1895

Article paru dans L’Ère Nouvelle, Nº 1 Avril 1895 pp. 61-76, écrit en français par Edward Aveling.


Les sans-travail en Angleterre

Edward Aveling


Les sans-travail nous occupent toujours et nous occuperont aussi longtemps que subsistera le système capitaliste actuel. Cette grande armée de réserve ne sera pas dispersée tant que durera la guerre de classes et que « la paix universelle ne sera pas établie sur terre et sur mer. » Cette armée s'accroit constamment. Et pendant cet accroissement continuel et obstiné, en certains endroits et à certaines époques, il y a beaucoup de besogne pour les recruteurs. Toutes les nations civilisées souffrent et doivent souffrir de la question des sans-travail comme d'un mal chronique. De temps à autre, par ci, par là ce mal prend une forme aigüe.

Ainsi l'année 1887 fut marquée en Angleterre par une attaque particulièrement violente de cette maladie constitutionnelle. L'hiver 1887-88 fut exceptionnellement rigoureux. Au milieu de cet hiver les capitalistes de la cité, les boutiquiers du Strand, les flâneurs des clubs de Pall-Mall, furent, chacun selon son tempérament, soit amusés, soit choqués ou effrayés par le spectacle singulier de l'armée de réserve du travail marchant à travers les rues de Londres pour se rassembler en certains points et tenir des meetings de protestation contre la mort de faim de ceux qui aspirent à travailler dans la pièce principale du grand « atelier du monde ».

L'éternelle question est venue de nouveau cette année occuper l'opinion publique. L'hiver a été très rigoureux, la misère exceptionnelle et M. Keir-Hardie, membre du Parlement, représentant de West-Ham(1), s'est montré très persévérant. Dans la circonscription même de M. Keir-Hardie, il y avait, sans compter le clergé et les personnes au-dessous de 16 ans, un total de 10.131 personnes sans travail, y compris 700 femmes. A Croydon, situé à 10 miles de Londres, mais considéré comme un de ses faubourgs, on a trouvé que 33% des hommes adultes sont sans ouvrage et qu'ils n'en ont pas eu chacun en moyenne pendant dix semaines. A Glasgow, en une journée 10.000 personnes mourant de faim ont été nourries par les caisses de secours et la mortalité a atteint 48%. A Liverpool la police a dû être transformée en un personnel de bienfaisance. Dans la partie Est de Londres un coroner a fait pendant un samedi cinq enquêtes sur les personnes mortes de faim et de froid. Et toutes ces grandes villes, ainsi que beaucoup d'autres, reçoivent en même temps le torrent vivant, venant sans cesse des campagnes dans les villes. Cela ne nous étonnera pas, si nous nous rappelons que pendant les dernières 400 années la rente foncière est devenue 88 fois plus élevée, pendant que les salaires des ouvriers agricoles ne le sont devenus que 6 fois. Et cependant, « malgré la dépopulation des villages, il y a là toujours un grand nombre d'hommes robustes sans ouvrage. » Cette citation vient d'un admirable article : « Une voix du désert rural » dans le Parti Nouveau (216, Hodder Brothers, 18, New Bridge Street, London), un livre que doivent lire tous ceux qui peuvent lire l'anglais et qui veulent connattre les bons et les mauvais côtés du mouvement socialiste en Angleterre.(a)

La question des sans-travail fait chez nous, quoique lentement, des progrès continuels. Notez ces mots d'un de nos ordinaires journaux bourgeois: le Daily Chronicle : « La civilisation elle-même aide à résoudre ce problème. » Puis, après l'inoffensif conseil de remédier au mal en plantant des forêts, nous trouvons ces mots : « Nous ne supposons pas pour un moment que le problème puisse ainsi être résolu ? Lorsqu'en 1893 on a demandé à M. Gladstone de nommer un comité spécial pour l'étude de cette question, il a répondu par un refus poli mais ferme. En 1895, sir William Harcourt a répondu affirmativement, de la même façon ferme et polie. L'enquête se proposait d'étudier trois objets :
a) L'existence de la misère provenant du manque de travail ;
b) Les moyens que possèdent les pouvoirs locaux pour remédier à des cas semblables ;
c) Les mesures à prendre pour la modification de la législation ou de l'administration en vue de réparer les maux qui en proviennent. »

