'élèvent et s'abaissent suivant la qualité des mélanges faits avec le coton; tantôt ils ne s'écartent que de quinze pour cent de leur taux normal, et une ou deux semaines après, l'écart est de cinquante à soixante pour cent [17]. »

Et ces essais ne coûtaient pas seulement à l'ouvrier une bonne partie de ses vivres, il les lui fallait payer encore avec les souffrances de ses cinq sens à la fois.

« Ceux qui sont chargés de nettoyer le coton m'assurent que l'odeur insupportable qui s'en dégage les rend malades... Dans la salle où l'on carde et où l'on fait les mélanges, la poussière et la saleté causent des irritations dans toutes les ouvertures de la tête, excitent la toux et rendent la respiration difficile... Pour l'encollage des filés dont les fibres sont courtes, on emploie au lieu de la farine d'abord usitée une multitude de matières différentes. C'est là une cause de nausée et de dyspepsie chez les tisseurs. La poussière occasionne des bronchites, des inflammations de la gorge, et les saletés contenues dans le Surate engendrent des maladies cutanées par suite de l'irritation de la peau. »

D'autre part les matières substituées à la farine étaient pour les fabricants, grâce au poids qu'elles ajoutaient aux filés, un vrai sac de Fortunatus.

« Grâce à elles, quinze livres de matières premières une fois tissées pesaient vingt livres [18]. »

On lit dans les rapports des inspecteurs de fabrique du 30 avril 1864.

« L'industrie exploite aujourd'hui cette source de profits d'une manière vraiment indécente. Je sais de bonne source qu'un tissu de huit livres est fait avec cinq livres de coton et deux livres trois quarts de colle. Il entrait deux livres de colle dans un autre tissu de cinq livres un quart. C'étaient des chemises ordinaires pour l'exportation. Dans d'autres espèces de tissus la colle constituait parfois cinquante pour cent du tout, de sorte que les fabricants pouvaient se vanter et se vantaient, en effet, de devenir riches en vendant des tissus pour moins d'argent que n'en coûtaient nominalement les filés qu'ils contenaient [19]. »

Mais les ouvriers n'avaient pas seulement à souffrir des expériences des fabricants et des municipalités, du manque de travail et de la réduction des salaires, de la pénurie et de l'aumône, des éloges des lords et des membres de la Chambre des communes.

« De malheureuses filles, sans occupation par suite de la crise cotonnière, devinrent le rebut de la société et restèrent telles... Le nombre des jeunes prostituées s'est plus accru que depuis les vingt-cinq dernières années [20]. »

On ne trouve donc dans les quarante-cinq premières années de l'industrie cotonnière anglaise, de 1770 à 1815, que cinq années de crise et de stagnation; mais c'était alors l'époque de son monopole sur le monde entier. La seconde période de quarante-huit ans, de 1815 à 1863, ne compte que vingt années de reprise et de prospérité contre vingt-huit de malaise et de stagnation. De 1815 à 1830, commence la concurrence avec l'Europe continentale et les Etats-Unis. A partir de 1833 les marchés de l'Asie sont conquis et développés au prix « de la destruction de la race humaine ». Depuis l'abrogation de la loi des céréales, de 1846 à 1863, pour huit années d'activité et de prospérité on en compte neuf de crise et de stagnation. Quant à ce qui est de la situation des ouvriers adultes de l'industrie cotonnière, même pendant les temps de prospérité, on peut en juger par la note ci-dessous [21].


Notes

[1] Cet affreux charabia se trouve dans l’ouvrage : « Des systèmes d’économie politique, etc. » par M. Ch. Ganihl. 2° éd., Paris, 1821, t.II, p.224. Comp. Ibid., p.212.

[2] Reports of Insp. of Fact., 31 oct. 1865, p.58 et suiv. En même temps, il est vrai, cent dix nouvelles fabriques, comptant onze mille six cent vingt-cinq métiers à tisser, six cent vingt-huit mille sept cent cinquante-six broches, deux mille six cent quatre-vingt-quinze forces-cheval en engins et roues hydrauliques, étaient prêtes à se mettre en train.

[3] style='mso-ansi-language:EN-US'> « Reports, etc., for 31 st. oct. 1862 », p.79. L'inspecteur de fabrique A. Redgrave dit, dans un discours prononcé en décembre 1871 dans la New Mechanics Institution, à Bradford : « Ce qui m'a frappé depuis quelque temps, ce sont les changements survenus dans les fabriques de laine. Autrefois elles étaient remplies de femmes et d'enfants; aujourd'hui les machines semblent exécuter toute la besogne. Un fabricant, que j'interrogeais à ce sujet, m'a fourni l'éclaircissement suivant : « Avec l'ancien système j'occupais soixante-trois personnes; depuis j'ai installé les machines perfectionnées et j'ai pu réduire le nombre de mes bras à trente-trois. Dernièrement enfin, par suite de changements considérables, j'ai été mis à même de le réduire de trente-trois à treize. »

[4] style='mso-ansi-language:EN-US'> « Reports, etc., for 31 st. oct. 1856 », p.16.

