1867

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Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

VII° section : Accumulation du capital

Chapitre XXIV : Transformation de la plus-value en capital


II. Fausse interprétation de la production sur une échelle progressive.

Les marchandises que le capitaliste achète, avec une partie de la plus-value, comme moyens de jouissance, ne lui servent pas évidemment de moyens de production et de valorisation [1]; le travail qu'il paie dans le même but n'est pas non plus du travail productif. L'achat de ces marchandises et de ce travail, au lieu de l'enrichir, l'appauvrit d'autant. Il dissipe ainsi la plus-value comme revenu, au lieu de la faire fructifier comme capital.

En opposition à la noblesse féodale, impatiente de dévorer plus que son avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité nombreuse et fainéante, l'économie politique bourgeoise devait donc prêcher l'accumulation comme le premier des devoirs civiques et ne pas se lasser d'enseigner que, pour accumuler, il faut être sage, ne pas manger tout son revenu, mais bien en consacrer une bonne partie à l'embauchage de travailleurs productifs, rendant plus qu'ils ne reçoivent.

Elle avait encore à combattre le préjugé populaire qui confond la production capitaliste avec la thésaurisation et se figure qu'accumuler veut dire ou dérober à la consommation les objets qui constituent la richesse, ou sauver l'argent des risques de la circulation. Or, mettre l'argent sous clé est la méthode la plus sûre pour ne pas le capitaliser, et amasser des marchandises en vue de thésauriser ne saurait être que le fait d'un avare en délire [2]. L'accumulation des marchandises, quand elle n'est pas un incident passager de leur circulation même, est le résultat d'un encombrement du marché ou d'un excès de production [3].

Le langage de la vie ordinaire confond encore l'accumulation capitaliste, qui est un procès de production, avec deux autres phénomènes économiques, savoir : l'accroissement des biens qui se trouvent dans le fonds de consommation des riches et ne s'usent que lentement [4], et la formation de réserves ou d'approvisionnements, fait commun à tous les modes de production.

L'économie politique classique a donc parfaitement raison de soutenir que le trait le plus caractéristique de l'accumulation, c'est que les gens entretenus par le produit net doivent être des travailleurs productifs et non des improductifs [5]. Mais ici commence aussi son erreur. Aucune doctrine d'Adam Smith n'a autant passé à l'état d'axiome indiscutable que celle-ci : que l'accumulation n'est autre chose que la consommation du produit net par des travailleurs productifs ou, ce qui revient au même, que la capitalisation de la plus-value n'implique rien de plus que sa conversion en force ouvrière.

Ecoutons, par exemple, Ricardo :

« On doit comprendre que tous les produits d'un pays sont consommés, mais cela fait la plus grande différence qu'on puisse imaginer, qu'ils soient consommés par des gens qui produisent une nouvelle valeur ou par d'autres qui ne la reproduisent pas. Quand nous disons que du revenu a été épargné et joint au capital, nous entendons par là que la portion du revenu qui s'ajoute au capital est consommée par des travailleurs productifs au lieu de l'être par des improductifs. Il n'y a pas de plus grande erreur que de se figurer que le capital soit augmenté par la non consommation [6]. »

Il n'y a pas de plus grande erreur que de se figurer que « la portion du revenu qui s'ajoute au capital soit consommée par des travailleurs productifs ». D'après cette manière de voir, toute la plus-value transformée en capital deviendrait capital variable, ne serait avancée qu'en salaires. Au contraire, elle se divise, de même que la valeur capital dont elle sort, en capital constant et capital variable, en moyens de production et force de travail. Pour se convertir en force de travail additionnelle, le produit net doit renfermer un surplus de subsistances de première nécessité, mais, pour que cette force devienne exploitable, il doit en outre renfermer des moyens de production additionnels, lesquels n'entrent pas plus dans la consommation personnelle des travailleurs que dans celle des capitalistes.

Comme la somme de valeurs supplémentaire, née de l'accumulation, se convertit en capital de la même manière que tout autre somme de valeurs, il est évident que la doctrine erronée d'Adam Smith sur l'accumulation ne peut provenir que d'une erreur fondamentale dans son analyse de la production capitaliste. En effet, il affirme que, bien que tout capital individuel se divise en partie constante et partie variable, en salaires et valeur des moyens de production, il n'en est pas de même de la somme des capitaux individuels, du capital social. La valeur de celui-ci égale, au contraire, la somme des salaires qu'il paie, autrement dit, le capital social n'est que du capital variable.