Au moment où j'écris, c'est-à-dire le 10 mars, le comité a déjà entendu six témoignages et fait paraître un rapport préalable. Le premier témoignage fut celui de M. Hugh Owen, secrétaire permanent du Local gouvernement Board (sic) (ministère de l'intérieur), institution centrale qui entretient des rapports avec les conseils de paroisse, les conseils des pauvres et les conseils du travail. C'est un fonctionnaire intraitable. Il ne croit pas pratique d'avoir un département de l'État chargé de procurer du travail à ceux qui n'en ont pas. Il est contre toute mesure officielle disposée à soulager la grande misère présente. Il évite la question de savoir s'il est juste de faire appel aux districts plus riches pour leur demander à prendre des mesures contre l'exceptionnelle misère qui est due surtout à la concentration de la population par suite de l'expulsion des pauvres des localités plus « riches ». Le témoin suivant fut M. Hilleary, secrétaire de l'hôtel de ville de West-Ham. Un contact fréquent avec le milieu plus sain des Trade-Unions de West-Ham, quartier général des célèbres associations appelées « Ouvriers du gaz » et des « Union générale des travailleurs », ayant pour secrétaire Will Thorne, un des conseillers municipaux de West-Ham — a rendu M. Hilleary un peu moins fonctionnaire. D'ailleurs, contrairement à M. Hugh-Owen, ce n'est pas un fonctionnaire permanent. Dans sa déposition il donne une leçon de politique positive aux ouvriers : « Les Trade-Unions ayant largement influencé les élections au conseil municipal de West-Ham, dit-il, le conseil a accordé à leurs représentations l’attention qui leur était due. Il a reconnu que beaucoup de personnes ne veulent pas demander des secours aux paroisses, car cela entraînerait pour elles la perte de leurs droits de citoyens, du droit de voter aux élections. De plus, ajouta le secrétaire, c'est une sorte de flétrissure morale. » Pour les autres parties de la question il ne reconnaît qu'un seul devoir aux membres des conseils des pauvres, c'est de veiller à ce que personne ne meure de faim, sans qu'il soit de leur compétence de trouver du travail à ceux qui en cherchent.

Un autre témoin de West-Ham fut M. Hills président de la compagnie pour la construction des navires. Ce patron a un plan tout fait, coupé et cousu, sous forme d'un « bill pour l'organisation économique des secours ». Ses propositions essentielles sont :
1º Des fonds de secours doivent être créés dans les différents districts ;
2º les autorités locales, comme les conseils des comtés ou les conseils des pauvres peuvent contribuer à ces fonds pour une somme n'excédant pas le montant des sommes souscrites par les dons volontaires ;
3º le Trésor du royaume contribue pour une somme égale à celle souscrite dans différentes localités ;
4º les ouvriers doivent résider dans le district où ils travaillent ;
5º le travail sera, pour toute la semaine, de 6 journées à 6 heures chacune ;
6º les salaires ne doivent pas être supérieurs aux 2/3 de ceux qu'on paye habituellement dans le district ;
7º la réception d'un secours n'entraine pas la perte des droits de citoyen.

C'est la clause 6 du projet qui a soulevé des objections et motivé le rejet, en dernier lieu, de tout le projet par le conseil municipal de West-Ham, auquel il a été soumis avant la nomination de la commission parlementaire pour la question des sans-travail. Je dis : « le rejet en dernier lieu » parce que, d'abord, le plan de Hills avait été accepté par les conseillers. Mais lorsqu'ensuite 500 hommes sans travail se présentèrent, sous la conduite de Will-Thorne, au conseil pour manifester à propos de cette question, les conseillers réfléchirent et revinrent très promptement sur leur première décision. Si nos bons ouvriers savaient le latin, ils auraient pu dire : « Timeo Danaos et dona ferentes ». Ici les Grecs sont représentés, comme je l'ai dit, par les capitalistes qui font construire les navires. Car, il va y avoir quelque 80 vaisseaux de guerre à construire, dont un doit certainement être construit sur la Tamise. Si, par conséquent, la clause 6 du plan de Hills était admise, la compagnie pour la construction sur la Tamise l'appliquerait certainement aux nombreux ouvriers qui devront être employés à la construction de ou des navires qui lui sont alloués.

