1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


V. Les stratégies décennales

7. Deux interprétations et deux orientations pour la grève générale de mai 68 en France.

L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer.

Trotsky et la grève générale

Il existe une phrase de Trotsky qui devrait être l'introduction de toute analyse d'une grève générale dans n'importe quel pays du monde, et même plus particulièrement en France pour celle de 68, car Trotsky y parle de la situation française à la veille de la grève générale de 36 :

« Par dessus toutes les tâches et tous les mots d'ordre partiels pour notre époque est posée LA QUESTION DU POUVOIR ». (Majuscules de Trotsky, "Où va la France ?", mars 35, p. 86).

Cette affirmation catégorique de Trotsky s'explique par son analyse de la signification d'une grève générale :

« L'importance fondamentale de la grève générale, indépendamment du succès partiel qu'elle peut obtenir ou non, réside dans le fait qu'elle pose la question du pouvoir d'une manière révolutionnaire... Quels que soient les mots d'ordre et les motifs pour lesquels la grève s'est déclenchée, si elle implique réellement les masses et si les masses sont profondément décidées à lutter, la grève générale pose inévitablement à toutes les classes de la nation la question: qui sera le maître de la maison ? Les dirigeants du prolétariat doivent comprendre cette logique interne de la grève générale, à moins qu'ils ne soient pas des leaders mais des dilettantes et des aventuriers. Politiquement, cela implique que les dirigeants appellent alors sans relâche le prolétariat à réaliser la tâche de la conquête révolutionnaire du pouvoir. » (Idem p.87-88) « La grève générale est par essence un fait politique. Elle oppose comme un tout la classe ouvrière à l'Etat bourgeois ». « La grève générale pose directement la question de la conquête du pouvoir par le prolétariat. » (Idem p.89).

Mandel et la grève générale de Mai 68 en France

Pour Mandel, ce ne doit pas être vrai quand il dit qu'en mai 68 les ou­vriers français :

« (...) utilisèrent des formes de lutte beaucoup plus radicales qu'en 36, 1944-46... » ("Workers under Neo-capitalism", ISR, novembre-décembre 68). Et qu'il n'éprouve aucune gêne à soutenir que :

« S'ils avaient été éduqués pendant les années et les mois précédents dans l'esprit du contrôle ouvrier, ils auraient su que faire, élire un comité dans chaque établissement qui aurait commencé par ouvrir les livres de compte de la compagnie, calculer eux-mêmes les coûts réels de fabrication et l'utilité de chaque compagnie, établir le droit de veto sur l'embauche et le licenciement et sur tous les changements dans l'organisation du travail, remplacer les contremaîtres et les superviseurs nommés par les patrons par un camarade élu des travailleurs (ou par les membres de l'équipe de travail en roulement). » (Mandel : "Le débat sur le contrôle ouvrier", p.3).

Dans une situation unique, qui ne dure que quelques jours, dont une fois passée on ne sait pas quand elle se répétera, quand ce qui est réellement posé c'est le problème du pouvoir, quand la seule chose à faire est de l'avancer et de dénoncer les organisations opportunistes pour ne pas le faire, Mandel conseille « d'élire un comité dans chaque établissement qui [...] ouvre les livres de compte de la compagnie, calcule les coûts réels de fabrication et l'utilité de chaque compagnie, etc... ». Un trotskiste conséquent aurait dit le contraire de Mandel : « Si les travailleurs avaient été éduqués pendant les années et les mois précédents dans l'esprit de la révolution socialiste, de l'impérieuse nécessité pour la classe ouvrière de prendre le pouvoir en tant que direction du peuple exploité, ils auraient su que faire: transformer la grève générale en une lutte pour le pouvoir. »

Heureusement, ni les camarades de la section française, ni la majorité qui dirige l'Internationale, ni le camarade Mandel lui-même n'ont appliqué cette ligne en mai 68. Au contraire, leur politique face à cette mobilisation des masses fut essentiellement correcte. Ce n'est pas à nous d'expliquer cette contradiction entre la théorie défendue et la pratique réalisée. Nous voulons simplement faire ressortir les dangers que porte en elle-même l'application conséquente de cette théorie. Dans la plus grande grève générale réalisée par le prolétariat français au cours de ce siècle, quand la prise de l'Elysée était posée, la « stratégie » du contrôle ouvrier et la théorie qui l'accompagne veulent enfermer les trotskistes français dans la comptabilité des usines pour... « calculer leurs coûts de fabrication » !


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