1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


V. Les stratégies décennales

5. La tactique de l'entrisme « sui generis » face aux putschs réactionnaires argentins de 55 et aux gouvernements « gorilles » de 55-58.

La stratégie décennale de l'entrisme « sui generis » n'eut pas seulement des conséquences désastreuses en Bolivie. En Argentine, cette stratégie fut également tragique pour les trotskystes. Le mot « gorille », qui a acquis un sens universel, n'est pas né par hasard dans notre pays. C'est ici (et au Guatemala) qu'apparurent après-guerre les premiers gouvernements ultra-réactionnaires analogues au gouvernement actuel du Brésil. Avec la dictature militaire argentine sont apparus les camps de concentration regroupant des milliers de prisonniers, l'illégalité des syndicats, des partis de gauche et des partis bourgeois d'opposition, les assassinats et la torture des militants syndicaux, de gauche et d'opposition .C'était une dictature peut-être encore plus brutale que celle du Brésil actuellement. C'est de là que ces dictatures tirent le nom justifié de « gorille » que leur a donné le prolétariat argentin. Il est intéressant de voir quelle fut la politique suivie à cette époque par Pablo, et la nôtre, face aux coups d'Etat comme aux dictatures gorilles.

Nos prétendus opportunisme et capitulation devant le péronisme

Dans une résolution imposée par la majorité, le CEI a qualifié la politique de notre parti à cette époque comme opportuniste et capitulatrice devant le péronisme. Nous devons donc commencer par l'exposition réelle de notre prétendu « opportunisme ». Cette tâche est rendue encore plus nécessaire par le fait que nous ayons critiqué sévèrement notre section bolivienne pour sa politique face aux récents coups d'Etat réactionnaires. Notre trajectoire justifie-t-elle ces critiques ? , se demanderont de nombreux camarades étrangers ou nouveaux dans le mouvement et qui ne connaissent pas sa véritable histoire.

Nous avons publié plusieurs fois sous forme de brochures ou de livres nos documents de cette époque-là (« 1954 : année-clé du péronisme », « Qui sut lutter contre la « révolution libératrice » avant le 16 septembre 55 ? » (Le premier putsch « gorille » qui échoua), « Et après Peron ? »). Pour démontrer leurs accusations, les camarades de la majorité ont pourtant entre les mains une documentation abondante et très maniable, puisqu'ils n'ont pas à recourir aux archives ou à la collection de journaux.

Notre véritable orientation est documentée

De cette documentation, il ressort très clairement les faits suivants :

1) A partir de novembre 54, sept mois avant le premier putsch et dix mois avant le putsch victorieux, nous avons lancé une campagne contre le coup d'Etat réactionnaire en disant qu'il se produirait. Cette campagne se traduisait dans les titres de tous les journaux que nous avons publiés après cette date. Un historien reconnu comme Milciades Peña a fait une préface à notre article, disant ceci :

« Dès le premier moment, les militants socialistes révolutionnaires trotskystes ont dit très clairement quel serait le sens réel de cette lutte et leur position dans cette lutte. Et dès le premier moment, ils ont prévu le putsch et alerté la classe ouvrière contre celui-ci ». (« Qui a su lutter... »)

2) Sans faire aucune confiance au gouvernement péroniste, nous avons su distinguer les différences dans le camp ennemi, et sans les minimiser en les considérant comme de simples variantes bourgeoises. Nous signalions que le gouvernement Peron était bourgeois et incapable de combattre le putsch, mais nous signalions également qu'il était distinct de l'impérialisme américain et de ses agents politiques, l'église catholique et les partis d'opposition qui préparaient le coup d'Etat réactionnaire.

3) Nous insistions sur la principale tâche politique posée depuis décembre 54 : combattre le coup d'Etat inévitable que préparait la réaction. Nous appelions à un accord technique avec le gouvernement péroniste pour lutter contre le putsch, et à un front unique avec les partis ouvriers et principalement la CGT. Nous sommes intervenus dans toutes les mobilisations du mouvement ouvrier et des masses contre les préparatifs putschistes et nous avons joué un rôle très important dans l'écrasement par le mouvement ouvrier du premier putsch et dans la formation des premières milices ouvrières que le pays ait connues depuis la « semaine tragique » de 1919.

4) Nous avons appelé à la formation de milices et à l'armement des syndicats pour lutter contre le coup d'Etat. Nous avons dénoncé systématiquement le gouvernement péroniste comme un gouvernement bourgeois qui allait laisser faire le putsch car il était incapable de le combattre. Nous avons souligné systématiquement que nous n'avions rien à voir avec le péronisme.