J'arrive maintenant au témoignage de M. Keir-Hardie, témoignage qui est de la plus grande importance. Son auteur déclare que la question des sans-travail est l'objet spécial de ses études. Il a proclamé dans tout le pays qu'il avait une solution toute prête et que si seulement le gouvernement voulait l'écouter et suivre son avis, la question ne présenterait plus aucune difficulté. Ce qui me parait à moi personnellement être presque dangereux, c'est qu'il est allé dire la même chose au pauvre peuple des malheureux sans-travail. Au lieu de leur dire, comme doit le faire tout socialiste franc et honnête, qu'il n'existe absolument aucun remède pour eux dans les conditions présentes de la société, il les a leurrés avec un faux espoir, disant qu'on pourrait faire quelque chose pour eux sans recourir au seul remède possible — la nationalisation des moyens de production et de distribution. Comme je l'ai déjà dit, c'est surtout aux efforts de M. Keir-Hardie qu'on doit la nomination d'un comité par la Chambre des communes. Toutes ces raisons ont fait que c'est avec beaucoup d'intérêt qu'on attendait l'exposé des idées et des propositions de M. Hardie. Malheureusement le seul résultat net de sa comparution devant le comité fut de montrer qu'il ignorait son sujet et ne possédait aucun remède pratique. Il ne s'est même pas donné la peine de consulter la statistique sur les sans-travail, ce qui apparut dans les circonstances suivantes : lorsque trois membres du comité, représentant au Parlement Durham, Leeds et Scheffield [sic], lui posèrent des questions sur la situation dans ces grandes villes et les mesures qui y sont prises, cet imaginatif avocat des inoccupés montra un tel trouble d'esprit qu'il se déclara sans hésitation, tout d'une haleine, contre le plan de M. Hills, exposé plus haut, et pour le plan connu sous le nom de projet de la Nouvelle Zélande et qui est identique, comme but et comme intentions, à celui de M. Hills. On peut expliquer en partie ce manque extraordinaire de sens pratique en rappelant la déclaration franche de M. Hardie où il disait n'avoir jamais fait partie d'aucun Conseil des pauvres, d'aucun comité qui eût des rapports avec l'organisation des secours aux sans-travail. Ce singulier politicien a dit avoir toujours refusé de servir dans les institutions de cette nature en vertu de ce qu'il se plaisait a appeler « ses principes ».

Examinons maintenant les chiffres qu'il a montrés et les idées qu'il a exprimées. Il y a, d'après lui, en ce moment en Angleterre 5 millions 1/4 de sans-travail ou, en comptant par familles, 1 million 3/4 de familles. Je ne discuterai pas ces chiffres qui peuvent être vrais et que, personnellement, je ne crois pas exagérés. Mais je crains que les méthodes employées pour les obtenir ne soient très discutables. Arrivons maintenant aux lumineuses pensées issues de la brillante imagination de M. Hardie. Il ne semble pas que son intelligence se soit donné beaucoup de mal en travaillant cette question. Avant la nomination du comité spécial et avant qu'il fut même question de cette nomination, lui, ce partisan de la paix, se prononçait pour la construction de vaisseaux de guerre en vue de donner du travail aux pauvres. Puis, un discours prononcé par lui à la Chambre des communes, à l'occasion de la nomination du comité, nous montre cet esprit changeant qui abandonne les vaisseaux de guerre pour proposer de planter des forêts sur un espace de 26 millions d'acres et de fonder des colonies à l'intérieur du pays. Dans l'intervalle du temps écoulé entre la nomination du comité et la comparution de M. Hardie devant lui en qualité de témoin, ses idées ont subi encore un changement. Il n'était plus question des vaisseaux de guerre lors de la formation du comité, mais uniquement des forêts et des colonies. Maintenant ; que pensez-vous que propose M. Hardie pour soulager la misère qui sévit dans toutes les nations ? Son unique plan consiste à proposer que l'État donne immédiatement 100.000 livres sterling. Une autre somme de 100.000 livres sterling doit être fournie par différentes localités. Le total de 200.000 livres sterling doit-être employé comme « un secours temporaire destiné à soulager la misère ». On peut se demander si l'auteur de ce plan extraordinaire et fastidieux en a bien calculé les conséquences. Lorsque les mieux doués au point de vue mathématique, parmi les membres du comité ont fait pour lui la division de la somme, il a paru tout étonné de voir qu'avec ses propres chiffres (200.000 livres, 1 million 3/4 de familles, 6 semaines), on a calculé que chaque famille recevrait la somme de 12 shillings, 3 pences pour vivre pendant 6 semaines. « Et après ? » demande quelqu'un. Une autre somme de 200.000 livres, répondit M. Hardie qui a, sans doute, le courage de son imagination. Cette imagination n'a d'égale en puissance que son désintéressement. Sur les 100.000 livres fournis par le Trésor il ne demande, en effet, pour West-Ham que la somme disproportionnée de 4.000 livres.

