1880

Le Précurseur, n° 49, 4 décembre 1880. Le manuscrit n'a pas survécu, mais le texte français est probablement l'original, d'après l'édition MEGA.


Au meeting, à Genève, en souvenir du 50e anniversaire de la Révolution polonaise de 1830

Karl Marx et Friedrich Engels



Citoyens,

Après le premier partage de leur pays, des Polonais expatriés traversent l'Atlantique pour défendre la grande République américaine, alors naissante, Kosciuszko se bat à côté de Washington. En 1794, quand la révolution française résistait avec peine aux forces de la coalition, la glorieuse prise d'armes de la Pologne la dégage. La Pologne perdit son indépendance, mais la révolution fut sauvée. Les Polonais vaincus s'enrôlaient dans les armées sans-culottes et les aidaient à bouleverser l'Europe féodale. Enfin, en 1830, le czar Nicolas et le roi de Prusse allaient exécuter leur complot d'une nouvelle invasion de la France pour restaurer la monarchie légitime, quand la révolution polonaise que vous célébrez aujourd'hui se jeta au travers : « L'ordre fut rétabli à Varsovie ».

Le cri de : « Vive la Pologne », qui retentit alors dans toute l'Europe occidentale n'était pas seulement un tribut de sympathie et d'admiration aux lutteurs patriotiques écrasés par la force brutale, ce cri saluait un peuple dont tous les soulèvements si désastreux pour lui-même, avaient toujours entravé la marche de la contre-révolution et dont les meilleurs fils ne cessaient jamais de faire leur guerre de revanche en combattant partout sous le drapeau des révolutions populaires. De l'autre côté, le démembrement de la Pologne cimenta la Sainte-Alliance, ce masque de la suprématie du czar sur tous les gouvernements de l'Europe. Donc, le cri de : « Vive la Pologne » voulait dire : mort à la Sainte-Alliance, mort aux partisans militaires de la Russie, de la Prusse, de l'Autriche, mort à la domination mongole sur la société moderne.

Dès 1830, la bourgeoisie s'étant emparée plus ou moins du pouvoir politique en France et en Angleterre, le mouvement du prolétariat commença à s'accentuer. Dès 1840, les classes possédantes de l'Angleterre durent recourir à l'intervention de l'armée pour résister au parti chartiste, cette première organisation militante de la classe ouvrière. Dans le dernier refuge de la Pologne indépendante, à Cracovic, éclate, en 1846, la première révolution politique qui proclame des revendications socialistes. Depuis ce moment, la Pologne s'aliène toutes les trompeuses sympathies de l'Europe entière.

En 1847 se tient clandestinement à Londres le premier congrès international du Prolétariat. Il lance le Manifeste communiste qui se termine par le nouveau mot-d'ordre révolutionnaire — « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». La Pologne eut ses représentants à ce congrès, dont les résolutions reçurent l'adhésion de l'illustre Lelevel et de ses partisans dans un meeting public à Bruxelles.Les armées révolutionnaires de 1848 et 1849, allemandes, italiennes, hongroises, roumaines — fourmillent de Polonais, qui se distinguent comme soldats et comme généraux. Bien que les aspirations socialistes de cette époque furent noyées dans le sang de Juin, la révolution de 1848, il ne faut pas l'oublier, en embrasant de ses flammes presque toute l'Europe, en fit momentanément une seule communauté et prépara ainsi le champ de l'Association Internationale des Travailleurs. L'insurrection polonaise de 1863, en donnant lieu à une protestation commune d'ouvriers anglais et français contre les méfaits internationaux de leurs gouvernements, fut le point de départ de l'Internationale, fondée avec le concours d'exilés polonais. Enfin, c'est parmi eux que la Commune de Paris trouva ses véritables capitaines ; après sa chute, aux yeux des conseils de guerre de Versailles, il suffisait d'être Polonais pour être fusillé.

Hors de leur pays, les Polonais ont donc joué un grand rôle dans la lutte pour l'émancipation du prolétariat ; ils étaient, par excellence, ses guerriers internationaux. Que cette lutte se développe aujourd'hui chez le peuple polonais lui-même, qu'elle soit soutenue par la propagande et la presse des exilés et qu'elle coïncide avec les efforts sans pareils de nos frères russes, c'est une raison de plus pour répéter le vieux cri : « Vive la Pologne ! » Salut et fraternité !

Londres, le 27 novembre 1880.

(Signé) Karl Marx; Frédéric Engels; Paul Lafargue; F.Lessner.



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