1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


V. Les stratégies décennales

3. Une conséquence de l'entrisme « sui generis » : le révisionnisme sur les partis staliniens et la révolution politique.

La stratégie décennale de l'entrisme « sui generis » a également une conséquence sur les analyses et les caractérisations faites par le trotskysme des partis staliniens et de la révolution politique dans les Etats ouvriers. Nous avons déjà vu que, en ce qui concerne la Chine et la Yougoslavie, Pablo et ses amis avaient abandonné, pour l'entrisme « sui generis », la tâche de construire des partis trotskystes et de réaliser la révolution politique. Mais la question n'en reste pas là. Elle s'aggrave avec la révision du programme traditionnel du trotskysme, en ce qui concerne les partis staliniens « purs » (directement dépendants de la bureaucratie soviétique), y compris le PC de l'URSS, et la révolution politique dans les Etats ouvriers de l'Est de l'Europe et la Russie elle même.

Qui avait raison : Pablo ou Trotsky ?

Nous commencerons par les partis communistes des pays capitalistes.

Comme nous l'avons vu, Pablo et ses amis prédisaient une guerre impé­rialiste contre l'URSS et en déduisirent que les partis communistes allaient « ébaucher pratiquement une orientation révolutionnaire », « agir en cas de guerre les armes à la main pour le pouvoir » et diriger « toute une étape du processus révolutionnaire dans leurs pays respectifs ».

A la fin des années 30, avec le commencement de la seconde guerre mondiale, il existait des possibilités de guerre contre l'URSS et de montée du mouvement des masses dans certains pays. C'est-à-dire une situation très similaire à celle imaginée par Pablo et Germain pour les années 50. Cependant, Trotsky en tira une conclusion totalement opposée à la leur. Pour Trotsky, il fallait intervenir publiquement et d'une manière indépendante. Qui s'est trompé ? Trotsky dans les années 30 ou Pablo dans les années 50 ?

L'argumentation de Trotsky

Trotsky argumente sa position de la manière suivante :

« Le centrisme bureaucratique, malgré tous ses zigzags, a un caractère extrêmement conservateur qui correspond à sa base sociale : la bureaucratie soviétique. Après dix ans d'expérience, nous sommes arrivés à la conclusion que le centrisme bureaucratique ne se rapproche pas et qu'il est incapable de se rapprocher du marxisme, du rang duquel il est sorti. C'est précisément pour cela que nous avons rompu avec l'Internationale Communiste. » (Writings, 1933-34, Pathfinder, p.85).

Comme nous le voyons, la question ne se limite pas à une analogie historique. Si Pablo a eu raison, Trotsky s'est trompé, « après dix ans d'expérience », en caractérisant le stalinisme comme « extrêmement conservateur » et « incapable de se rapprocher du marxisme ». Si Pablo et ses amis ont eu raison, nous devons donc changer toutes les caractérisations trotskystes sur la bureaucratie stalinienne puisque, placée dans certaines situations objectives, celle-ci peut se transformer en un centrisme progressif, de gauche, capable de se rapprocher du marxisme et de lutter pour le pouvoir, en abandonnant son caractère « extrêmement conservateur ».

Fut-il une erreur de fonder la IVème Internationale ?

En dernière instance, cette analyse nous fait reculer à l'époque antérieure à la fondation de la IVème Internationale. Pendant « dix ans », le trotskysme a fait l'expérience de tenter de modifier de l'intérieur, en tant que fraction du mouvement communiste, les caractères bureaucratiques de l'Internationale et des ses sections nationales. Et il n'y est pas arrivé. Pendant « dix ans », Trotsky a refusé de fonder la IVème Internationale, car il pensait que l'on pouvait récupérer la IIIème. Il n'y est pas arrivé. Avec la victoire du fascisme en Allemagne à cause de la politique stalinienne, Trotsky termina ses « dix ans » d'expérience et décida de rompre avec la IIIème et de fonder la IVème, parce qu'il caractérisait le processus contre-révolutionnaire du stalinisme comme irréversible. Selon l'analyse de Pablo, menée jusqu'à ses ultimes conséquences, Trotsky non seulement s'est trompé dans sa caractérisation, mais il s'est trompé également en fondant la IVème Internationale. Il a eu une attitude pressée, étant donné que 13 ans plus tard fut découvert le rôle révolutionnaire que les partis de la IIIème Internationale pouvaient remplir, à condition d'être placés dans une situation objectivement favorable. Et ces analyses furent adoptées et défendues par les dirigeants actuels de la tendance majoritaire.

Les conditions changent mais la stratégie reste

C'est sur la base de ces analyses que fut adoptée la ligne entriste « sui generis ». Les faits ont démontré que les prévisions comme les caractérisations étaient fausses. Pas une seule des prémisses imaginées par Pablo ne s'est réalisée. Il n'y a pas eu de guerre mondiale ni même de menace réelle. Il n'y a pas eu non plus de guerre civile, ni de lutte pour le pouvoir, ni de montée des masses, ni l'apparition de tendances centristes majoritaires au sein des partis staliniens. Au contraire, au lieu de lutter contre l'impérialisme, l'URSS a envahi l'Allemagne de l'Est puis la Hongrie. Et elle a reçu pour cela le soutien des partis communistes qui, selon Pablo et ses amis, allaient lutter pour le pouvoir dans leurs pays et ébaucher une ligne révolutionnaire. Cependant, l'entrisme continua. Les conditions avaient changé, ou plutôt étaient radicalement différentes de celles qu'avait imaginées Pablo, alors secrétaire de la IVème Internationale, mais la « stratégie » adoptée pour un temps indéfini se poursuivit.