D'autres résolutions ont été prises, sur ces entrefaites, en dehors du Comité en vue de réunir des secours immédiats. Le Lord-maire de Londres s'est adressé au public en lui proposant une souscription de 500 livres, en vue de prendre les mêmes mesures que pendant les deux derniers hivers, c'est-à-dire entreprendre des travaux de drainage et de nivellement et préparer pour les ouvriers des parts de terrain d'une quarantaine d'acres chacune, à West-Ham, où la communication est facile avec les bords du fleuve et dans les autres districts où la misère est la plus aiguë. Le projet de la culture des forêts, ainsi, que celui des colonies étaient vulgarisés en même temps par un certain nombre de journaux. Tout récemment un meeting public a eu lieu à Londres et il a été décidé qu'un certain nombre de prêtres et de laïques représentants les diverses églises chrétiennes, vont se constituer en comité, dans l'espoir d'introduire en Angleterre le projet des fermes-colonies, essayées en Allemagne. Le Comité a trouvé dans Kent une ferme de 40 acres ; avant d'entreprendre sérieusement l'affaire il lui faut avoir 2.000 livres et il a déjà à peu près la moitié de cette somme. Un prêtre dissident exprima à ce meeting la raison dominante de cette entreprise, en disant, premièrement, qu' « une bonne partie du socialisme était violemment anti-chrétienne » et, ensuite qu'une expérience de ce genre ne pouvait être faite que par des chrétiens. Le facteur immédiat qui a produit ce mouvement en Angleterre est un livre écrit par Mlle Julie Sutter et intitulé « Une Colonie de miséricorde ou le Christianisme social en action ».(b) Ce livre démontre que la « sainteté » est aussi cosmopolite que le capitalisme. La colonie décrite en particulier se trouve dans le Teutobergerwald. Une portion de cette colonie, fondée spécialement pour les sans-travail de Westphalie fut, pour l'Allemagne, le modèle de près de 25 institutions du même genre. Un compte-rendu très complet et très soigné de ces colonies a été donné il y a quelques mois, par le « Hamburger Echo ». En France aussi une commission, sous la direction de M. Georges Berry, a été nommée par le Conseil municipal de Paris, commission qui, je pense a déjà publié les résultats de ses recherches. La place dont je dispose ici ne me permet que de noter deux ou trois des méthodes douces et géniales employées dans les colonies par M. Bodelschwingh et ses associés. Tout homme venu dans la colonie doit d'abord signer un contrat, dans lequel il déclare : que les vêtements qu'on lui prête ne lui appartiendront définitivement que lorsqu'il les aura gagnés par son travail, s'il quitte la colonie avant il sera poursuivi pour vol ; qu'il n'a droit à aucune rémunération en plus de sa nourriture, même s'il travaille jusqu'à 12 heures par jour, et que tout ce qu'on pourrait lui donner serait un don, offert à lui par bonté. Après avoir signé ce précieux contrat le pauvre diable doit travailler les deux premières semaines sans aucune rémunération absolument. Ce délai passé il est payé 2 pence 1/2 (0 fr. 25) par jour ; il ne travaille pas à l'heure. Il reçoit cette rémunération généreuse pendant un mois, après quoi il reçoit le maximum de son salaire 5 pence (0 fr. 50) par jour. Mais ces salaires ne sont qu'inscrits à son nom et non pas donnés directement à lui. On marque en même temps le prix des vêtements qui lui ont été fournis. Quant au surplus qui devrait lui être payé, il est envoyé à son futur patron s'il va en avoir un ; à son défaut, il est enfin envoyé à l'homme lui-même, quand il se trouve à une certaine distance de la colonie. « La colonie, dit Mlle Sutter, encourage le travail à la pièce » — ce système inique contre lequel ne cessent de lutter tous les vrais défenseurs du travail. « L'industrie s'y développe ainsi et les vêtements donnés par la colonie se trouvent bientôt payés ». Pour M. Bodelchwingh et Mlle Sutter, qui sont de bons bourgeois, la colonie se présente comme un préservatif contre le socialisme et le nihilisme. « Ce n'est pas, comme le voudraient les socialistes, une institution destinée à procurer du travail sous la responsabilité publique... Qui sait combien de personnes la colonie a sauvé du socialisme » qui, assure sérieusement Mlle Sutter, est en Allemagne, presque entièrement de l'anarchie. On peut juger de la valeur réelle de ces expériences en se rappelant que les organisateurs déclaraient avec enthousiasme que l'œil de l'empereur est fixé sur eux et que sa majesté leur a manifesté sa chaleureuse approbation.

