1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


II. Argentine : deux orientations à l'épreuve des faits

4. Devions-nous nous présenter aux élections et profiter de la légalité ?

Selon le camarade Germain, nous avons agi en Argentine comme si nous étions « en Grande-Bretagne avant 1914 ou aux États-Unis en 1938 ou 46 ». Pour lui, la situation de notre pays est similaire à celle de l'Espagne et de la France en 1936. Toutes les analogies sont périlleuses. Dans la situation du prolétariat argentin, et par conséquent dans la situation objective argentine, il existe une contradiction aiguë, peut-être unique mais qui, dans tous les cas, rend impossible la comparaison avec les pays que cite le camarade Germain.

Quelle est cette contradiction ?

Le mouvement ouvrier argentin est péroniste et reconnaît comme principal leader politique et syndical un dirigeant bourgeois : le général Peron.

Cependant, il a un très haut degré de combativité et d'organisation syndicale. Surmonter cette contradiction veut dire hausser le développement politique de la classe ouvrière jusqu'au niveau atteint par son organisation syndicale et ses luttes, et c'est la principale tâche posée aujourd'hui aux révolutionnaires en Argentine. Cela signifie que la grande tâche historique de cette étape consiste à gagner l'indépendance politique du mouvement ouvrier. Dans aucun des pays énumérés par le camarade Germain (et à l'époque indiquée) n'est posée cette tâche, car le prolétariat y avait ses organisations politiques de classe.

Naturellement, l'indépendance politique du mouvement ouvrier ne pourra s'obtenir que par la mobilisation de classe. Mais cela ne signifie pas que nous ne puissions pas utiliser les élections et la légalité bourgeoise pour soutenir et, dans la mesure du possible, diriger ces deux processus combinés mais non identiques : l'indépendance politique et la mobilisation de la classe ouvrière.

Une analogie plus adéquate : l'Espagne en 1931

Nous le répétons, les analogies sont périlleuses, car elles mettent l'accent sur les ressemblances et estompent les différences qui peuvent être plus importantes que les premières. Connaissant ce risque, nous oserons en faire une: plus qu'à l'Espagne ou la France en 1936, l'actuelle situation argentine paraît similaire à celle de l'Espagne en 1931. Trotsky signalait que s'ouvrait une étape révolutionnaire mais que, comme les masses avaient toujours une grande confiance dans les partis et le parlement bourgeois, il était impératif d'intervenir dans les élections et d'accompagner l'apprentissage par les masses du parlementarisme bourgeois, en participant aux Cortès. Le fait que la situation était révolutionnaire ou pré-révolutionnaire ne constituait pas un obstacle pour intervenir dans les élections. Au contraire, cela le rendait plus nécessaire. Le stalinisme s'opposait à Trotsky, proposant l'armement du prolétariat. Écoutons comment Trotsky les qualifiait :

« Opposer le mot d'ordre d'armement du prolétariat à la réalité des processus politiques qui coulent dans les veines des masses signifie s'isoler des masses - et les masses des armes. » (déjà cité dans .'The Spanish Revolution").

Se présenter aux élections en plein milieu de la révolution bolivienne ?

Mais il y a une analogie que le camarade Germain n'a pas eu l'idée de mentionner, celle de la Bolivie en 1952 et 56.

Pendant ces années-là en Bolivie existaient des milices ouvrières et la possibilité d'une insurrection ouvrière et paysanne qui impose « tout le pouvoir à la COB avec ses milices ». C'était une situation beaucoup plus aiguë qu'en Argentine après le « cordobazo », les masses boliviennes avaient renversé définitivement la dictature militaire au moyen d'une insurrection et avaient gardé les armes. Dans une telle situation, bien plus révolutionnaire que celle de l'Argentine, la direction de notre Internationale proposait systématiquement pour la Bolivie la présentation aux élections. Le IV° Congrès de l'Internationale, par la plume du camarade Germain conseillait en 1954 pour la Bolivie une :

« campagne pour des élections générales avec droit de vote pour tous les hommes et toutes les femmes de plus de 18 ans pour élire une Assemblée constituante et présenter des listes ouvrières de la COB aux élections » (Résolution du IV° Congrès, juin 1954, p.54).

Et cette analogie s'étend à juin 1956, quand le POR se présenta aux élections malgré leur caractère d'escroquerie.

