1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


VI. Parti mandéliste ou parti léniniste ?

7. Programme et mots d’ordre : leur rapport avec les besoins et le niveau de conscience actuel du mouvement de masse.

Cet arsenal de substitutions que nous découvrons au fur et à mesure chez le camarade Germain (conscience scientifique au lieu de conscience politique ; analyse au lieu de politique ; agitation au lieu de propagande ; travail en direction de l’avant-garde au lieu du mouvement de masses, etc.) constitue la base « théorique » qui fonde les « graves » critiques qu'il fait au camarade Camejo sur les six points par lesquels celui-ci définit le parti bolchevique, à cette étape de la lutte de classes mondiale. Sa première observation est ridicule, tout comme sa prétention à opposer les thèses de Camejo à celles de Cannon [le dirigeant du parti américain de la IV Internationale]. Selon Germain, alors que Cannon parle bien de « révolution prolétarienne », Camejo ne la nomme qu'une seule fois et en rapport au programme. Le camarade Germain ne se rend pas compte que c'est l'essence-même du point n°5, lorsque Camejo dit :

« 5) Le parti cherche, en tant qu'objectif fondamental, à diriger la classe ouvrière et ses alliés vers le pouvoir d'Etat, mais ne tente pas de se substituer aux masses. » (Camejo cité par Germain, p.91).

Il serait opportun de demander au camarade Germain s'il est en accord ou non avec la définition que donne notre Programme de Transition de la « révolution prolétarienne », puisque c'est la même que celle que présente le camarade Camejo : « la prise du pouvoir par la classe ouvrière et ses alliés ». Quelle est la différence entre cette définition trotskiste et celle de Camejo ? Ou alors, le camarade Germain pense peut-être que le camarade Camejo est moins révolutionnaire parce qu'il n'utilise pas le terme précis « révolution prolétarienne » mais sa définition « prise du pouvoir par la classe ouvrière et ses alliés »? Et le fait que cette « prise du pouvoir » soit pour le camarade Camejo l’« objectif fondamental » du parti ne satisfait peut-être pas le camarade Germain ? Laissons de côté ce jeu de mots et passons à la première objection sérieuse du camarade Germain contre les six points de Camejo :

(Camejo présente) « le rapport avant-garde-parti-classe travailleuse... d'une manière unilatérale et mécaniste ». Le parti « s'efforce de promouvoir les luttes de masses... en mobilisant les masses » autour de revendications « liées à leur niveau de conscience présent ». (idem ; p. 93).

Germain considère cette conception de Camejo comme une grave erreur. Pour le démontrer, il reproduit le paragraphe suivant de Trotsky :

« Que peut faire un parti révolutionnaire dans cette situation ? En premier lieu, donner une vision honnête et claire de la situation objective, des tâches historiques qui découlent de cette situation, indépendamment du fait que les travailleurs soient prêts ou non à les réaliser. Nos tâches ne dépendent pas de la mentalité de l'ouvrier… Nous devons dire la vérité aux travailleurs et nous en gagnerons alors les meilleurs éléments ». (Trotsky cité par Germain, p .94).

Comme d'habitude, le camarade Germain utilise une citation séparée de son contexte. Ces phrases sont une réponse de Trotsky aux camarades nord-américains qui affirmaient que le Programme de Transition n'était pas adapté à la mentalité des ouvriers de leur pays. Cette réponse est totalement correcte, car Trotsky y parle des « tâches historiques », du programme général historique, pour toute l'époque, c'est-à-dire du Programme de Transition. Il ne se réfère en rien aux tâches concrètes que rencontraient alors les camarades nord-américains. Trotsky disait ainsi que nous ne cachons pas notre programme, tout au contraire, que nous nous efforçons de le développer par notre propagande, afin de gagner les éléments d’avant-garde (« les meilleurs éléments »). Cela n'a rien à voir avec la supposition du camarade Germain, pour qui ce serait une règle dirigeant toute l'activité de l'ensemble du parti à un moment déterminé. Le camarade Germain répète ainsi, légèrement modifiée et amplifiée, la confusion qu'il avait faite auparavant entra propagande et agitation. Camejo dit il faut partir du niveau de conscience présent des masses pour formuler les revendications qui servent à mobiliser les masses. Il se réfère ainsi à notre politique concrète, aux mots d'ordre d'agitation pour l'action du mouvement de masses, pas du tout à la propagande et au programme. La citation de Trotsky est correcte si elle se rapporte précisément au programme et non aux mots d'ordre. Un programme trotskiste qui ne parlerait pas de piquets armés, de soviets, d'insurrection, de gouvernement ouvrier et paysan, de dictature du prolétariat ne mériterait pas son nom. Mais la direction d'un parti qui avancerait tous ces mots d'ordre, ou même quelques uns d'entre eux de manière permanente, à toutes les étapes et tous les moments de la lutte de classes, mériterait d'être internée dans un asile. Notre Programme de Transition dit exactement la même chose que Camejo, à une différence près, il dit « actuel » au lieu de « présent » :