Voici la résolution qui a été envoyée à tous les membres du gouvernement par le secrétaire de la « Société pour la nationalisation du sol ».

« La Société, reconnaissant le nombre alarmant des sans-travail, considère qu'il est inhumain, en même temps que dangereux au point de vue social, de différer les mesures à prendre pour y apporter un remède et insiste auprès du gouvernement sur la nécessité de commencer immédiatement la plantation des forêts ou d'utiliser d'une autre façon quelconque les vastes terres qui existent, de réclamer les terres basses des côtés et de construire des refuges pour les plus nécessiteux. Ce sont là des mesures économiques pour le secours immédiat, mais la société répète que sa conviction, profondément arrêtée, consiste à considérer le monopole du sol qui existe actuellement comme la cause du mal et à ne chercher de solution définitive que dans l'abolition de ce monopole ».

La même société — elle a fait beaucoup de bien en suivant sa voie — a proposé d'utiliser certains actes de Georges III et Guillaume IV autorisant les Conseils des pauvres à louer des terres et de les partager entre les ouvriers pour leur donner du travail.

Un autre projet, auquel mon ami John Burns attache, me semble-t-il, une importance exagérée, est celui de rééditer la circulaire envoyée par le ministère de l'intérieur en 1886. La réalisation de ce projet entraînerait certainement en 1895, la même succession de lettres et de circulaires inefficaces que 9 ans plus tôt. L'année dernière, M. Joseph Chamberlain était à la tête du ministère de l'Intérieur. En 1886, il avait déjà envoyé 29 circulaires à 29 conseils des pauvres de Londres, demandant s'il existe, selon eux, une misère exceptionnelle dans leurs districts respectifs. A très peu d'exceptions près, la réponse fut la même : qu'il n’y a pas de misère exceptionnelle. Ce n'est que de Saint-Pancras, Hacxney [sic], le Strand, Shoreditch et Stepney qu'on entendit une note discordante, encore bien faible. La cause de ce fait réside en ceci : que pour les esprits un peu étroits des membres du Conseil des pauvres, la seule mesure de la misère existante est dans le nombre des demandes de secours. Pour vous donner une idée du paupérisme qui existe constamment à Londres je vais citer les chiffres (pour une semaine), donnés par un autre excellent article du volume déjà mentionné Le Parti Nouveau. 99.885 pauvres ont reçu des secours, 63.854 dans les « maisons de travail » et 36.031 à domicile ; on a en plus secouru 1.215 « vagabonds ». Ajoutez-y nos mille asiles pour les fous, nos hôpitaux pour les maladies infectieuses, nos asiles pour les idiots et les écoles de mousses, et le nombre des pauvres de Londres atteindra le total terrible de 117.000. Alfred Russel-Wallace, bien connu dans le monde pour la découverte qu'il a faite simultanément avec Darwin de la sélection naturelle, donne sur ce point et sur l’erreur qu'on fait en basant sur les maisons de travail les calculs relatifs à la misère, quelques chiffres intéressants. Il a aussi, entre parenthèses, fait un article dans le Parti Nouveau, mais il est plutôt confus au point de vue économique. Les chiffres qu'il donne, beaucoup plus intéressants, montrent que pendant la période 1850-1882 le nombre des pauvres secourus dans les « maisons de travail » par rapport à celui des habitants de Londres demeure à peu près fixe, pendant que la taxe sur le revenu est devenue presque le triple de ce qu'elle était. Dans certaines unions de Londres on voit une décroissance du nombre des pauvres renfermés dans les « maisons de travail. » Cependant dans les 20 ans, jusqu'à 1885, il ne fut pas fondé à Londres moins de 132 institutions charitables générales, sans compter les institutions locales. Pendant les 10 dernières années, près de 50 institutions du même genre ont été fondées, pendant que les anciennes, qui sont en même temps les plus connues, continuaient à se développer sans cesse. Ajoutez à cela l'œuvre de l'Armée du Salut et cette redoutable institution qu'est la Société de l'organisation de la charité ; considérez en même temps les legs continuels pour les institutions de charité (en 1893 leur somme atteignait à Londres plus d'un demi-million, sans compter les legs faits pour des institutions d'éducation et de religion) ; considérez le courant incessant des dons individuels — et vous comprendrez pourquoi le chiffre officiel, déjà terriblement élevé, n'est pas encore plus considérable. Cependant Wallace soutient que le chiffre officiel des pauvres ne représente que la moitié de la misère et du dénûment auxquels on porte secours réellement. Et nous avons en plus toute la multitude inconnue mourant constamment de faim, du manque de vêtement, de logement, d'air. D'après le registre général il y a, dans les maisons de travail et autres institutions similaires, une mortalité toujours plus croissante et excédant de beaucoup la moyenne de la mortalité générale. Les chiffres sont : en 1875, 5,6% ; en 1885, 6,7% ; en 1888, 6,9% ; en 1893, 7,12%. Ils se rapportent à toute l'Angleterre et au pays de Galles. A Londres l'accroissement est encore plus alarmant : en 1865, 9,1% de la mortalité générale : en 1881-88, 12,2 à 13% : en 1891, 13,8% ; en 1893, 15,2%. Pour comprendre la signification de ces faits notons que la mortalité totale à Londres s'est accrue de 1865 à 1893 de 21%. Le total des morts dans les maisons de travail a augmenté pendant la même période de 100%. Et pendant ces 29 années le chiffre des suicides à Londres s'est élevé de 59%, ou à peu près le triple de l'augmentation générale de la mortalité. Et tout cela se passe au milieu de l'accroissement incessant de la richesse et du luxe des classes supérieures, et en forme l'inévitable conséquence. Et lorsque Sts Hugh-Owen et M. George Giffen prétendent que la diminution du paupérisme officiel indique la diminution de la misère et une amélioration dans la condition des classes ouvrières, il me semble qu'ils commettent presqu'un crime capital.