Ces analogies sont assez illustratrives. Cependant, les camarades de la majorité se refusent à répondre catégoriquement à notre question: devions-nous oui ou non nous présenter à ces élections ? Pour eux, se présenter aux élections n'est pas décisif, ce qui est décisif c'est la politique avec laquelle nous nous y présentons. C'est là une manière incorrecte d'envisager le problème.

Sans participation aux élections, il ne pouvait pas y avoir de politique correcte

Quelle est la signification de l'affirmation de Trotsky que nous avons citée, selon laquelle on ne doit pas lancer de mots d'ordre éloignés des « processus politiques qui coulent dans les veines des masses » ? Cela signifie-t-il que, parce que les masses se font des illusions sur les élections nous devons nous laisser entraîner dans l'électoralisme ? Trotsky n'a jamais rien affirmé de cela. Il affirmait que c'est seulement à partir de ces processus politiques réels que nous pouvons concrétiser notre politique.

Si les masses se font des illusions sur les élections, si sur tous les lieux de travail on en parle, si même (comme ce fut le cas en Argentine) les mobilisations sont freinées par l'attente que des élections (ou la victoire du péronisme) résolvent les problèmes, si tout cela se produit, la seule manière de formuler notre politique c'est à partir de cette question des élections qui accapare l'attention du mouvement des masses.

Les mots d'ordre généraux de l'étape changent-ils pour autant ? Non, ils ne changent pas, mais nous ne pouvons les formuler qu'à partir des élections. Elles sont le point de départ obligatoire pour dénoncer qu'elles sont un piège, pour dire que la seule voie est celle de la mobilisation et pour insister sur la nécessité d'un parti ouvrier indépendant de la bourgeoisie. Nous pouvons dire exactement la même chose sans participer au processus électoral, mais les masses, entraînées par lui, ne nous écouteront pas.

Par conséquent, c'est une obligation pour les révolutionnaires de participer aux élections quand les masses croient en elles. Peu importe dans quelle étape de la lutte des classes nous sommes. La première chose à définir, c'est la base de départ sur laquelle nous donner une politique correcte.

Ce qui est arrivé aux sectes argentines

Dans notre pays, il y eut plusieurs organisations marxistes (Politica Obrera, le PCR, l'ERP) qui disaient comme nous que les élections et le parlementarisme étaient une tromperie et qu'il fallait poursuivre les mobilisations. Mais elles ne le dirent pas à partir du processus électoral dans lequel étaient engagées les masses, mais de l'extérieur. Les résultats sont visibles : ces organisations n'ont pas su se faire entendre par les masses ni par l'avant-garde ouvrière, elles avaient l'air de martiens parlant une langue distincte et de thèmes distincts de ceux que les masses discutaient. Ils sortirent des élections beaucoup plus faibles qu'auparavant et au bord de la liquidation totale. Par contre, en disant en général la même chose que ces organisations, en y ajoutant la nécessité d'un parti ouvrier indépendant (formulée par nos candidats ouvriers), les élections furent un des points-clés du développement et de la croissance de notre parti, elles signifièrent un saut qualitatif.

La majorité raisonne comme les sectes argentines

C'est là que réside l'erreur des camarades de la majorité. Ils raisonnent comme les sectes argentines dont nous venons de parler et qui pensaient que ce qui est important c'est la politique, et que se présenter aux élections est secondaire. Pour nous, c'est exactement le contraire : à ce moment-là, ce n'est qu'en nous présentant aux élections que nous pouvions formuler notre politique. Si nous ne nous étions pas présentés, nous n'aurions pu formuler aucune politique correcte, car nous nous serions éloignés de la réalité « des processus qui coulent dans les veines des masses ». Nous aurions pu dire la même chose, mais nous devenions alors un groupuscule sectaire de propagande, à cent lieues du problème concret, immédiat, présent des masses argentines. Et même pire, nous laissions les masses entraînées, sans aucune opposition, par les partis bourgeois, abandonnées sans position de classe face au problème le plus important pour elles alors, le processus électoral.

C'est pour cela que nous insistons, en Argentine, on ne pouvait formuler aucune politique révolutionnaire sans partir d'une participation aux élections. C'était une question stratégique que nous devions d'abord résoudre et nous l'avons résolue. Voyons maintenant avec quelle tactique nous nous y sommes présentés.

