1867

Une publication réalisée en collaboration avec le site le.capital.free.fr.


Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

VIII° section : L'accumulation primitive

Chapitre XXIX : La genèse du fermier capitaliste


Après avoir considéré la création violente d'un prolétariat sans feu ni lieu, la discipline sanguinaire qui le transforme en classe salariée, l'intervention honteuse de l'État, favorisant l'exploitation du travail - et, partant, l'accumulation du capital - du renfort de sa police, nous ne savons pas encore d'où viennent, originairement, les capitalistes. Car il est clair que l'expropriation de la population des campagnes n'engendre directement que de grands propriétaires fonciers.

Quant à la genèse du fermier capitaliste, nous pouvons pour ainsi dire la faire toucher du doigt, parce que c'est un mouvement qui se déroule lentement et embrasse des siècles. Les serfs, de même que les propriétaires libres, grands ou petits, occupaient leurs terres à des titres de tenure très divers : ils se trouvèrent donc, après leur émancipation, placés dans des circonstances économiques très différentes.

En Angleterre, le fermier apparaît d'abord sous la forme du bailiff (bailli), serf lui-même. Sa position ressemble à celle du villicus de l'ancienne Rome, mais dans une sphère d'action plus étroite. Pendant la seconde moitié du XIV° siècle, il est remplacé par le fermier libre, que le propriétaire pourvoit de tout le capital requis, semences, bétail et instruments de labour. Sa condition diffère peu de celle des paysans, si ce n'est qu'il exploite plus de journaliers. Il devient bientôt métayer, colon partiaire. Une partie du fonds de culture est alors avancée par lui, l'autre par le propriétaire; tous deux se partagent le produit total suivant une proportion déterminée par contrat. Ce mode de fermage, qui s'est maintenu si longtemps en France, en Italie, etc., disparaît rapidement en Angleterre pour faire place au fermage proprement dit, où le fermier avance le capital, le fait valoir, en employant des salariés, et paie au propriétaire à titre de rente foncière une partie du produit net annuel, à livrer en nature ou en argent, suivant les stipulations du bail.

Tant que le paysan indépendant et le journalier cultivant en outre pour son propre compte s'enrichissent par leur travail personnel, la condition du fermier et son champ de production restent également médiocres. La révolution agricole des trente dernières années du XV° siècle, prolongée jusqu'au dernier quart du XVI°, l'enrichit aussi vite qu'elle appauvrit la population des campagnes [1]. L'usurpation des pâtures communales, etc., lui permet d'augmenter rapidement et presque sans frais son bétail, dont il tire dès lors de gros profits par la vente, par l'emploi comme bêtes de somme et enfin par une fumure plus abondante du sol.

Au XVI° siècle il se produisit un fait considérable qui rapporta des moissons d'or aux fermiers, comme aux autres capitalistes entrepreneurs. Ce fut la dépréciation progressive des métaux précieux et, par conséquent, de la monnaie. Cela abaissa à la ville et à la campagne le taux des salaires, dont le mouvement ne suivit que de loin la hausse de toutes les autres marchandises. Une portion du salaire des ouvriers ruraux entra dès lors dans les profits de la ferme. L'enchérissement continu du blé, de la laine, de la viande, en un mot, de tous les produits agricoles, grossit le capital argent du fermier, sans qu'il y fût pour rien, tandis que la rente foncière qu'il avait à payer diminua en raison de la dépréciation de l'argent survenue pendant la durée du bail. Et il faut bien remarquer qu'au XVI° siècle, les baux de ferme étaient encore, en général, à long terme, souvent à quatre-vingt-dix-neuf ans. Le fermier s'enrichit donc à la fois aux dépens de ses salariés et aux dépens de ses propriétaires [2]. Dès lors rien d'étonnant que l'Angleterre possédât à la fin du XVI° siècle une classe de fermiers capitalistes très riches pour l'époque [3].


Notes

[1] « Les fermiers, dit Harrison dans sa Description de l'Angleterre (l. c.), qui autrefois ne payaient que difficilement quatre livres sterling de rente, en paient aujourd'hui quarante, cinquante, cent, et croient avoir fait de mauvaises affaires si, à l'expiration de leur bail, ils n'ont pas mis de côté une somme équivalent au total de la rente foncière acquittée par eux pendant six ou sept ans.