Répétons ce qu'a fait le ministère de l'intérieur en 1886, M. Chamberlain a envoyé une lettre au président du conseil métropolitain du travail, une institution corrompue et inefficace qui est heureusement remplacée maintenant par le conseil du Comté de Londres. Cette lettre, datée du 19 février, établit officiellement qu'il existe une misère considérable parmi les ouvriers qui, d'habitude, ne demandent pas de secours aux paroisses, et demandait au conseil du travail de hâter le commencement des travaux qui puissent donner de l'ouvrage aux ouvriers. Le conseil du travail répondit officiellement, une fois le délai officiel de 15 jours passé, c'est-à-dire le 6 mars, que le conseil prenait en considération le grand nombre des sans-travail de Londres, déclarait avoir l'intention de construire de nouveaux ponts sur la Tamise, d'ouvrir de nouvelles rues, de faire de nouveaux égouts. Mais, ô honteuse et impuissante conclusion, ces travaux étaient tous entrepris par contrat et l'excellente institution déclarait n'y pouvoir rien. Pendant ce temps, le ministère de l'intérieur envoyait une autre circulaire, signée par le même sir Hugh Owen dont il a été question plus haut (il n'était alors que monsieur tout simplement), adressée aux mêmes 29 que la première fois et à un certain nombre de conseils du travail à Londres, et une autre circulaire aux 89 villes de province. La réponse générale des autorités locales fut qu'elles feraient tout leur possible pour poursuivre, partout où elles le pourraient, les travaux des routes, des rues et des égoûts. Le conseil du travail de Whitechapel se distingua comme l'émule de Dogberry et Verges,(c) en affirmant gravement que « si les membres du conseil savent individuellement qu'il existe une misère exceptionnelle, l'institution elle-même n'en sait rien. » Enfin, une lettre circulaire a été adressée à un grand nombre de secrétaires des Trade-Unions, demandant s'il y a beaucoup d'ouvriers sans travail, s'il a été fait des demandes extraordinaires de fonds et à quelle somme montent les secours accordés à leurs camarades pendant les 10 dernières années. La réponse aux deux premières questions fut, généralement, affimative. Je choisis au hasard un des nombreux cas. Parmi les chaudronniers 23 1/2 % étaient en 1884 sans travail, en 1885 le chiffre a dépassé 25 1/2 %. La somme donnée en 1883 aux membres sans travail était de 3.606 l. 4 sh. En 1884 elle a atteint 61.698 l. 11 sh. Les fileurs de coton payaient en 1883 chacun 14 sh. 10 pence par an à la caisse des secours ; en 1884 la somme s’est élevée à 18 sh., 2 p., en 1885, à 25 sh., 6 p., 1/2. Les charpentiers disent que « la situation des ouvriers habiles » devient chaque année plus précaire.