Nous avons prévu et lutté contre le coup d'Etat dix mois avant qu'il n'éclate

Voyons quelques preuves déterminantes. Notre premier article contre le putsch fut publié dans notre journal du 3 décembre 1954. Cet article, le plus important du journal, et intitulé « l'église catholique au service du coup d'Etat de l'impérialisme yankee. Seule la mobilisation de la classe ouvrière arrêtera le coup d'Etat et la colonisation du pays », disait :

« En même temps, le discours de Peron, mesuré dans toutes ses paroles et prononcé sur le ton de l'explication et non de l'agitation, est le meilleur indice du fait que le gouvernement ne veut pas mobiliser les masses au-delà de réunions formelles qu'il puisse contrôler. Cependant, seule la plus large mobilisation de la classe ouvrière renforcera le pays face à la tentative de colonisation de l'impérialisme yankee. » « Le gouvernement péroniste, qui est engagé dans une politique de collaboration de classes et se met avec de plus en plus d'évidence du côté du patronat, n'est disposé à céder sur aucune des revendications que la classe ouvrière lui présente. » « En tant que parti anticapitaliste et anti-impérialiste, nous voulons que notre position soit très claire par rapport à ce problème. Ce n'est pas une position sur le papier mais une position de lutte. Malgré toutes nos divergences avec le gouvernement péroniste, malgré nos critiques, nous voulons dire publiquement que tant que le gouvernement ne se rendra pas à l'impérialisme yankee, face au coup d'Etat fomenté par Wall Street, nous lui offrons un accord de caractère technique, bien délimité, public et sans engagement politique, afin d'arrêter toutes les tentative de l'impérialisme pour coloniser le pays et surexploiter notre classe ouvrière. »

Notre dernier journal avant le coup d'Etat

Dans le dernier journal avant le coup d'Etat victorieux, pour ne pas ennuyer par de nombreuses citations, nous disions ceci :

« Nous n'avions pas confiance, nous ne l'avons toujours pas dans la politique et les méthodes du gouvernement actuel, bien que nous respections la majorité avec discipline ». « Le fait que nous acceptions la volonté de la majorité des travailleurs ne signifie pas que nous soyons péronistes, ni non plus l'aile gauche du péronisme, ni même un allié du péronisme. Nous sommes une organisation distincte du péronisme, notre parti est un parti ouvrier, le péronisme par contre est un parti bourgeois, un parti pour la défense de l'ordre actuel des choses. » « Si nous sommes pour certaines actions aux côtés du gouvernement péroniste et contre l'opposition, c'est parce que, bien que nous soyons pour le remplacement du gouvernement actuel par un gouvernement de la CGT et de toutes les organisations ouvrières et paysannes, nous sommes contre le remplacement du gouvernement actuel par un gouvernement des curés, des patrons et de l'impérialisme yankee. » (Article principal intitulé : « Bas les pattes la réaction cléricale, le patronat et l'impérialisme ! Mains libres aux ouvriers ! », 5 septembre 1955).

Un tract significatif : où sont l'opportunisme et la capitulation ?

Dans un tract de la même époque nous disions :

« Travailleurs: la Fédération socialiste de Buenos Aires qui édite le Journal "La Verdad" vous lance un appel urgent :

« Soutenez les directives de la CGT défendez la situation actuelle contre la réaction qui veut imposer un gouvernement militaire réactionnaire !

« Il ne s'agit pas de défendre un gouvernement, le gouvernement péroniste, mais d'empêcher que triomphe un gouvernement ouvertement pro-capitaliste et anti-ouvrier.

« Nous ne sommes pas favorables à la politique péroniste, ni aux manèges des dirigeants syndicaux qui s'enrichissent sur le dos des ouvriers et suppriment la démocratie syndicale. Mais dans ce cas précis, nous mettons au premier plan l'unité de la classe ouvrière et du mouvement syndical contre l'attaque que mène la réaction pour imposer son gouvernement. Si le putsch militaire gagne, la classe ouvrière perdra son organisation et son unité, et les patrons, l'impérialisme et le clergé seront les maîtres tout puissants du pays. C'est pour cela que nous pensons qu'il faut soutenir l'action de la CGT contre le coup d'Etat. Cela ne nous empêche pas de vous avertir fraternellement des dangers suivants :

« Nous ne devons pas oublier que le 14 juin la direction du mouvement syndical assurait qu'il ne se passait rien et que deux jours plus tard le coup d'Etat éclatait. Nous ne devons pas oublier non plus que jusqu'à il y a quelques jours, on disait qu'il ne se passait rien et qu'il fallait garder son calme « en allant de la maison au travail et du travail à la maison ». Cette politique s'est révélée comme une grave erreur : si la classe ouvrière s'était mobilisée, elle n'aurait pas subi deux coups d'Etat en trois mois.