« Il est nécessaire d'aider les masses, dans le processus des luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle des larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion: la conquête du pouvoir par le prolétariat. » (Programme de Transition, p.15).

Trotsky disait la même chose pour l'Espagne :

« La participation des communistes à ces luttes, et principalement leur participation à la direction de ces luttes, exige d'eux non seulement une compréhension claire du développement de la révolution comme un tout, mais aussi la capacité à avancer au bon moment des mots d'ordre nets, spécifiques et combatifs qui, en eux-mêmes, ne découlent pas du « programme » mais sont dictés par les circonstances du jour et conduisent les masses en avant. » ("The Spanish Revolution" p .143)

Par conséquent, non seulement le Programme de Transition mais aussi Trotsky disent la même chose que le camarade Camejo : il faut avancer des mots d'ordre qui ne découlent pas en eux-mêmes du programme mais sont dictés par les circonstances du jour ! Et dans le texte même cité par le camarade Germain, Trotsky affirme un peu plus loin : « Toute la question est de savoir comment mobiliser les masses pour la lutte » (idem, p.129). Encore la même démonstration que celle de Camejo, lorsqu'il nous dit que ces mots d'ordre, liés au niveau présent de conscience des masses, sont ceux qu'utilise le parti pour « mobiliser les masses ».

Que cache l'attaque du camarade Germain contre cette définition de Camejo ? Le camarade Germain ignore peut-être cette conception classique du bolchevisme et du trotskisme ? Nous ne savons pas si c'est le cas ou non, mais il préfère ne pas en parler. Son attaque cache une position ultra-gauche typique : se doter d'une politique qui, ignorant les besoins et le niveau de conscience présents des masses, se base sur des besoins et des niveaux de conscience futurs présumés.

« Qu'est-ce que ce « niveau présent de conscience des masses » ? Est-il toujours le même ? Peut-il changer rapidement ? Si oui, le parti de combat doit-il attendre qu'il ait changé pour « adapter » ses revendications ? Ou peut-il prévoir ces changements et agir en conséquence ? En fonction de quels facteurs peut-on alors prévoir ces changements ? Le « niveau de conscience présent », en lui-même, ne peut-il être jusqu'à un certain point fonction du rôle du « parti de combat » au sein du mouvement de masses ? Mais si un des principaux objectifs du « parti de combat » est d'élever le niveau de conscience ! de la classe ouvrière, comment le « niveau de conscience présent » en lui-même peut-il être un critère décisif pour déterminer le genre de revendications que doit avancer le parti pour les masses ? » (Germain. p.93)

Ces questions ont chacune leur réponse : le camarade Germain pense que le niveau de conscience n'est pas toujours le même, qu'il peut changer rapidement, que le parti de combat ne doit pas attendre qu'il ait changé pour adapter ses mots d'ordre, qu'il peut prévoir ces changements et doit agir en conséquence (c'est-à-dire en lançant des mots d'ordre adaptés au niveau de conscience futur), que le niveau de conscience est, jusqu'à un certain point, fonction du rôle du parti, qu'un des objectifs du parti est d'élever le niveau de conscience de la classe ouvrière, et que par conséquent, le niveau de conscience présent ne peut pas être un critère décisif pour déterminer quel genre de revendications le parti doit avancer pour les masses. Voilà synthétisée une des divergences fondamentales entre la majorité et la minorité. Nous répondrons à chacune de ces affirmations du camarade Germain, mais nous prendrons la liberté de changer leur ordre de présentation.