Le 15 mars 1886 la dernière circulaire du ministère de l’intèrieur constata officiellement une misère exceptionnelle « parmi ceux qui d'ordinaire ne demandent pas de secours » et l'augmentation croissante des privations. La circulaire recommande aux autorités locales d'inventer des remèdes tels qu'ils n'entraînent pas, avec les secours, la flétrisure du paupérisme, des travaux qui ne présentent pas de concurrence aux autres entreprises, ne soient pas nécessairement interrompus avec le retour des ouvriers à leurs occupations habituelles et ne soient pas au-dessus de la force moyenne d'un homme. Les salaires, dit la lettre, doivent être (comme dans le projet de M. Hills) inférieurs à ceux qui sont payés ordinairement.

Et maintenant on veut jouer de nouveau cette comédie embrouillée qui n'a rien d'amusant. On peut dire sans exagération que les sans-travail n'ont rien retiré des lettres solennelles de 1886 et qu'il n'en résultera pas plus des lettres analogues qu'on nous promet en 1895. M. Hilleary, secrétaire de l'Hôlel-de-Ville de West-Ham dont nous avons plus haut reproduit le témoignage devant le Comité, résout la question simplement et sans hésiter. « La circulaire du Ministère de l'Intérieur, dit-il, ne peut pas être appliquée ». Cette institution n'a pas de pouvoir pour l'imposer aux autorités locales, si même le ministère voulait avancer l'argent a ces autorités, suivant ces Messieurs et les autres experts, les conseils de paroisse, les conseils des pauvres et les conseils du travail n'avaient pas le pouvoir légal d'en profiter.

Si la circulaire du Ministère de l'Intérieur a fait fiasco, le même malheur est arrivé au Comité spécial nommé par la Chambre des communes. Ce dernier a, en effet, bien vite justifié les prévisions de certains d'entre nous qu'il n'en résulterait rien. Le rapport préalable du président reconnaît l'existence d'une misère exceptionnelle, le manque constant de travail, examine les propositions de M. Hardie et les autres, mais remarque sagement quelles exigent un examen consciencieux avant d'être adoptées ; il ne propose rien en attendant et demande qu'il soit procédé à une enquête.

Les lecteurs français sont probablement curieux de savoir, quel rôle a joué au comité M. Jolin Burns. Je voudrais pouvoir dire qu'en cette circonstance il a donné tout ce que le Parti Ouvrier de toutes les nations pouvait attendre de lui. Mais il s'est montré capable seulement de jouer le rôle d'interrogateur et de contradicteur, et, quand on examine la façon dont il l'a fait, on ne peut pas s'empêcher de voir qu'il y a eu malheureusement une certaine rivalité entre lui et M. Hardie. Ce dernier est le président du Parti Ouvrier Indépendant, ou, plus exactement constitue ce parti. M. Burns n'est pas membre de cette organisation, dont les membres emploient une bonne partie de leur temps à l'attaquer. Tout ceci se reflète un peu, pour ceux qui lisent entre les lignes, dans l'interrogatoire contradictoire de M. Hardie par M. Burns. La principale objection est, hélas ! cet argument bourgeois réchauffé qui dit que le secours démoralise et débauche ceux qui le reçoivent. Cet argument pouvait être attendu d'un tory ou d'un radical ordinaire, d'un homme comme Goschen ou comme feu Charles Bradlaugh, mais non d'un socialiste convaincu.