Notre tactique électorale et les mobilisations

Le camarade Germain a porté de graves accusations contre notre organisation. Principalement une: que notre activité centrale, dans une étape pré-révolutionnaire avec d'intenses mobilisations ouvrières et populaires, a été électorale et non mobilisatrice. Il dit que nous avons fait ainsi de :

« la question des candidats indépendants de la classe ouvrière dans des élections frauduleuses sous une dictature décadente, et non la question de renverser la dictature (comment généraliser les « cordobazos ! » vers un « argentinazo »), l'axe principal de son activité politique » (Germain, document cité, p.70).

Nous ne savons pas d'où le camarade Germain tire cela. Examinons nos documents électoraux (publiés dans une brochure) et notre plate-forme électorale. Dans le document adopté le 17 décembre 1972, il existe tout un chapitre intitulé « Utiliser les élections pour expliquer la nécessité d'un "argentinazo" ». Nous y disions que :

« Pour cela, les grands mots d'ordre de notre campagne électorale doivent être : Pour la liberté des prisonniers politiques et syndicaux ! Pour les libertés démocratiques, pour l'abrogation de toutes les lois répressives ! A bas le gouvernement militaire actuel ! A bas le gouvernement bourgeois alternatif ! Faisons un "argentinazo" pour nous libérer définitivement ; de l'impérialisme et du capitalisme ! »

Et nous précisions plus loin :

« Nous ne voulons pas des morts ni des blessés des "cordobazos", mais nous devons nous y préparer car ils seront inévitables, puisque les exploiteurs nous l'imposent ».

Notre plate-forme électorale et notre utilisation de la télévision

Par décision du parti et à la même date, la plate-forme électorale comporta sept points. Cette résolution reçut une ample publicité et fut publiée dans la brochure déjà mentionnée. Voici ces sept points :

« 1) libération des prisonniers politiques et syndicaux ; 2) Pour les libertés démocratiques, à bas la législation répressive ; 3) A bas le gouvernement militaire ; 4) Dehors le futur gouvernement capitaliste ; 5) Résistons à la répression impérialiste et capitaliste par un « argentinazo » qui impose un gouvernement ouvrier et populaire ; 6) Pas une voix pour les militaires ni pour les bureaucrates syndicaux, pas une voix pour les « docteurs » ni pour les patrons. Votez pour vos camarades, pour les candidats ouvriers ; 7) Pas une voix pour les candidats patronaux de Coria et Miguel » (les deux bureaucrates syndicaux les plus importants et connus à ce moment-là. Coria du Bâtiment et Miguel de la Métallurgie ). ("Le PST face aux élections", p. 3,4 et 6).

En accord avec les dispositions de la loi électorale, le gouvernement nous concéda deux heures de passage à la télévision. Ces deux heures ont tourné autour d'une seule idée: tout ce que nous avons obtenu c'est grâce au « cordobazo » et aux mobilisations ouvrières et populaires, (et l'intervention était accompagnée par la projection de films de ces mobilisations) ; par conséquent, les élections sont une fraude qui nous mène dans une impasse ; ce qu'il faut faire c'est un « argentinazo », une insurrection ouvrière et populaire pour renverser le gouvernement.

Notre campagne électorale et les luttes ouvrières

Mais il y a quelque chose de beaucoup plus important et beaucoup plus concret. A l'époque de la campagne électorale devait se réaliser le renouvellement des conventions collectives de travail. Le parti prévoyait que d'importantes mobilisations ouvrières se produiraient autour de ces renouvellements. La conclusion était évidente: empêcher que les élections ne dévient la classe ouvrière de ses luttes, comme c'était le plan de la bourgeoisie et de la bureaucratie syndicale. Nous prenions bien entendu en compte la réalité de la lutte de classes. Il y a une foule de citations, nous en prendrons une parmi tant d'autres. Dans le document « Faisons une campagne révolutionnaire et socialiste », nous disions :

« Le grand mot d'ordre national du parti en ce moment doit être : empêchons que les élections dévient la classe ouvrière de sa lutte pour de bonnes conventions et pour une augmentation substantielle des salaires » « Notre position doit être : les élections sont en train de provoquer une ivresse qui fait oublier à la classe ouvrière ses véritables grands problèmes concrets de ce moment, les salaires de misère... »

Et dans un chapitre spécial intitulé : « La campagne électorale et les conflits ouvriers », nous ajoutions :