Première affirmation du camarade Germain : Le niveau de conscience des masses n'est pas toujours le même. Le camarade Germain a totalement raison. Bien plus, il existe au sein des masses un développement inégal de la conscience qui fait que, dans un même moment, des secteurs de la classe ont des niveaux de conscience différents.

Seconde affirmation : Le niveau de conscience des masses peut changer rapidement. Il a encore raison, mais ne signale pas que cela n'arrive que dans certaines périodes, celles de grande activité du mouvement de masses. Dans les périodes de calme, lorsque la lutte de classes est en sommeil, le niveau de conscience ne change que très lentement.

Troisième affirmation : Le niveau de conscience immédiat (présent) des masses est, jusqu'à un certain point, fonction du rôle du parti révolutionnaire. Faux ! Le niveau de conscience présent est un facteur objectif pour le parti révolutionnaire et encore bien plus pour nos petits groupes. C’est le facteur acteur le plus dynamique de la situation objective, mais il ne cesse pas pour autant d'être objectif. Ce1a signifie qu'il est une donnée, un fait de la réalité que nous pouvons contribuer à modifier dans l'avenir mais qui, dans le présent, est ce qu'il est, l'opposé du facteur subjectif qu'est notre parti. Comme tout fait présent, il est une conséquence du passé, de l’histoire, et si dans cette histoire notre parti a eu un rôle, alors, et alors seulement, la conscience présente « fonction du parti ». Mais si nous n'avons pas été et ne sommes pas un facteur objectif, c'est-à-dire si aucun secteur du mouvement de masses ne nous suit ou n'a été éduqué par nous, nous ne sommes pour rien dans le niveau de conscience présent du mouvement de masses. C'est malheureusement le cas de la situation actuelle. Les ouvriers argentins sont péronistes et syndicalistes, les ouvriers français sont staliniens, sociaux-démocrates et syndicalistes, les ouvriers anglais sont travaillistes et les ouvriers allemands sociaux-démocrates et syndicalistes. Ce niveau de conscience présent n'est en aucun « point » fonction de notre parti.

Nous avons signalé que le niveau de conscience présent est une conséquence historique, il nous faut compléter ce concept: il est la conséquence directe de deux facteurs combinés, celui des changements de la réalité objective du régime et celui du développement des luttes de masses. Le rôle du parti peut être important, et parfois décisif, mais indirect, en tant que rôle d'agitation, d'organisation et de direction de ces luttes. C'est ainsi. que le signalait Trotsky :

« Pour nous, qui sommes une petite minorité, toute cette question est objective, y compris l'état d'esprit des ouvriers ». « La mentalité de la classe prolétarienne est arriérée, mais la mentalité n'est pas une substance comme les usines, les mines, les chemins de fer, elle est plus mobile et, sous les coups de la crise objective, de millions de chômeurs, elle peut changer rapidement. » (« Writings »,38-39, p.52).

Quatrième affirmation : le parti peut prévoir les changements intervenant dans le niveau de conscience des masses. Ce n'est vrai que dans un sens général et historique. Nous savons que le système capitaliste en décadence, le système impérialiste, fera supporter toujours plus de misère et d'exploitation aux travailleurs, que par conséquent il leur créera de plus en plus de besoins et, par conséquent encore, les rendra de plus en plus conscients que leurs problèmes ne peuvent être résolus que par la lutte. Les luttes du mouvement de masses se développeront d'une manière de plus en plus profonde et violente, le rapport de forces avec la bourgeoisie leur sera de plus en plus favorable; les masses seront de plus en plus conscientes de leur propre force et de plus en plus disposées à se lancer dans de nouvelles mobilisations. Ce processus les amènera au bord de la conscience politique de classe, révolutionnaire, de leur capacité et leur devoir de prendre le pouvoir (et elles en resteront là - puis régresseront - s'il n'existe pas un parti révolutionnaire qui les rende totalement conscientes de cette situation, qui les organise et les guide pour aller de l'avant).