Mais ce qu'il y a de plus triste dans tout ceci, c'est la glorieuse occasion qui se présentait ainsi en dehors de tous les événements et que les deux membres socialistes du comité ont complètement manquée. Ni M. Hardie, ni M. Burns n'ont dit au comité et à la Chambre des communes que la nomination de ce comité est une farce, qu'il n'en résulterait rien, que les sans-travail sont le résultat nécessaire du système capitaliste actuel et qu'on ne peut s'en débarasser qu'avec lui. Les yeux du monde civilisé étaient fixés sur le comité ; ses oreilles écoutaient ses délibérations. C'est là que se présentait l'occasion d'user un peu la machine gouvernementale de la classe moyenne, ainsi que son Parlement, et de prêcher les doctrines salutaires qui forment nos convictions. Imaginez quel parti auraient su tirer de cette précieuse occasion Bebel, Liebknecht, Singer, Millerand, Jaurès, Guesde ! « N'est-ce pas une terrible ironie, aurait-il pu dire au comité, que ce soit eux, les sans-travail, qui doivent s'adresser à vous ? Eux qui sentent, à vous qui n'avez pas de sentiments ! Eux qui souffrent — à vous qui ne savez pas ce que c'est que la souffrance ! C'est vous qui devriez vous adresser à eux. Vous allez à un bon dîner ou à un bon déjeuner, ou bien vous en venez. Eux, n'ont pas eu et n'auront pas de dîner, ni d'autre repas. Ils ignorent la distinction entre le déjeuner et le dîner. Cette nuit vous avez dormi dans un lit confortable. Eux n'ont jamais confortablement passé une nuit. Et quel est le cri qui vient d'eux : Ils demandent du travail honnête. Je dis que c'est vous qui devez vous mettre à genoux pour demander qu'ils vous pardonnent. Car c'est vous votre classe, votre maudit système qui crée eux-mêmes et leur misère. N'entendez-vous pas sous ce cri qui demande du travail une autre note, plus profonde et plus effrayante ? N'entendez-vous pas le son inarticulé de lamentation et de menace qui s'élève à chaque instant toujours plus haut et finit même maintenant par devenir articulé ? Si nous sommes sans travail, si nos femmes et nos enfants meurent, c'est à vous qu'en incombe le crime et la honte ! Ces choses doivent cependant avoir une fin. Votre système a péri ; il va à sa ruine et nous ne sommes qu'un des symptômes de son agonie. Cédez donc la place à ceux qui comprennent et qui viendront pour construire un état de choses nouveau. Descends, ô capitalisme, des hautes places que tu occupes sur la terre ! Cède le chemin à la Révolution sociale ! »

Edward Aveling.


1. West-Ham, qui est le centre de la question des sans-travail, est un district situé à l'extrémité Est de Londres, et qui touche par une extrémité le comté d'Essex. Sa population se compose presqu'exclusivement de manoœovres sans métier. C'est là que se trouvent les plus grandes mines de gaz d'Angleterre, tout près sont les bords très bas de la Tamise et par conséquent les docks. La localité abonde en usines de toute espèce. La population est travailleuse mais dénuée de toutes ressources par la force des choses. Le comté d'Essex envoie là un courant vivant, constant et inévitable de la population qui arrive à Londres des districts ruraux.

a. The Voice from the Rural Wilderness par Rev. E. Potter Hall et J.S.Hamilton, dans The New Party described by some of its members, ed. Andrew Reid, 1894. (note MIA)

b. A Colony of Mercy : Social Christianity at Work, Julie Sutter, New York 1893. (note MIA)

c. Dogberry et Verges : figures comiques de la pièce de Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien. (note MIA)


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