Un fabricant de drap, par exemple, transforme en capital une somme de deux cent mille francs. Il en dépense une partie à embaucher des ouvriers tisseurs, l'autre à acheter de la laine filée, des machines, etc. L'argent, ainsi transféré aux fabricants des filés, des machines, etc., paie d'abord la plus-value contenue dans leurs marchandises, mais, cette déduction faite, il sert à son tour à solder leurs ouvriers et à acheter des moyens de production, fabriqués par d'autres fabricants, et ainsi de suite. Les deux cent mille francs avancés par le fabricant de draps sont donc peu à peu dépensés en salaires, une partie par lui-même, une deuxième partie par les fabricants chez lesquels il achète ses moyens de production, et ainsi de suite, jusqu'à ce que toute la somme, à part la plus-value successivement prélevée, soit entièrement avancée en salaires, ou que le produit représenté par elle soit tout entier consommé par des travailleurs productifs.

Toute la force de cet argument gît dans les mots : « et ainsi de suite », qui nous renvoient de Caïphe à Pilate sans nous laisser entrevoir le capitaliste entre les mains duquel le capital constant, c'est à dire la valeur des moyens de production, s'évanouirait finalement. Adam Smith arrête ses recherches précisément au point où la difficulté commence [7].

La reproduction annuelle est un procès très facile à saisir tant que l'on ne considère que le fonds de la production annuelle, mais tous les éléments de celle-ci doivent passer par le marché. Là les mouvements des capitaux et des revenus personnels se croisent, s'entremêlent et se perdent dans un mouvement général de déplacement   la circulation de la richesse sociale   qui trouble la vue de l'observateur et offre à l'analyse des problèmes très compliqués [8]. C'est le grand mérite des physiocrates d'avoir les premiers essayé de donner, dans leur tableau économique, une image de la reproduction annuelle telle qu'elle sort de la circulation. Leur exposition est à beaucoup d'égards plus près de la vérité que celle de leurs successeurs.

Après avoir résolu toute la partie de la richesse sociale, qui fonctionne comme capital, en capital variable ou fonds de salaires, Adam Smith aboutit nécessairement à son dogme vraiment fabuleux, aujourd'hui encore la pierre angulaire de l'économie politique, savoir : que le prix nécessaire des marchandises se compose de salaire, de profit (l'intérêt y est inclus), et de rente foncière, en d'autres termes, de salaire et de plus-value. Partant de là, Storch a au moins la naïveté d'avouer que : « Il est impossible de résoudre le prix nécessaire dans ses éléments simples [9] ».

Enfin, cela va sans dire, l'économie politique n'a pas manqué d'exploiter, au service de la classe capitaliste, cette doctrine d'Adam Smith : que toute la partie du produit net qui se convertit en capital est consommée par la classe ouvrière.


Notes

[1] Il nous semble que le mot valorisation exprimerait le plus exactement le mouvement qui fait d'une valeur le moyen de sa propre multiplication.

[2] Aussi chez Balzac, qui a si profondément étudié toutes les nuances de l'avarice, le vieil usurier Gobseck est il déjà tombé en démence, quand il commence à amasser des marchandises en vue de thésauriser.

[3] « Accumulation de marchandises… stagnation dans l'échange... excès de production. » (Th. Corbett, l. c., p. 14.)

[4] C'est dans ce sens que Necker parle des « objets de faste et de somptuosité » dont « le temps a grossi l'accumulation » et que « les lois de propriété ont rassemblés dans une seule classe de la société ». (Œuvres de M. Necker. Paris et Lausanne, 1789, t. Il : « De l'Administration des finances de la France, p. 291.)

[5] « Il n'est pas aujourd'hui d'économiste qui, par épargner, entende simplement thésauriser, mais, à part ce procédé étroit et insuffisant, on ne saurait imaginer à quoi peut bien servir ce terme, par rapport à la richesse nationale, si ce n'est pas à indiquer le différent emploi fait de ces épargnes selon qu'elles soutiennent l'un ou l'autre genre de travail (productif ou improductif). » (Malthus, l. c.)

[6] Ricardo, l. c., p. 163, note.

[7] En dépit de sa « Logique », M. J. St. Mill ne soupçonne jamais les erreurs d'analyse de ses maîtres; il se contente de les reproduire avec un dogmatisme d'écolier. C'est encore ici le cas. « A la longue, dit il, le capital même se résout entièrement en salaires, et, lorsqu'il a été reconstitué par la vente des produits, il retourne de nouveau en salaires. »

[8] On en trouvera la solution dans le deuxième livre de cet ouvrage.

[9] Storch, l. c., édition de Pétersbourg, 1815, t. 1, p. 140, note.


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