« Ce que nous vous disons depuis un an, nous vous le répétons maintenant : seule la mobilisation et l'initiative de la classe ouvrière peuvent écraser une fois pour toutes les coups d'Etat réactionnaires. C'est pour cela que, avec discipline, nous demandons et exigeons des directions syndicales quelles mettent en pratique la résolution sur les milices ouvrières.

« Camarades, nous tous unis, sans exception, devons lutter contre le coup d'Etat de la réaction et devons exiger l'application de la résolution sur les milices ouvrières, car c'est la seule façon d'écraser UNE FOIS POUR TOUTES la réaction cléricale, patronale et impérialiste. Fédération socialiste de Buenos Aires, 17-9-55. Lisez "La Verdad". »

La section officielle n'a pas dit un mot contre le coup d'Etat

La section dirigée par Posadas et reconnue par Pablo ne disait pas un mot contre le coup d'Etat, tandis que nous menions cette lutte et que nous nous risquions dans la rue contre le putsch réactionnaire. Nous le répétons: pas un seul mot ! Voyons un seul exemple: dans le journal de la section précédant le 1er mai, à peine plus d'un mois avant le premier coup d'Etat du 10 juin qui donna naissance aux milices ouvrières et fit des centaines et des milliers de morts (cela ne s'est jamais su), et l'affrontement du mouvement ouvrier avec la marine, il n'y a pas - ne parlons pas d'une ligne politique contre le putsch ! - pas un seul article qui touche ce problème. L'éditorial donne le programme de la section pour les mois à venir en onze points. Le premier, cela ne pouvait pas manquer, est « contre les préparatifs de guerre ! » (Ligne avancée par Pablo selon laquelle la guerre mondiale venait à court terme). Le second : « Pour l'expulsion de l'impérialisme ! ». Le troisième : « Soutien à la révolution bolivienne ! ». A partir du quatrième commencent les mots d'ordre et tâches nationaux :

« 4) Défense de tous les acquis ! Pas un pas en arrière sur les conquêtes ! 5) Défense et renforcement de l'organisation syndicale... 6) Salaire minimum vital et échelle mobile des salaires ! 7) Contrôle ouvrier de la production ! 8) Contre toute loi et mesure répressive contre le mouvement ouvrier ! Liberté pour tous les militants ouvriers emprisonnés ! 9) Pour un congrès des organisations syndicales contre l'offensive bourgeoise et le coût de la vie ! 10) Pour un gouvernement ouvrier et paysan ! » ("Voz Proletaria", 25 avril 1955, n° 104).

Pas un mot sur le danger de coup d'État, ni un mot sur la nécessité de milices ouvrières, ni d'une politique face à la réaction !

La section officielle dénonce le putsch... après qu'il ait eu lieu

Et le coup d'Etat triompha, vint la répression la plus féroce contre le mouvement ouvrier et péroniste, les syndicats furent contrôlés. La section officielle fut bien obligée de reconnaître qu'il y avait eu un coup d'Etat « clérical, oligarchique et impérialiste ». Dans un tract postérieur au putsch, ils reconnaissent qu'il y a :

« des massacres de travailleurs par les tanks, les bombes, les mitraillages par avions, les canons et les mitrailleuses. Il s'est accompli et se déroule le massacre massif de travailleurs le plus criminel et le plus sanguinaire de l'histoire de la bourgeoisie argentine ». « Sans avoir encore de rapports complets pour tout le pays, nous avons vu et nous savons que cette paix et cette liberté auxquelles on nous appelle et qu'on nous promet laisse un bilan de 6000 morts à Mendoza, presque 20 000 à Cordoba, des ouvriers massacrés et des dirigeants fusillés à Mar del Plata et Bahia Blanca (nous n'avons pas de données précises sur les bombardements des zones ouvrières de Santiago del Estero et de Rosario) ; selon des informations non précisées, le massacre atteint 7000 ouvriers ; des manifestants cégétistes portant des pancartes qui disaient « Soldats ne tirez pas, nous sommes le peuple » furent mitraillés par des avions de chasse ; à Cordoba, ils ont lancé des bombes sur les quartiers ouvriers par les hublots d'avions commerciaux ; par la radio étrangère, nous savons qu'à Tucuman (nous n'avons toujours pas d'informations directes) il y a eu une terrible tuerie. » (Supplément à "Voz Proletaria", 26 septembre 1955).