[5] « Les souffrances des tisseurs à la main (soit de coton soit de matières mêlées avec le coton) ont été l'objet d'une enquête de Ia part d'une Commission royale; mais quoique l'on ait reconnu et plaint profondément leur misère, on a abandonné au hasard et aux vicissitudes du temps l'amélioration de leur sort. Il faut espérer qu'aujourd'hui (vingt ans plus tard !) ces souffrances sont à peu près (nearly) effacées, résultat auquel, selon toute vraisemblance, la grande extension des métiers à vapeur a beaucoup contribué. » (L. c., p. 15.)

[6] On donnera d'autres exemples dans le livre III.

[7]

Coton exporté de l'Inde
en Grande-Bretagne

Année

Montant (₤)

1846

34 540 143

1860 

204 141 168

1865

445 947 600

   
Laine exportée de l'Inde
en Grande-Bretagne

Année

Montant (₤)

1846

4 570 581

1860 

20 214 173

1865

20 679 111

 

[8]

Laine exportée du cap de Bonne-Espérance
en Grande-Bretagne

Année

Montant (₤)

1846

2 958 457

1860 

16 574 345

1865

29 220 623

   
Laine exportée d’Australie
en Grande-Bretagne

Année

Montant (₤)

1846

21 789 346

1860 

59 166 616

1865

109 734 261

[9] Au mois de février 1867, la Chambre des Communes ordonna, sur la demande de M. Gladstone, une publication de la statistique des grains de tout sorte importés dans le Royaume-Uni de 1831 à 1866. En voici le résumé où la farine est réduite a des quarters de grains ( 1 quarter = poids de kilos 126 699)

Désignation
1831-35
1836-40
1841-45
1846-50
1831-35
1836-40
1841-45
1846-50

Moyenne annuelle

Importation (gr.)

1 096 373

2 389 729

2 843 865

8 776 552

834 237

10 913 612

15 009 871

16 457 340

Exportation (gr.)

225 263

251 770

139 056

155 461

307 491

341 150

302 754

216 213

Excès de l'importation
sur l'exportation (gr.)

874 110

2 137 959

2 704 809

8 621 091

8 037 746

10 572 462

14 707 117

16 241 122

Population

Moyenne annuelle dans chaque période (gr.)

24 621 107

25 929 507

27 262 559

27 797 598

27 572 923

28 391 544

29 381 760

29 935 404

Quantité moyenne de grains, etc.

En quarters annuellement consommés par l'indi­vidu moyen,en excès sur la population indi­gène (gr.)

0,036

0,082

0,099

0,310

0,291

0,372

0,501

0,543

 

[10] Le développement économique des Etats-Unis est lui-même un produit de la grande industrie européenne, et plus particulièrement de l'industrie anglaise. Dans leur forme actuelle on doit les considérer encore comme une colonie de l'Europe.

Coton exporté des Etats-Unis en Grande-Bretagne

Année

Montant (₤)

1846

401 949 393

1852

765 630 544

1859

961 707 264

1860

1 115 890 608

 

Exportation de grains des Etats-Unis en Grande-Bretagne
(1850 et 1862, en quintaux)

 

1850

1862

Froment

16 202 312

41 033 506

Orge

3 669 653

6 624 800

Avoine

3 174 801

4 426 994

Seigle

388 749

7 108

Farine de froment

3 819 440

7207 113

Blé noir

1 054

19 571

Maïs

5 473 161

11 694 818

Bere ou Bigg (orge qualité sup.)

