1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


III. Le document européen et la section française

1. L'Europe occidentale est-elle devenue une île ?

Le document européen de la majorité ne pêche pas par faute d'audace dans les analyses ou de timidité dans les perspectives qu'il prévoit, quand il affirme que nos sections doivent se préparer pour :

« La révolution socialiste est de nouveau à l'ordre du jour... d'un point de vue conjoncturel » et exige de "préparer le prolétariat européen à s'opposer massivement à toute tentative d'intervention contre-révolutionnaire internationale contre une première révolution socialiste dans un seul pays d'Europe capitaliste, préparation qui doit se faire à l'avance et d'une manière systématique à mesure que le prolétariat renoue avec ses traditions internationalistes. » ("La construction des partis révolutionnaires en Europe capitaliste", BII n°4, p.5 et 48). Cette formule éthérée synthétise une bonne partie de la pensée des camarades de la majorité et, placée dans le contexte du document, nous oblige à poser cinq questions que nous considérons importantes.

1ère question : Qui va diriger la révolution socialiste en Europe capitaliste ?

Le document de la majorité affirme que « la révolution socialiste est de nouveau à l'ordre du jour... d'un point de vue conjoncturel » et de plus se donne une politique pour « une première révolution socialiste dans un seul pays d'Europe ». La première question qui nous vient est : qui va diriger cette « première révolution socialiste » ? Elle a une seule réponse trotskiste : en principe, cette victoire de la révolution socialiste dans un pays, seul un parti trotskiste ayant gagné une influence de masse peut la garantir.

Mais le document affirme que la perspective de construction de partis trotskiste de masse est exclue à cette étape de la lutte de classe en Europe. On ne peut donc en déduire qu'une seule chose: pour les camarades de la majorité, il existe des possibilités que le prolétariat prenne le pouvoir dans un pays d'Europe sans être conduit par nous. Cela reviendrait à dire que nous devons réviser toute notre analyse et tout notre programme.

Si ce n'est pas le cas, si les camarades pensent que nous pouvons construire dans un pays d'Europe un parti trotskiste de masse qui dirige le prolétariat vers « une première révolution socialiste », nous sommes en présence d'une seconde contradiction : la simple existence d'un tel parti signifierait un changement d'ensemble pour toute notre Internationale, puisque cela montrerait la possibilité de construire des partis similaires dans le monde entier ou du moins dans toute l'Europe.

Quelque soit la réponse des camarades de la majorité, celle-ci sape à la base tout le document. S'il se produit une révolution socialiste non dirigée par nous, nous devons commencer par réviser l'ensemble du trotskysme, et le document ne le mentionne pas. Si c'est nous qui dirigeons cette révolution, la possibilité de construire des partis trotskystes avec une influence de masse est posée d'une manière immédiate dans toute l'Europe, et par conséquent le reste du document perd sa raison d'être puisqu'il est basé sur la prémisse opposée.

2ème question : l'Europe occidentale n'a-t-elle rien à voir avec l'Europe de l'Est ?

Dans le document de la majorité pour l'Europe, on dirait que l'Europe occidentale est devenue une île qui n'a rien à voir avec le reste de l'Europe. On veut construire des partis révolutionnaires en « Europe capitaliste » qui préparent les masses pour le triomphe d'une révolution socialiste dans un pays capitaliste, mais sans les préparer à la victoire d'une révolution politique dans un pays d'Europe de l'Est.

Un document qui traite d'hypothèses théoriques devrait dire qu'une des possibilités est aussi grande que l'autre. L'intensification du commerce entre l'Est et l'Ouest va provoquer des crises sérieuses dans les États ouvriers de l'Europe de l'Est. Si cette internationalisation du commerce peut diminuer un peu l'intensité de la crise en Occident, ce que nous pensons, il est absolument certain qu'elle accélérera la crise des régimes bureaucratiques de l'Est, renforcera les tendances restaurationnistes et aiguisera en peu de temps les contradictions internes.