« C'est l'axe essentiel de notre campagne électorale, avec sa conséquence pratique : il nous faudra intervenir dans tous les conflits pour les conventions qui éclateront. L'activité électorale ne doit pas être un motif pour nous éloigner des conflits, au contraire, la campagne devra nous permettre de détecter et participer à beaucoup plus de conflits que d'habitude. Si nous agissons ainsi, notre campagne ne sera pas électoraliste, sinon, malgré toutes les phrases révolutionnaires que nous employons, nous dévierons des expériences et des luttes réelles de notre classe vers le propagandisme ». « En résumé, nous pouvons dire que la campagne électorale ne signifie pas abandonner l'activité habituelle du parti dans les luttes concrètes de la classe ouvrière, des luttes pour des augmentations de salaire aux « cordobazos », mais amplifier et développer l'énorme expérience que nous avons de ce type de luttes. » (PST, doc.cité, p.22-23).

La campagne électorale fut l'application au millimètre près de ces résolutions. A travers elle, la liaison du parti avec les conflits ouvriers se multiplia. De nombreux militants eurent un rôle remarquable dans la lutte pour les conventions, comme dans d'innombrables luttes partielles, par usine ou par branche. Citons quelques-uns des nombreux exemples possibles. Dans la Métallurgie, il y eut une mobilisation très importante contre les réductions que la direction voulait effectuer sur les augmentation de salaires négociées avec le patronat. Notre parti fut en première ligne de cette mobilisation qui toucha de nombreuses usines. Dans l'usine sidérurgique la plus importante du pays, la SOMISA à San Nicolas, le candidat de notre parti dirigea l'occupation de l'usine, affrontant les méthodes brutales de la bureaucratie syndicale contre lui. Dans la longue grève à l'usine de plastiques Pan à Tucuman, un dirigeant du parti fut élu au comité de grève, bien qu'il ne soit pas ouvrier de l'usine. Ce n'est pas un hasard si, dans les derniers jours de la campagne électorale, le numéro un de la bureaucratie syndicale, le secrétaire général de la CGT Jose Rucci, attaqua violemment notre candidat aux présidentielles dans un télégramme qu'il lui envoya spécialement, chose qu'il ne fit pour aucun autre candidat.

Nous voulons une réponse : fallait-il participer aux élections oui ou non ?

Il est donc clair maintenant qu'il est faux de dire que nous ayons fait de la participation « aux élections le principal axe de notre activité politique » comme l'affirme le camarade Germain. Au contraire, nous avons utilisé l'activité électorale comme une arme de plus dans la lutte de classes. Le problème est politique mais le camarade Germain n'y répond pas. Il ne le pose même pas. Était-il impérieux pour un parti trotskiste argentin d'utiliser la légalité et les élections jusqu'au maximum des possibilités ? Fallait-il se présenter aux élections ? Le camarade Germain répond évasivement par des généralités : en général et en principe, il n'est pas incorrect de se présenter à des élections. La question est : dans le cas concret argentin, fallait-il le faire ou non, camarade Germain ? Parce que les situations sont concrètes et qu'il faut leur donner des réponses concrètes.

Une des orientations de base d'un parti trotskiste est d'utiliser la légalité et les élections. Avons-nous appliqué ou non cette orientation de base, camarade Germain ? Le PRT(C) a-t-il bien fait ou non en ne l'appliquant pas ? Ce n'est qu'après avoir donné des réponses catégoriques à ces questions que nous pourrons commencer la discussion sur notre tactique électorale et sur nos mots d'ordre. Ce n'est qu'alors que nous pourrons discuter si nous avons bien fait ou non de centrer la propagande électorale sur la dénonciation de la dictature et la nécessité de la renverser, sur l'abrogation des lois répressives et sur la nécessité d'un "argentinazo"; si nous avons bien fait ou non de centrer notre activité sur la lutte de classes, subordonnant la campagne électorale à cette activité et la combinant à elle.

Parce que, si nous avons mal fait en nous présentant à ces élections, les mots d'ordre et l'orientation de notre travail autour de ces élections ont dû être mauvais également. Peu importe que ces mots d'ordre et cette orientation soient bons en soi. Mais si nous avons bien fait, s'il fallait se présenter aux élections, nous avons réussi en ce qui est décisif, dans la réponse concrète à une situation concrète, même si nous nous étions éventuellement trompés sur les mots d'ordre et l'orientation de notre travail, qui furent cependant exactement ceux que prône le camarade Germain comme corrects.


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