Mais cela est valable en général, pour toute l'étape historique. Dans un sens concret, immédiat, le parti a des possibilités très limitées de prévoir les changements dans la conscience des masses. Non tant par le facteur économique (les problèmes créés par le système impérialiste) qui ne change pas très vite, mais par le second facteur : le développement même des luttes. Chaque fois que les masses entrent en lutte, il est impossible de savoir à l'avance si elles gagneront ou si elles perdront, ce qui est pourtant l'élément décisif pour connaître le niveau de conscience d'où partiront les luttes futures. Supposons qu'elles se lancent dans une grève générale et que celle-ci dure deux ou trois jours. Il peut arriver que les masses finissent par être défaites, que leurs dirigeants soient licenciés, sans avoir rien obtenu du tout. Il peut se passer également qu'elles reprennent le travail, sans avoir obtenu satisfaction sur toutes leurs revendications, mais en ayant arraché des victoires partielles (une augmentation de salaire, une réduction de la journée de travail, etc.). Il peut se passer encore qu'elles transforment la grève générale en insurrection et prennent le pouvoir politique entre leurs mains. Il est évident que leur niveau de conscience au lendemain de la grève sera différent dans chaque cas. Dans le premier, elles seront conscientes du fait qu'elles ne doivent pas repartir en grève sans s'être réorganisées; dans le dernier, elles seront conscientes que leur prochaine tâche est d'organiser la défense de l'État ouvrier et de commencer la construction du socialisme.

Le parti ne peut donc pas prévoir les changements dans la conscience immédiate des masses, tout simplement parce qu'il ne peut pas prévoir le résultat des luttes. Le camarade Germain, qui soutient que les masses n'apprennent que par leurs actions, devrait nous expliquer s'il a découvert un merveilleux appareil pour lire l'avenir de ces actions et donc quels types de changements elles provoqueront dans leur niveau de conscience. Dans le meilleur des cas, le parti peut manier quelques hypothèses, indiquer la plus probable et se préparer théoriquement à affronter cette nouvelle situation. Ce sera relativement facile dans les périodes d'accalmie de la lutte de classes, mais plus difficile dans les périodes critiques, quand les luttes et les changements qui en découleront dans la conscience immédiate des masses se succéderont jour après jour. Dans cette dernière situation cette tâche est si difficile que les hypothèses du parti bolchevique lui-même restèrent en retrait par rapport à la réalité, à mesure que l'on se rapprochait d'octobre 17. Mais c'est un travail interne de préparation théorique du parti, afin d'affronter de nouvelles situations. Cela n'a rien à voir, comme nous le verrons plus loin, avec la politique du parti en direction des masses, car dès que la réalité démontre que notre hypothèse la plus probable ne se produit pas, nous sommes obligés d'improviser une nouvelle politique conforme à la nouvelle situation. Il y a longtemps que les marxistes soutiennent que la réalité est plus riche que n'importe quel schéma.

Cinquième, sixième et septième affirmations : Un des objectifs généraux du parti est d'élever 1e niveau de conscience de la classe ouvrière, il ne doit donc pas attendre que les changements dans la conscience immédiate des masses se soient produits pour adapter ses mots d'ordre, mais (étant donné qu'il est capable de prévoir ces changements) doit agir en fonction de ces derniers, sans prendre comme critère décisif le niveau de conscience présent des masses pour lancer ses mots d'ordre.