Les raisons sont multiples pour que cela se produise. Une augmentation des échanges entre l'Occident capitaliste et les États ouvriers bureaucratique, sans le contrepoids de la démocratie et de la mobilisation permanente de la classe ouvrière, renforce les tendances bourgeoises et petites-bourgeoises des secteurs majoritaires de la bureaucratie et de la classe moyenne, encouragées par le meilleur niveau économique de l'impérialisme. La défense des États ouvriers en tant que conquête des travailleurs est alors posée.

Une grande révolution peut être provoquée par un grave danger et une offensive brutale déchaînée par la réaction. C'est pour cela que nous devons suivre avec beaucoup d'attention le cours général des États ouvriers de l'Europe de l'Est, et particulièrement celui de la Yougoslavie et de l'URSS, car il peut y surgir des situations qui fécondent le processus révolutionnaire en Occident, posant le problème de la solidarité des travailleurs occidentaux avec cette révolution politique.

Mais comme dans le cas précédent, cette révolution politique dans un des États ouvriers de l'Europe de l'Est ne pourra avoir lieu que si elle a à sa tête un parti trotskiste de masse. Ainsi elle provoquerait la crise définitive du stalinisme et signifierait un saut colossal, une croissance massive pour toutes nos sections européennes (et du monde) ; le parti trotskiste de masse qui aurait dirigé la révolution politique deviendrait l'axe de notre Internationale.

Un document européen digne de ce nom devrait comprendre tout un chapitre consacré à l'Europe de l'Est, et devrait présenter tout un programme de transition pour la révolution politique dans ces pays. Ce programme, qui devrait partir des mots d'ordre démocratiques élémentaires et de la revendication économique minimale de réduction des privilèges des bureaucrates, est totalement absent du document européen de la majorité.

Cette carence est une grave erreur pour deux raisons. La première est celle que nous avons vue: rien ne permet de prévoir qu'il y aura d'abord une victoire de la révolution socialiste dans un pays de l'Europe occidentale plutôt qu'une révolution politique dans un pays de l'Europe de l'Est. La deuxième tient au stade élevé d'organisation gagné par la révolution européenne à partir de la Révolution française. Ce facteur fait que la révolution européenne est un processus unique, tant du point de vue historique que conjoncturel et, qu'il commence par l'Est ou par l'Ouest, il s'étendra comme une traînée de poudre d'une manière quasi instantanée à toute l'Europe.

Un document qui ne se réfère qu'à la construction de partis trotskistes en Europe capitaliste ne vaut rien, même pour ces partis d'Europe capitaliste et même si ce document était accompagné d'un autre sur la construction de partis en Europe de l'Est et d'un programme spécifique. Le prolétariat d'Europe capitaliste a d'immenses tâches devant lui si c'est la révolution politique qui est d'abord victorieuse dans un des pays de l'Europe de l'Est. Sans la détermination de ces tâches, sans les mots d'ordre qui en découlent, toute analyse sur la situation européenne et toute orientation basée sur celle-ci est invalidée.

3ème question : Que faire après avoir pris le pouvoir dans un pays ? Poursuivre l'offensive ou passer à la défensive ?

La troisième question qui se pose en lisant le document européen concerne la phrase suivante, apparemment correcte :

« préparer le prolétariat européen à s'opposer massivement à toute tentative contre-révolutionnaire contre une première révolution socialiste dans un seul pays d'Europe capitaliste ».

Il est évident qu'une première révolution socialiste court le danger d'être attaquée par la bourgeoisie du reste de l'Europe et du monde impérialiste. Il est également juste d'appeler le prolétariat européen et du monde à la défendre. Mais est-ce notre stratégie ?

Selon la théorie de la révolution permanente, si la révolution triomphe dans un pays d'Europe, cela implique immédiatement le développement de la révolution dans le reste de l'Europe, c'est-à-dire une politique offensive et non défensive. Selon la théorie du socialisme en un seul pays, si la révolution triomphe dans un pays du monde, les partis communistes doivent se consacrer à défendre cette révolution en tant que tâche la plus importante, au lieu d'essayer de l'étendre à tous les pays. C'est la théorie qui mise en pratique par la bureaucratie soviétique, signifia la transformation de tous les partis communistes du monde en agents de la diplomatie du Kremlin et finit ; par détruire la IIIème Internationale.