Le prétendu cours vers la gauche des partis staliniens amena Pablo et ses amis à ne pas prévoir la lutte des ouvriers de l'Allemagne de l'Est et de Hongrie, puis de la Pologne. C'était inévitable. Avec le stalinisme virant à gauche dans le monde entier, quel besoin avaient les travailleurs des Etats ouvriers de faire la révolution politique ? Mais les premiers signes de la révolution politique se manifestèrent et Pablo et ses amis, conséquents avec l'entrisme « sui generis », élevèrent leur caractérisation du stalinisme au niveau programmatique.

Un programme réformiste pour la révolution politique

Nous ne voulons pas traiter ici de la question du mot d'ordre qu'il fallait avancer pour l'agitation en URSS après la mort de Staline. Ce fait ouvrait évidemment une période dans laquelle les trotskystes russes devaient écouter soigneusement le mouvement des masses pour trouver les mots d'ordre précis afin de le mobiliser. Mais les mots d'ordre que l'on avance de manière tactique sont une chose, et le programme de la révolution politique en est une autre, très différente. Ce programme n'avait pas à changer parce que Staline était mort, mais au contraire, il devenait plus actuel que jamais. Cependant, l'entrisme « sui generis » continua à faire des siennes. Quand la révolution politique devint un fait incontestable, démontré par les luttes du prolétariat allemand et annonçant celles des hongrois et des polonais, Pablo et ses amis se trouvèrent obligés d'élaborer un programme pour cette lutte. Et, en juxtaposant la révolution politique à la caractérisation du stalinisme comme virant à gauche, le mélange ne pouvait donner qu'un programme réformiste pour toute l'Europe de l'Est et l'URSS :

« Voici le programme de la révolution politique qui est actuellement à l'ordre du jour, tant en URSS que dans les démocraties populaires :

- de véritables organes de double pouvoir, élus démocratiquement par les masses travailleuses, qui exercent un contrôle effectif sur l'Etat, à tous les niveaux y compris le gouvernement ; - démocratie réelle des partis communistes ; - légalisation de tous les partis ouvriers ; - autonomie complète des syndicats par rapport à l'Etat, y compris l'Etat ouvrier ; - élaboration du plan économique par les ouvriers, pour les ouvriers. » (Déclaration du SI, 25 juin 1953, QI juillet 53, p.19-2O).

Et les trois mots d'ordre fondamentaux étaient :

« A bas le capitalisme et la guerre contre-révolutionnaire qu'il prépare ! Vive la démocratie prolétarienne ! Vive la renaissance socialiste de l'URSS, des démocraties populaires et du mouvement ouvrier international ! » (Id.).

Ce programme n'appelle pas au renversement révolutionnaire de la bureaucratie, il ne la désigne même pas par son nom; il ne lutte pas contre ses privilèges matériels, et ne pose pas le droit à l'autodétermination nationale des pays de l'Est de l'Europe et de l'Ukraine. Ce programme avance la « démocratisation réelle des partis communistes », cela signifie qu'il n'avance pas la nécessité de construire des partis trotskystes pour diriger la révolution politique.

C'est un programme réformiste et non révolutionnaire. Il ne s'agit pas de savoir si les mots d'ordre sont bons ou mauvais, mais du système, de l'articulation entre les mots d'ordre. En n'avançant pas le renversement de la bureaucratie par une révolution des masses soviétiques et la nécessité d'un parti trotskyste, les mots d'ordre deviennent réformistes et non révolutionnaires.

Le programme révolutionnaire des trotskystes orthodoxes

Ce programme réformiste n'a rien à voir avec notre Programme de transition :

« A bas les privilèges de la bureaucratie ! A bas le stakhanovisme ! A bas l'aristocratie soviétique, avec ses galons et ses décorations ! Egalité des salaires pour tous les types de travaux ! La bureaucratie et la nouvelle aristocratie doivent être chassée des soviets ! Dans les soviets, il n'y a place que pour les ouvriers, les membres de la base des kolkhoses, les paysans et les soldats rouges ! » « Légalisation des partis soviétiques ; les ouvriers et les paysans décideront par eux-mêmes et par leur libre suffrage quels partis seront considérés comme partis soviétiques ».

Suivent une série de mots d'ordre sur l'économie planifiée, les kolkhoses et la politique internationale (« A bas la diplomatie soviétique ») et cela se termine par :

« Il est impossible de réaliser ce programme sans renverser la bureaucratie qui se maintient par la violence et la falsification. Seul le soulèvement révolutionnaire victorieux des masses opprimées pourra régénérer le régime soviétique et assurer la marche en avant vers le socialisme. Seul le parti de la IVème Internationale est capable de diriger les masses soviétiques vers l'insurrection. A bas la clique bonapartiste de Caïn Staline ! Vive la démocratie soviétique ! Vive la révolution socialiste internationale !" (Programme de Transition, Accion Obrera, p.42-43).


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