La véritable explication : l'entrisme « sui generis »

Malgré cette reconnaissance des caractères du putsch, ils ne firent aucune autocritique (ni Posadas, ni son ami intime et défenseur inconditionnel Pablo) de la politique qu'ils eurent au cours de l'année 55. Cette politique obéissait à une raison profonde, à l'entrisme « sui generis ». Le programme que nous avons cité ne mentionne pas la politique pourrie du PC argentin qui faisait le jeu de la réaction cléricale. Dans tout le journal non plus n'est pas mentionnée la politique pourrie du stalinisme dans le monde. Il n'y a que des éloges pour la Chine et sa politique. Par contre, l'ennemi principal était le gouvernement péroniste et la bourgeoisie dans son ensemble, surtout celle liée au péronisme. C'était une application tactique de l'entrisme, du suivisme par rapport au stalinisme national et international, qui avait toujours été contre le péronisme pour des raisons tactiques : pour contrôler le mouvement ouvrier et avoir ainsi une monnaie d'échange avec l'impérialisme. La section pabliste fut la variante de gauche du stalinisme argentin.

Ensuite vint la lutte contre les gouvernements « gorilles ». Notre parti centra sa lutte contre les gouvernements, pour les droits démocratiques. Nous avons commencé la lutte pour le droit du péronisme et du général Peron à intervenir politiquement, pour la légalité de ce parti bourgeois qui avait le soutien de presque tout le mouvement ouvrier. Nous avons dénoncé la dictature « gorille » en proposant la lutte pour la renverser. Nous avons été parmi les fondateurs des 62 organisations de résistance au gouvernement. Nous avons été de toutes les luttes. Le gouvernement « gorille » nous a « distingués » et nous a persécutés avec acharnement, encore plus que le péronisme et les partis de gauche antigorilles qui se sont battus contre le putsch. Même le PC subit quelque peu la répression.

La seule gauche légale sous la dictature « gorille » : le « trotskysme » de Pablo et Posadas

Mais il y eut un parti qui fut totalement légal, le seul parti de gauche dont la presse légale se vendait dans tous les kiosques sous la protection policière, le seul à qui fut donné la possibilité de parler à la radio (et qui l'utilisa). Tandis que nous, et tous les autres qui luttaient contre la dictature « gorille », nous étions envoyés dans les camps de concentration et les prisons. Ce parti, miracle des miracles, obtenait la légalité, et dans sa presse il se glorifiait de l'avoir obtenue grâce à une lutte intense. CE PARTI ÉTAIT L'ENFANT CHÉRI DU CAMARADE PABLO, LA SECTION MONTRÉE COMME MODÈLE A TOUT LE MOUVEMENT TROTSKYSTE MONDIAL, LE MODÈLE DE L'ENTRISME « SUI GENERIS » ET DE TOUTE LA POLITIQUE DE LA MAJORITÉ D'ALORS. CE PARTI RECEVAIT LE 24 OCTOBRE 1955, UN MOIS APRÈS LE PUTSCH CONTRE LEQUEL IL N'AVAIT PAS LUTTE, UN SALUT ET DES FÉLICITATIONS DU CEI, QU'IL PUBLIA EN JANVIER 1956 DANS SON JOURNAL LÉGAL SOUS LA DICTATURE « GORILLE ».

Quel était le secret de cet amour de la dictature « gorille » pour la section officielle ? Il réside dans de nombreux faits politiques de grande importance : 1) la section pensait, et le disait publiquement, que les ouvriers ne devaient pas lutter pour la légalité du péronisme et du général Peron, car « c'étaient des partis bourgeois » ; 2) dans le cadre de l'entrisme « sui generis », la section suivait le stalinisme comme son ombre, et celui-ci avait des relations assez bonnes avec la dictature afin que celle-ci lui laisse une petite place dans le contrôle militaire des syndicats. L'ennemi principal pour la section comme pour le stalinisme était la hiérarchie syndicale péroniste, pas les gouvernements « gorilles ». En toute logique, la section n'eut pas, à notre connaissance, de prisonniers puisque ses militants étaient légaux.

Aujourd'hui, le camarade Germain nous critique pour avoir utilisé les marges de légalité que les travailleurs ont conquises par leurs luttes. Nous pensons qu'avant de nous critiquer, qu'il ait raison ou non, il devrait commencer par faire son autocritique pour avoir soutenu publiquement pendant des années la politique funeste de sa section officielle dans notre pays.


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