Ces affirmations se détruisent d'elles-mêmes car le parti, comme nous venons de le démontrer, est incapable de prévoir les changements dans la conscience immédiate (présente) des masses. Mais laissons au camarade Germain un avantage, supposons que le parti soit capable de les prévoir. Cette difficulté une fois éliminée, le syllogisme du camarade Germain se développe avec clarté : le parti a pour objectif d'élever le niveau de conscience des masses vers la conscience politique de classe (vrai !), par conséquent, ses mots d'ordre ne doivent pas partir du niveau de conscience présent, mais de celui que prévoit le parti pour le futur (faux !, mille fois faux !). Si le camarade Germain parle de futurs niveaux de conscience et propose d'adapter nos mots d’ordre à ceux-ci, nous nous demandons pourquoi il n’a pas comme seul et unique mot d'ordre celui de la prise du pouvoir, de la révolution prolétarienne au niveau mondial. Nous ne voyons pas la différence qu'il y a entre avancer un mot d'ordre adapté au niveau de conscience qui sera celui des masses dans un mois ou un an et lancer un mot d'ordre pour un avenir plus lointain, dans dix ou vingt ans. Pourquoi voir si petit ? Il vaut mieux avancer tout de suite la prise du pouvoir au niveau mondial. C'est un mot d'ordre pour un niveau de conscience futur aussi bon qu'un autre; si les masses sont prêtes aujourd'hui à écouter et à se mobiliser sur un de nos mots d'ordre pour un futur proche, pourquoi ne seraient-elles pas prêtes à le faire sur un mot d'ordre pour un futur lointain ? Dans les termes exposés par Germain, le problème est quantitatif et non qualitatif. Et un problème quantitatif (de quantité de temps) ne peut pas définir le caractère d'un mot d'ordre. Et ainsi, futur pour futur, prenons celui qui nous plaît le plus: la prise du pouvoir au niveau mondial !

Pour nous, le problème est qualitatif : il y a des mots d’ordre pour le présent ou pour le futur. Et nous affirmons de toutes nos forces qu’il faut utiliser les mots d'ordre qui partent du niveau de conscience, et des besoins présents des masses, et nous sommes totalement contre le fait d’utiliser un mot d’ordre qui parte d'un niveau de conscience supposé ou prévu et de besoins futurs du mouvement de masses.

On pourra argumenter contre nous que, lorsque nous avons avancé pour la première fois aux Etats-Unis le mot d'ordre « Troupes US, hors du Viêt-nam, tout de suite ! », le mouvement de masses n'avait pas la conscience immédiate de la nécessité de ce mot d’ordre, il ne le ressentait pas comme sien. Cela arrive pour de nombreux autres mots d'ordre qui, malgré leur justesse, ne sont pas repris par le mouvement de masses. Cela se produit car entre la nécessité immédiate et la conscience immédiate des masses, il existe la même contradiction dialectique qu’entre l'objectif et le subjectif. L'existence d'une nécessité objective ne détermine pas nécessairement une prise de conscience correspondante des masses. La conscience immédiate est toujours en retard par rapport à la nécessité immédiate. Et c’est précisément pour cela que nos mots d'ordre agitatoires doivent être un pont entre ces deux facteurs inégalement développés. Parmi ces deux éléments, c’est, comme toujours, l'élément objectif qui est décisif, c'est la nécessité présente que Germain ne prend pas en compte, puisque pour lui, le facteur déterminant de nos mots d'ordre n'est pas la nécessité objective immédiate, mais la conscience future probable.

Si nous parvenons à jeter ce pont, à élaborer ce mot d'ordre juste, qui fasse la synthèse entre la nécessité immédiate et la conscience immédiate des masses, serons-nous parvenu à nous transformer « jusqu'à un certain point » en un facteur déterminant de leur niveau de conscience ? Ce ne sera le cas que si les masses ou un de leurs secteurs reprend en charge notre mot d'ordre. Car, même si notre mot d'ordre est scientifiquement élaboré, même s'il était parfait, une multitude de raisons historiques et objectives immédiates peuvent empêcher les masses de passer par le pont, que nous avons jeté. Cela ne dépend de nous que dans une seule mesure, celle que nous lancions le mot d'ordre juste. Le reste, ce qui est véritablement déterminant, est comme toujours le facteur objectif. Si les masses reprennent nos mots d'ordre et se mobilisent en conséquence, nous serons effectivement, à un certain point, un facteur déterminant de leur conscience. Si, pour des raisons objectives, elles ne peuvent pas le faire, nous ne serons pas un facteur déterminant de leur conscience, dans aucune mesure.

Trotsky ne raisonnait pas comme Germain mais comme nous. Il signalait que, depuis la grande crise et avec le chômage, la nécessité immédiate de la classe ouvrière nord-américaine était de trouver du travail. « Théoriquement », le mot d'ordre correspondant devait être « échelle mobile des heures de travail ». Mais Trotsky n'appliqua pas ce mot d'ordre, il prit en compte en plus de la nécessité immédiate, la conscience immédiate de la classe ouvrière nord-américaine qui faisait confiance à Roosevelt et avança :

« (...) demandons à Monsieur Roosevelt et à son équipe de cerveaux de proposer un programme de travaux publics, permettant à tous ceux capables de travailler de gagner un salaire décent » ("Writings", 38-39, p .44) .