2 039

7 675

Pois

811 620

1 024 722

Haricots

1 822 972

2 037 137

Total

34 365 801

74 083 351

[11] Dans un appel fait en juillet 1866, « aux sociétés de résistance anglaises », par des ouvriers que les fabricants de chaussures de Leicester avaient jetés sur le pavé (locked out), il est dit : « Depuis environ vingt ans la cordonnerie a été bouleversée en Angleterre, par suite du remplacement de la couture par la rivure. On pouvait alors gagner de bons salaires. Bientôt cette nouvelle industrie prit une grande extension. Une vive concurrence s'établit entre les divers établissements, c'était à qui fournirait l'article du meilleur goût. Mais il s'établit peu après une concurrence d'un genre détestable; c'était maintenant à qui vendrait au plus bas prix. On en vit bientôt les funestes conséquences dans la réduction du salaire, et la baisse de prix du travail fut si rapide que beaucoup d'établissements ne paient encore aujourd'hui que la moitié du salaire primitif. Et cependant, bien que les salaires tombent de plus en plus, les profits semblent croître avec chaque changement de tarif du travail. » Les fabricants tirent même parti des périodes défavorables de l'industrie pour faire des profits énormes au moyen d'une réduction exagérée des salaires, c'est-à-dire au moyen d'un vol direct commis sur les moyens d'existence les plus indispensables au travailleur. Un exemple : il s'agit d'une crise dans la fabrique de tissus de soie de Coventry : « Il résulte de renseignements que j'ai obtenus aussi bien de fabricants que d'ouvriers, que les salaires ont été réduits dans une proportion bien plus grande que la concurrence avec des producteurs étrangers ou d'autres circonstances ne le rendaient nécessaire. La majorité des tisseurs travaille pour un salaire réduit de trente à quarante pour cent. Une pièce de rubans pour laquelle le tisseur obtenait, cinq ans auparavant, six ou sept shillings ne lui rapporte plus que trois shillings trois pence ou trois shillings six pence. D'autres travaux payés d'abord quatre shillings et quatre shillings trois pence, ne le sont plus que deux shillings ou deux shillings trois pence. La réduction du salaire est bien plus forte qu'il n'est nécessaire pour stimuler la demande. C'est un fait que pour beaucoup d'espèces de rubans la réduction du salaire n'a pas entraîné la moindre réduction dans le prix de l'article. » (Rapport du commissaire F. Longe dans « Child. Empl. Comm. V. Report 1866 », p.114, n° 1.)

[12] Voy. « Reports of Insp. of Fact., for 31 st. oct. 1862 », p.30.

[13] L.c., p.19.

[14] « Reports of Insp. of Fact., for 31 oct. 1863 », p.41, 51.

[15] « Rep., etc., for 31 oct. 1862 », p.41, 42.

[16] L.c., p.57.

[17] L.c.. p.50, 51.

[18] L.c., p.62, 63.

[19] « Reports, etc., 30 th. april 1864 », p.27.

[20] Extrait d'une lettre du chef constable Harris de Bolton dans « Reports of Insp. of Fact., 31 st. oct. 1865 », p.61, 62.

[21] On lit dans un appel des ouvriers cotonniers, du printemps de 1863 pour la formation d'une société d'émigration - « Il ne se trouvera que bien peu de gens pour nier qu'une grande émigration d'ouvriers de fabrique soit aujourd'hui absolument nécessaire, et les faits suivants démontreront qu'en tout temps, sans un courant d'émigration continu, il nous est impossible de maintenir notre position dans les circonstances ordinaires. En 1814, la valeur officielle des cotons exportés (laquelle n'est qu'un indice de la quantité), se montait à dix-sept millions six cent soixante-cinq mille trois cent soixante-dix-huit livres sterling; leur valeur de marché réelle, au contraire, était de vingt millions soixante-dix mille huit cent vingt-quatre livres sterling. En 1858, la valeur officielle des cotons exportés étant de cent quatre-vingt-deux millions deux cent vingt et un mille six cent quatre-vingt-une livres sterling, leur valeur de marché ne s'éleva pas au-dessus de quarante-trois millions un mille trois cent vingt-deux livres sterling, en sorte que pour une quantité décuple, l'équivalent obtenu ne fut guère plus que double. Diverses causes concoururent à produire ce résultat si ruineux pour le pays en général et pour les ouvriers de fabrique en particulier... Une des principales, c'est qu'il est indispensable pour cette branche d'industrie, d'avoir constamment à sa disposition plus d'ouvriers qu'il n'en est exigé en moyenne, car, il lui faut, sous peine d'anéantissement, un marché s'étendant tous les jours davantage. Nos fabriques de coton peuvent être arrêtées d'un moment à l'autre par cette stagnation périodique du commerce qui, dans l'organisation actuelle, est aussi inévitable que la mort. Mais l'esprit d'invention de l'homme ne s'arrête pas pour cela. On peut évaluer au moins à six millions le nombre des émigrés dans les vingt-cinq dernières années; néanmoins, par suite d'un déplacement constant de travailleurs en vue de rendre le produit meilleur marché, il se trouve même dans les temps les plus prospères, un nombre proportionnellement considérable d'hommes adultes hors d'état de se procurer, dans les fabriques, du travail de n'importe quelle espèce et à n'importe quelles conditions. » (Reports of Insp. of Fact. 30 th. april 1863, p.51, 52.) On verra dans un des chapitres suivants, comment messieurs les fabricants, pendant la terrible crise cotonnière, ont cherché à empêcher l'émigration de leurs ouvriers par tous les moyens, même par la force publique.


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