La formulation du document européen est extrêmement dangereuse car elle coïncide formellement avec la formulation stalinienne. Du point de vue de la théorie trotskyste, la première chose à dire est qu'une révolution dans un pays d'Europe implique la tâche offensive de l'étendre aux autres pays et non la tâche défensive que pose le document. Cette tâche défensive est correcte et juste, si elle fait partie de la stratégie offensive que nous enseigne le trotskysme. Exprimée comme seule tâche, telle qu'elle est dans le document européen, c'est pour le moins dangereux.

4ème question : Pourquoi les États-Unis socialistes d'Europe ne figurent-ils pas parmi les dix tâches centrales ?

L'oubli de l'Europe de l'Est et la formulation incorrecte d'une politique défensive après la prise du pouvoir dans un pays d'Europe capitaliste nous conduisent à la quatrième question : le mot d'ordre d'États-Unis socialistes d'Europe ne figure pas parmi les dix tâches centrales de cette étape, et il n'est mentionné que comme un axe secondaire de propagande. Cependant, quand Trotsky formula ce mot d'ordre, il le fit à partir d'une question théorique (la théorie de la révolution permanente, en particulier son caractère international) et d'une question de la réalité concrète (l'unité spécifique de la révolution européenne).

Cette dernière caractéristique a été renforcée par une unité de plus en plus grande du capitalisme européen pendant ces dernières années.

Pour le trotskysme, si une révolution politique triomphe à l'Est ou si une révolution socialiste triomphe à l'Ouest de l'Europe, cela implique le développement permanent de la révolution en l'étendant à tous les pays d'Europe. Et quel mot d'ordre avons-nous pour cela sinon celui de Fédération des Etats-unis socialistes d'Europe ? L'absence de ce mot d'ordre parmi les dix qui sont centraux dans le document européen de la majorité est un exemple clair des périls qui nous menacent derrière les autres formulations obscures ou incorrectes. En effet, si nous pensons que l'Europe occidentale n'a rien à voir avec l'Europe de l'Est et que, une fois le pouvoir pris dans un pays, la tâche centrale est de la défendre et non d'étendre la révolution, l'absence de ce mot d'ordre parmi les dix centraux apparaît comme une conséquence inévitable.

5ème question : N'y-a-t-il aucun lien entre la révolution européenne et la révolution dans les colonies et semi-colonies de l'impérialisme européen ?

Cette question tient son origine du fait que le document européen ne prend absolument pas en compte le lien organique qui existe entre la révolution européenne et la révolution dans les quelques colonies et les nombreuses semi-colonies de l'impérialisme européen, ou celles que celui-ci peut encore conquérir.

Nous ne parlons pas du lien général qu'il y a entre tous les processus révolutionnaires, qu'ils soient coloniaux ou non, mais du lien qui existe par exemple entre la révolution européenne et la lutte héroïque actuelle des guérillas dans les colonies portugaises contre l'impérialisme portugais et européen en général ; ou encore des guérillas et des mouvements de masse des colonies et semi-colonies françaises contre l'impérialisme français. Nous parlons du lien concret, spécifique entre les luttes de libération nationale dans toutes les colonies et semi-colonies des divers impérialismes européens et la révolution socialiste en Europe.

C'est-à-dire que, pour nous, il n'y a aucune possibilité de construire des partis révolutionnaires en Europe capitaliste sans une agitation permanente sur des mots d'ordre fondamentaux contre l'impérialisme européen. Cela parce que la base du capitalisme euro­péen est l'exploitation impérialiste de ses colonies et semi-colonies et que la seule manière de détruire le capitalisme européen est de le faire en tant que capitalisme impérialiste, tel qu'il est. Sans le mot d'ordre central de lutte contre l'impérialisme européen, on peut construire en Europe capitaliste n'importe quel type de partis, mais pas de partis trotskiste.


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