Ce mot d'ordre d'exigence faite à Roosevelt jette un pont entre la nécessité immédiate (chômage) et la conscience immédiate (confiance en Roosevelt) pour impulser la mobilisation de la classe ouvrière. Si Trotsky avait pris seulement en compte la nécessité immédiate, pour formuler sa politique, celle-ci n'aurait pas été appropriée à la mobilisation de la classe ouvrière, puisqu'elle ne prenait pas en compte leur conscience immédiate.

L'escalade yankee au Viêt-nam posait une nécessité immédiate, celle du retrait des troupes, qu'elle soit adaptée ou non au niveau présent de conscience. Le pont que nous devions jeter ne pouvait descendre plus bas que cette exigence ; pour s'adapter à la conscience immédiate, il ne pouvait être question que de forme ou de langage, pas d'ignorer la nécessité à l'origine de notre mot d'ordre. Toute tentative de baser notre revendication sur le seul niveau de conscience présent, sans considérer comme élément décisif la nécessité immédiate du mouvement de masses, et son indispensable mobilisation pour résoudre cette nécessité, n'est qu'aventurisme. Notre politique est un tout, elle embrasse une analyse, un programme (nécessité et conscience historique), la propagande, l'agitation (nécessité et conscience immédiates) et a pour objectif la mobilisation permanente des masses jusqu'à la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Cela signifie que tout cela est intimement lié et que tous les facteurs dépendent les uns des autres, les mots d'ordre pour la mobilisation des masses étant le facteur décisif. Trotsky, critiquant dès positions semblables à celle de Germain (se donner des tâches en fonction de prédictions), disait il y a plus de trente ans :

« Notre tâche consiste, non à faire des prédictions sur le calendrier, mais à mobiliser les ouvriers sur des mots d'ordre issus de la situation politique. Notre stratégie est une stratégie pour l'action révolutionnaire, pas pour des spéculations abstraites. » ("Writings" 1932, p.125).

Toute tentative de lancer, pour une étape immédiate de la lutte de classes, des mots d'ordre et des revendications adaptés au niveau de conscience d'une étape autre est une erreur ultra-gauche. A fortiori lorsque c'est toute une stratégie qui est ainsi élaborée; comme celle de l'entrisme « sui generis ». Alors que le stalinisme menait une politique ultra opportuniste et se consacrait à la collecte de signatures pour la paix, Germain et les camarades de la majorité soutenaient qu'il y aurait une guerre et que le stalinisme, poussé par les circonstances, changerait sa politique et sa mentalité. Ils en tirèrent la stratégie d'entrisme dans les rangs staliniens, dans l’attente de ces changements (qui ne vinrent jamais).

Il se produit la même chose avec les mots d'ordre. Nous ne pouvons pas nous donner des mots d'ordre pour une étape future de la lutte de classes que nous ne connaissons pas encore, ni pour la conscience et les besoins que pourront avoir les masses alors. Nous ne pouvons pas le faire tout d'abord et précisément parce que nous ne la connaissons pas, et que nous sommes incapables de la connaître avant qu'elle n'existe. Mais même si nous étions capables de prévoir le futur (comme dit Germain), nous ne pouvons pas utiliser ces mots d'ordre pour un motif beaucoup plus important. Que le parti ait pour but d’élever la conscience des masses vers la conscience politique de classe ne veut pas dire qu'il soit capable de le faire par lui-même. Le camarade Germain est le premier à insister sur le fait que les masses n’apprennent que par leurs actions. Notre objectif est donc de les mobiliser afin qu'elles acquièrent, à travers cette mobilisation, la conscience politique de classe. Jusque là nous sommes d'accord. Mais nous ne sommes plus d'accord sur la méthode pour les mobiliser. Le camarade Germain dit que nous devons les mobiliser sur la base de mots d'ordre correspondant au niveau de conscience vers lequel elles tendent. Nous disons que nous mobilisons les masses en avançant des mots d’ordre pour leurs besoins présents.