[2] L'influence que la dépréciation de l'argent exerça au XVI° siècle sur diverses classes de la société a été très bien exposée par un écrivain de cette époque dans : A Compendious or briefe Examination of Certayne Ordinary Complainte of Diverse of our Countrymen in these our Days; by W. S. Gentleman (London, 1581). La forme dialoguée de cet écrit contribua longtemps à le faire attribuer à Shakespeare, si bien qu'en 1751, il fut encore édité sous son nom. Il a pour auteur William Stafford. Dans un passage le chevalier (knight) raisonne comme suit :
Le Chevalier : « Vous, mon voisin le laboureur, vous, maître mercier, et vous, brave chaudronnier, vous pouvez vous tirer d'affaire ainsi que les autres artisans. Car, si toutes choses sont plus chères qu'autrefois, vous élevez d'autant le prix de vos marchandises et de votre travail. Mais nous, nous n'avons rien à vendre sur quoi nous puissions nous rattraper de ce que nous avons à acheter. » Ailleurs le chevalier interroge le docteur : « Quels sont, je vous prie, les gens que vous avez en vue, et d'abord ceux qui, selon vous, n'ont ici rien à perdre ? » - Le docteur : « J'ai en vue tous ceux qui vivent d'achat et de vente, car, s'ils achètent cher, ils vendent en conséquence. » - Le Chevalier : « Et quels sont surtout ceux qui, d'après vous, doivent gagner ? » - Le docteur : « Tous ceux qui ont des entreprises ou des fermes à ancien bail, car s'ils paient d'après le taux ancien, ils vendent d'après le nouveau, c'est-à-dire qu'ils paient leur terre bon marché et vendent toutes choses à un prix toujours plus élevé... » - Le Chevalier : « Et quels sont les gens qui, pensez-vous, auraient dans ces circonstances plus de perte que les premiers n'ont de profit ? » - Le docteur : « Tous les nobles, gentilshommes, et tous ceux qui vivent soit d'une petite rente, soit de salaires, ou qui ne cultivent pas le soi, ou qui n'ont pas pour métier d'acheter et de vendre. »

[3] Entre le seigneur féodal et ses dépendants à tous les degrés de vassalité, il y avait un agent intermédiaire qui devint bientôt homme d'affaires, et dont la méthode d'accumulation primitive, de même que celle des hommes de finance placés entre le trésor publie et la bourse des contribuables, consistait en concussions, malversations et escroqueries de toute sorte. Ce personnage, administrateur et percepteur des droits, redevances, rentes et produits quelconques dus au seigneur, s'appela en Angleterre, Steward, en France régisseur. Ce régisseur était parfois lui-même un grand seigneur. On lit, par exemple, dans un manuscrit original publié par Monteil : « C'est le compte que messire Jacques de Thoraine, chevalier chastelain sor Bezançon rent ès seigneur, tenant les comptes à Dijon pour monseigneur le duc et conte de Bourgogne des rentes appartenant à ladite chastellenie depuis le XXV° jour de décembre MCCCLX jusqu'au XXVIII° jour de décembre MCCCLX, etc. » (Alexis Monteil : Traité des matériaux manuscrits de divers genres d'histoire, p. 234.) On remarquera que dans toutes les sphères de la vie sociale, la part du lion échoit régulièrement à l'intermédiaire. Dans le domaine économique, par exemple, financiers, gens de bourse, banquiers, négociants, marchands, etc., écrèment les affaires; en matière civile, l'avocat plume les parties sans les faire crier; en politique, le représentant l'emporte sur son commettant, le ministre sur le souverain, etc.; en religion, le médiateur éclipse Dieu pour être à son tour supplanté par les prêtres, intermédiaires obligés entre le bon pasteur et ses ouailles. - En France, de même qu'en Angleterre, les grands domaines féodaux étaient divisés en un nombre infini de parcelles, mais dans des conditions bien plus défavorables aux cultivateurs. L'origine des fermes ou terriers y remonte au XIV° siècle. Ils allèrent en s'accroissant et leur chiffre finit par dépasser cent mille. lis payaient en nature ou en argent une rente foncière variant de la douzième à la cinquième partie du produit. Les terriers, fiefs, arrière-fiefs, etc., suivant la valeur et l'étendue du domaine, ne comprenaient parfois que quelques arpents de terre. Ils possédaient tous un droit de juridiction qui était de quatre degrés. L'oppression du peuple, assujetti à tant de petits tyrans, était naturellement affreuse. D'après Monteil, il y avait alors en France cent soixante mille justices féodales, là où aujourd'hui quatre mille tribunaux ou justices de paix suffisent.


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