Revenons à notre exemple de la grève générale. Supposons qu'il y ait des conflits sur les salaires, d'une manière isolée dans 30 ou 40% des entreprises industrielles. Quel est le besoin des masses à ce moment-là ? L'unification de tous ces conflits en une grève générale. Quel doit être notre mot d’ordre ? « Grève générale pour une augmentation générale des salaires ! ». Quel serait le mot d'ordre avancé par le camarade Germain ? Il raisonnerait de la manière suivante : comme une grève générale poserait le problème du pouvoir, notre mot d'ordre doit être : « Grève générale pour prendre le pouvoir ! ». Mais ce serait une erreur catastrophique. Les masses ont besoin de faire une grève générale pour obtenir de meilleurs salaires, et sont conscientes, ou doivent le devenir, de cela ; mais elles ne sont pas conscientes et ne ressentent absolument pas le besoin de prendre le pouvoir. Notre mot d'ordre « Grève générale pour une augmentation générale des salaires » prendrait sur un terrain fertile et croîtrait dans l'ensemble du mouvement de masses, la grève générale deviendrait un fait. Le mot d'ordre de Germain tomberait dans le vide, il ne serait suivi que par un tout petit secteur de l'avant-garde et liquiderait toute possibilité d'une grève générale massive.

Si nous parvenons à faire partir les masses en grève générale, qui paralyse le pays, qui désespère la bourgeoisie, remette en cause tout son système, l'oblige à mettre en place la répression, alors les masses seront en conditions de voir clairement que la seule issue de la grève générale est la prise du pouvoir. Ce sera alors la nécessité immédiate des masses, ce sera son unique solution. A ce moment-là, si le parti maintient le mot d'ordre « Grève générale pour de meilleurs salaires », il commet un crime et une trahison. Le moment est venu de changer de mot d'ordre ! La mobili­sation des masses est parvenue au point où elles peuvent comprendre la nécessité de prendre le pouvoir. Le mot d'ordre de cette nouvelle étape est alors pour ce nouveau besoin : « Tout le pouvoir aux soviets ! » (ou au comité qui dirige la grève). C'est le mot d'ordre du moment.

Si nous ne parvenons pas à impulser la grève générale, en ne posant pas a cette grève l'objectif ressenti et désiré par les masses (le pouvoir au lieu des salaires), nous pouvons crier pendant des siècles « Grève générale pour la prise du pouvoir ! », mais nous n'obtiendrons rien. Il peut arriver que la grève générale se produise ma1gré nous, mais ce qui est certain c'est que les masses ne prendront pas le pouvoir.

Le camarade Germain pourrait alors nous répondre par le raisonnement suivant : si avant la grève générale nous avions affirmé que sa seule issue est la prise du pouvoir, au moment où les masses s'affronteraient à cette situation, elles sauraient le reconnaître et nous considéreraient comme une bonne direction qui a su prévoir les événements. C’est un raisonnement intellectuel faux. C'est celui de l'avant-garde, pas celui des masses. Nous devons effectivement expliquer patiemment à l'avant-garde, avant la grève générale, que celle-ci posera le problème du pouvoir et qu'elle doit se préparer pour le prendre. Toute notre propagande en direction de l'avant-garde doit avoir ce seul et unique axe. Et l'avant-garde saura reconnaître que notre prévision était correcte et entrera massivement dans notre parti. Mais si les masses se comportaient de cette manière, faire la révolution serait très facile : nous n'aurions qu'à faire de l'agitation sur la prise du pouvoir pendant 5, 10, 20 ou 50 ans. Lorsque la crise révolutionnaire arrivera (la grève générale par exemple), et elle peut arriver même si nous n'existons pas car c'est un moment inévitable de la lutte de classes, les masses se rappelleront de notre agitation pendent tant d'années, nous reconnaîtront comme leur direction et prendront le pouvoir. Mais les masse n'avancent pas ainsi, elles reconnaissent comme direction ceux qui ont su les mobiliser en lançant les mots d'ordre précis pour chacune des luttes qu'elles ont entreprises. Et ceux qui ne leur ont proposé qu'un mot d'ordre n'ayant rien à voir avec leurs besoins, non seulement elles les refuseront en tant que directions, mais les considéreront comme un élément éloigné des masses, un être étrange venu d'ailleurs.

Il y a donc deux raisons pour lesquelles nous devons faire de l'agitation en direction des masses sur le mot d'ordre qui correspond à leur niveau de conscience et leurs besoins présents. La première c’est que la seule manière d’élever le niveau de conscience des masses jusqu'à la compréhension de la nécessité de prendre le pouvoir, est de mobiliser les masses jusqu'à la grève générale. La seconde raison, c'est que c'est la seule manière d'être reconnus en tant que direction et de gagner du prestige, de l'influence et de la confiance auprès des masses. Les masses se souviennent, et pour cela elles ont bonne mémoire, de ceux qui ont su leur dire qu’il fallait faire un front unique contre le fascisme quand elles avaient besoin de le faire; de ceux qui leur ont proposé de lutter pour de meilleurs salaires quand elles en avaient besoin; de ceux qui leur ont dit de reculer afin de ne pas être écrasées, etc.

C'est seulement ainsi, par cette agitation sur ces mots d'ordre qu'un parti gagne le droit d'être une direction. Ce n'est qu'ainsi qu'il sera, reconnu en tant que direction avant la crise révolutionnaire. Tout l'art et la science de nos partis et de nos directions passent par leur faculté a détecter les changements dans les nécessités et le niveau de conscience du mouvement de masses. Ils ne peuvent détecter ou mesurer des changements qui n'existent pas. N'en déplaise au camarade Germain, nous détectons et mesurons ces changements après qu'ils se soient produits, et nous devons alors y adapter les mots d'ordre du parti. Pour nous, détecter le niveau immédiat de conscience fait partie intégrante de notre science objective étant donné le caractère objectif des besoins et du niveau de conscience présents. Et lorsque nous disons « présents », nous nous référons bien entendu à un moment donné de la lutte de classes, à une étape ou une sous-étape, et non à une journée. Pour détecter ces changements dans la conscience des masses, nous utilisons des outils. Le premier est constitué par les mots d'ordre agitatoires :

« Pour un parti, l'agitation est aussi un moyen d'écouter les masses, pour détecter leur état d'esprit et leurs pensées, et afin de prendre telle ou telle décision en fonction de ce sondage. » (Trotsky, "Où va la France" p.82).

Le deuxième outil est celui qui nous permet d'évaluer le « résultat » de notre agitation et de « prendre telle ou telle décision ». Cet outil est notre méthode d'analyse et notre programme historique, qui résument à leur tour la lutte historique et de classe du mouvement ouvrier et l'histoire de toute la lutte de classes. Ce n'est que l'expression de la vieille contradiction entre le long terme et l'immédiat, entre l'abstrait et le concret qui, à ce niveau, se manifeste dans la contradiction entre le programme et les mots d'ordre, entre l'analyse et l'agitation.

Cette dialectique entre le long terme et l'immédiat, entre l’ « historique » et le présent, l'abstrait et le concret, se synthétise, s'unifie lorsque le parti révolutionnaire réussit à diriger le mouvement ouvrier vers la conquête du pouvoir. Mais pour parvenir à la résolution de cette contradiction il faut passer par des étapes différentes de la lutte de classes, des étapes qui sont toujours concrètes, immédiates et présentes, jusqu'à ce qu'elles deviennent historiques, c'est-à-dire jusqu'à ce que la lutte immédiate du mouvement de masses soit la prise du pouvoir, la grande tâche historique. L'immédiat, les luttes concrètes du mouvement ouvrier se transforment en une tâche historique grâce au parti. Cette synthèse se manifeste quand se produit l'unité entre notre parti et son programme (tous deux étant l'expression des intérêts historiques du prolétariat) et la classe ouvrière, et de celle-ci avec les larges masses. C'est alors que s'opère la synthèse des contradictions entre le parti et le mouvement de masses, entre le programme et les mots d'ordre, entre la propagande et l'agitation, entre les tâches du parti et les tâches du mouvement des masses. Avec la prise du pouvoir, les masses, la classe ouvrière et le parti ont une seule et unique tâche, un seul et unique programme, et réalisent une seule et unique action immédiate et historique en même temps : la prise du pouvoir.


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